Par Jean-François Duval
Parution en ce mois de mai de la traduction française de «Pour la gloire», tout premier roman de James Salter, aux éditions de L’Olivier. L’édition originale avait paru en 1956 sous le titre «The Hunters», chez Harper & Brothers, à New York. C’était la dernière pièce de l’œuvre de Salter qui nous manquait encore en français.
J’ai rencontré James Salter en 2000 à Manhattan. Il m’avait proposé de déjeuner ensemble à l’Algonquin. Nous y sommes restés plus de trois heures à discuter. Au vu des photos que j’avais découvertes de lui dans la presse, je l’imaginais forcément de haute taille, or à ma surprise il ne dépassait pas 1m70, idéal tout de même, songeais-je, pour se glisser jadis dans le cockpit de son FA 18. L’un des premiers chasseurs à réaction de l’histoire de l’aviation, grâce auxquels les pilotes de l’US Air Force combattaient les redoutables Mig soviétiques sous le ciel de Corée. Nous avons autant parlé de littérature que de la guerre dans les airs.
Cette publication est bienvenue. Pourquoi ? L’an dernier, L’Olivier a publié le dernier volumineux roman de Salter, «Et rien d’autre», dont la rédaction s’est étendue sur quelque trente ans. C’est, de tous les romans de Salter (aujourd’hui âgé de 90 ans), celui qui a rencontré le plus grand succès médiatique ; immédiatement traduit en de nombreuses langues, il a tout de suite figuré dans la liste des bestsellers. Or, du moins c’est mon avis, «Et rien d’autre» est très loin de ce que Salter nous a donné de meilleur («Une vie à brûler», «Un sport et un passe-temps»).
D’où cette mienne impression : jusqu’à «Et rien d’autre», on avait le délicieux sentiment, en lisant Salter, qu’il restait toujours légèrement en deçà de son talent, qui paraissait immense. La sortie de «Et rien d’autre», soudain, a fait prendre conscience de ses limites.
L’ouvrage se perd dans la narration de maints épisodes superflus, le lecteur se lasse, s’ennuie, se dit que Salter s’égare en prenant la direction d’horizons incertains – où est passée sa maîtrise de pilote ? Bref, peut-être Salter n’aurait-il jamais dû laisser publier ce roman, qui fait ressortir les quelques faiblesses jusqu’alors camouflées de son art d’écrivain. On l’aimait pour ses fulgurances, son style étincelant, fuselé, pour ses feintes ! hélas «Et rien d’autre» n’est plus qu’une dernière et vaine voltige (à la courbe bien trop longue de surcroît) qu’il aurait dû nous épargner (ce roman nous ramène d’ailleurs beaucoup trop à terre, il n’y est pas question d’aviation, mais d’intrigues sentimentales où la quête amoureuse n’offre qu’un très maigre substitut à la dimension épique (elle a toujours quelque chose d’aérien) de ses romans précédents (y compris «L’homme des hautes solitudes» qui narre l’impossible quête d’un alpiniste américain du côté de Chamonix et du Mont-Blanc).
Il en va tout autrement de ce «Pour la gloire», aujourd’hui proposé par les éd. de L’Olivier, qui relate les tentatives du capitaine Cleve Connell pour devenir un «as» parmi les pilotes de chasse, en abattant au moins cinq avions ennemis. On retrouve là (et pour cause, puisque c’est le Salter des tout débuts, celui qui est tout entier saisi par son effort pour devenir écrivain) un roman de cette fulgurance étincelante qui a fait dire de lui, par ses pairs, qu’il est «un écrivain pour écrivain».
Si je considère la littérature américaine de cette époque, un point en particulier me paraît intéressant : «Pour la gloire» («The Hunters»), je l’ai dit, paraît en 1956. Soit un an avant «Sur la route» de Kerouac. Les trajectoires de ces deux écrivains s’étaient déjà croisées avant la guerre, dans les années 1930. Tous deux faisaient alors des études secondaires supérieures dans la même école privée à New York, la Horace Mann School. Né en 1922 et de trois ans l’ainé de Salter, Kerouac avait pu entrer dans cette école plutôt chic grâce à une bourse (on espérait beaucoup de ses qualités de footballeur américain). Encore adolescent, donc «un grand» aux yeux du jeune Salter, il publiait déjà des nouvelles et des récits dans le journal de l’école. Salter était épaté, et certainement, la «fibre» de romancier qu’il sentait déjà vibrer en lui, le poussait, plus ou moins consciemment, à mettre ses pas dans ceux de son aîné. Son père l’inscrit cependant à West Point. Salter devient pilote, se bat en Corée, tout cela retarde d’autant sa carrière d’écrivain (il écrit à ses heures «perdues», ce qui n’est guère facile à l’armée). La parution de «The Hunters» précèdera pourtant de un an celle de «Sur la route» (elle aussi considérablement retardée, pour d’autres raisons).
«Sur la route» devient immédiatement un bestseller. «The Hunters» passe inaperçu. On trouve pourtant dans ses deux romans la même exaltation d’une quête existentielle, à travers ce qu’on peut appeler la mise en forme des «temps forts» d’une vie (ses sensations sur la «route» pour Kerouac, ses sensations de pilote de chasse pour Salter). Les deux livres illustrent d’ailleurs parfaitement les deux voies qui s’ouvraient alors pour le roman américain. Celle qu’inaugurait Kerouac était évidemment beaucoup plus novatrice : avec lui, la littérature devenait jazzée, un art dont les références étaient beaucoup plus musicales que picturales. Salter, lui, se satisfait des canons du roman traditionnel, on est encore dans la filiation d’Hemingway précisément (en quoi ses romans sont «plus faciles» à lire que ceux de Kerouac).
N’empêche ! l’exigence d’une littérature existentielle est bien là. Et dans son «rendu», Salter lui apporte une sorte de précision aiguisée qui vaut d’être goûtée, parce que Salter, contrairement à tant d’auteurs révolus du XXe siècle, ne perd jamais de vue le risque de la «corne du taureau», dont la conscience de la présence, lorsqu’on se mêle d’écrire, était intimement liée pour Leiris à l’acte même d’écrire.
Un troisième roman, très différent, marque aussi cette époque, paru tout juste avant les deux que je viens d’évoquer : Lolita de Nabokov, en 1955. D’une certaine façon, on peut penser que Lolita marque le point d’orgue – magnifique et ironique – d’une certaine conception de la littérature : Nabokov conçoit encore le rôle d’écrivain, et celui du narrateur, comme celui d’un joueur, fût-il pervers ou perfide (la nymphette, à la façon d’une pièce de sucrerie, offre le plus pur condensé de l’esprit du début des 50’s). A l’inverse, Kerouac et Salter – et c’est là un point de rupture – engagent résolument l’art littéraire sur les voies d’un sérieux retrouvé et fondamental (mais non pas ennuyeux), sans nul doute commandé par les angoisses de l’époque qui s’ouvre et les menaces qu’elle recèle. Pour l’un et l’autre, l’enjeu est à nouveau d’imaginer et d’explorer, existentiellement parlant, les voies d’un salut possible.
James Salter, «Pour la gloire», L’Olivier, mai 2015.