A l'hôtel avec Ornella Muti (15/06/2008)

 Par Pierre Béguin

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J’étais jeune, j’étais fou, je ne doutais de rien, je n’étais qu’un foyer de possibles. C’était mon premier jour à Los Angeles. Un jour qui contenait encore intact ma soif d’existence brûlante, ma curiosité de notre merveilleux enfer, mon impatience d’entrer dans ce monde de flammes, de plaisirs, de libertés, d’oubli. Moi qui ai toujours cru que la nature n’a jamais rien produit de plus beau qu’une belle femme, je n’imaginais pas terre plus prometteuse que Hollywood Boulevard et ses incessants défilés d’actrices, de starlettes, dont la plupart, c’est sûr, n’attendait que mon arrivée. Donc, j’étais jeune, j’étais fou, je ne doutais de rien, je n’étais qu’un foyer de possibles. Comme Rastignac, il me fallait prendre de la hauteur pour défier cette ville où j’allais m’installer pour une longue période…

Direction downtown. Hôtel Bonaventure. Au dernier étage, un restaurant tournant me permettra de jauger mon nouveau territoire…

En traversant le hall d’entrée, je reste figé. Une superbe créature, seule, assise à une table du café bar. Seule? Impossible! L’autre doit s’être absenté quelques secondes. J’observe la table. Un verre, uniquement. Pas de doute! Elle est seule. Une telle apparition pour mon premier jour dans la cité des anges! Je ne peux pas laisser passer l’occasion. Sans même réfléchir à la manière dont j’allais l’aborder, je me dirige résolument vers elle. A quelques mètres de la table, je flaire quelque chose d’anormal. Un projecteur. Des caméras. Une scène de film! Encore quelques pas et, comme Tintin, j’allais faire irruption dans une scène de film…

Alors je reconnais la femme: c’est Ornella Muti. Je le savais! Une telle beauté seule à une table de café, dans la vraie vie, ce n’est pas possible. Au cinéma non plus, d’ailleurs. Le serveur lui apporte un téléphone. Elle parle avec un sourire enchanteur et des yeux qui s’illuminent. Et puis, rapidement, comme si le temps n’existait plus, il arrive. Il peut bien s’appeler Klaus Kinski, je le trouve vieux, moche, peu apte à faire se pâmer d’amour Ornella Muti. Erreur de casting! Sincèrement, j’aurais mieux fait l’affaire. Il s’assied. Elle le regarde langoureusement. Ils s’embrassent longuement. Et la scène s’arrête…

Je décide de rester. Je ne renonce pas. Je suis jeune, je suis fou, je suis un foyer de possibles. C’est l’Amérique, Hollywood. Tout est permis! Je trouverai l’occasion d’aborder la belle italienne. Je dois essayer. Certains pourront bien, plus tard, être au lit avec Madonna, moi je préfère de loin l’hôtel avec Ornella! Déjà, la même scène reprend. Téléphone. Sourire. Il s’assied. Elle le regarde langoureusement. Ils s’embrassent longuement…

Toute l’après-midi, attendant vainement l’opportunité, j’ai regardé Klaus Kinski embrasser longuement Ornella Muti. Et dire qu’on le paie pour ça! Toujours les mêmes qui ont de la chance! Time and money, ça s’appelait, le film. Je ne l’ai jamais vu, je n’en ai même jamais entendu parler. Time and money! Tout était dit. Du temps, je n’en avais plus; de l’argent, je n’en avais pas. Résigné, j’ai pris l’ascenseur pour le dernier étage avant que l’obscurité ne recouvrît la ville. Au sommet de l’hôtel Bonaventure, celui qui contemple Los Angeles au coucher du soleil, ce n’est plus Eugène de Rastignac sur la butte Montmartre, c’est Lucien de Rubempré de retour à Angoulême. Des illusions perdues…

Retour de nuit au quartier mexicain, où j’habite. Je me sens déjà moins fou, moins jeune. Y’a pas à dire, l’Amérique, ça fait mûrir rapidement…

Montage d’extraits de la nouvelle éponyme parue dans Rencontre, Ed de l’Aire, 2008

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