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  • virus tébé

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Comme Hervé Guibert, Horacio Castellanos Moya et tant d’autres écrivains de par le monde, Gemma Salem fut infectée par le virus Thomas Bernhard. Infection dont il est difficile de se débarrasser, tant le pouvoir pathogène de cette particule organique est grand. Pour tenter, non pas de guérir, mais de circonscrire cette maladie, Gemma Salem a choisi d’écrire une lettre à l’hermite autrichien.

    A la fin du siècle passé et après avoir lu «Oui» et «L’origine», Gemma Salem eut le sentiment de ne plus vivre qu’à travers Tébé. Ce que l’auteur de la lettre vise ici, ce n’est pas le dithyrambe (bouillie infecte que Tébé aurait exécrée) mais une tentative d’explication. Il y a d’abord le rire, l’humour comme signe d’intelligence, alors que la presse dite littéraire ne voyait en Tébé qu’un auteur «sombre, caustique, pessimiste, misogyne et difficile». Cet homme au rire dévastateur, elle veut le rencontrer et, pour réaliser ce projet, elle se rend en Autriche. Elle convoque les souvenirs d’enfance de Tébé pour les confronter à ses propres souvenirs d’enfance. Expériences communes: tentatives de suicide, désert affectif, déréliction, difficulté à aimer les autres, besoin d’accuser les siens, phobie d’être de trop. A Salzbourg, elle imagine que Tébé a bu dans le verre de bière qu’elle tient à la main. Elle écoute «les pas d’un fêtard scander le pavé». Elle voudrait visiter Scherzhauserfeld, «ce quartier maudit, cité des pauvres, des criminels, des ivrognes» où Tébé, après avoir tourné le dos à cette machine à abrutir qu’est le lycée, fit un apprentissage dans l’épicerie de Podlaha, elle voudrait visiter ce quartier mais personne ne sait où il se trouve.

    Elle se souvient alors de ses errances à travers l’Europe, après avoir échappé aux griffes de sa mère restée en Iran. Mineure, inculte, munie d’un passeport qui lui attire les pires ennuis, elle cueille des fraises pour gagner sa vie, promène des chiens, garde des enfants, danse dans des boîtes de nuit en Allemagne et en Hollande. Ces tournées dans les cabarets, elle les compare au travail de Tébé dans l’épicerie, expériences qui nous en apprennent plus sur la vie et le caractère des êtres humains que les études universitaires. Elle découvre Tchekhov, Dosto, Lermontov, Tourgueniev puis, à Genève, entre à l’ONU comme dactylo. Elle suit des cours au Conservatoire d’art dramatique de Lausanne, ville qu’elle ne tarde pas à détester. «La méfiance primaire, l’autosatisfaction étaient des virus dans l’air de Lausanne». Elle évoque le Pont Bessières, d’où se jetaient les gens désespérés comme, à Salzbourg, ils se jetaient du Mönchsberg.

    Dans le village où habite Tébé, on lui dit qu’il n’est pas là, qu’il est à Vienne ou à Majorque. A Vienne, elle arpente la Kärtnerstrasse, fréquente les tavernes sombres, toujours en quête de son auteur favori. Quelques digressions sur la musique, puisque Tébé connaissait la musique mieux que n’importe qui. Au Burgtheater, elle assiste à la représentation d’une pièce de Tébé. Immenses éclats de rire dans la salle pendant que d’autres spectateurs, offusqués, quittent cette salle.

    De retour dans le Sud de la France, où Gemma possédait une maison, elle rit à gorge déployée avec Lawrence Durell, son voisin qui ne se prenait pas au sérieux, qui aimait dénigrer tout le monde et avec qui Gemma devait faire un voyage en Bourgogne. Elle tombe malade: tendinite traumatique. Après avoir relu plusieurs fois «Holzfällen» (Des arbres à abattre), elle décide de retourner en Autriche avec un sac rempli de livres de Tébé et une énorme boîte de Voltarène. Elle loue une chambre dans une auberge en face de la forteresse de Tébé qu’elle imagine assis dans un fauteuil en fer, les épaules entourées de la vieille couverture de cheval héritée de son grand-père.

    Pour soulager ses douleurs, elle consulte le frère de l’écrivain, généraliste installé là. Dans un épais cahier, elle se met à écrire ce qui deviendra la «Lettre à l’hermite autrichien» et, à défaut de s’entretenir avec Tébé, c’est avec la soeur de l’écrivain et avec le docteur Fabjan (frère de l’écrivain) qu’elle le fait. Ce frère lui apprend qu’elle a un nerf ruiné par l’arthrose, «qu’une opération serait peut-être nécessaire». Elle ne cesse de se promener. «Tout ce que je veux bien voir doit obligatoirement alimenter cette frustration obscure qui se met à ressembler à du désespoir».

    Tébé compte énormément pour le docteur Fabjan, c’est pourquoi il s’entend bien avec Gemma qu’il soigne gratuitement. La seule fois où elle voit Tébé de près, c’est dans un café où il lui dit qu’il va partir au Portugal. En voyant de près l’objet de son noir désir, elle se rend compte qu’il est «l’épicentre absolu de la tendinite». Elle termine son récit en comparant la maladie de Tébé à la sienne. Elle se demande si ces maladies n’ont pas été la conséquence de leur aversion pour la société.

    Gemma Salem adopte un ton détaché pour évoquer dans cette longue lettre (que TB aurait lue avant de mourir) la perturbation que la lecture des livres de l’hermite a provoquée dans sa vie. Exercice d’admiration qui en dit autant sur la vie et l’oeuvre de TB que sur la vie et l’oeuvre de GS, et qui entraîne le lecteur dans l’histoire de deux solitudes qui ne pouvaient se rencontrer. On est toujours déçu quand on rencontre l’écrivain qui nous fascine, me confiait Peter Handke sur la terrasse de l’Apollinaire à Saint-Germain-des-Prés.

     

     

    Gemma Salem: Lettre à l’hermite autrichien, La Tablée ronde, 1989

  • C. - F. comme Charles-François

     

    Par Pierre Béguin

     

    Landry.PNGLe nom de C.– F. Landry se limitait dans ma mémoire à un vague rappel de ces livres d’école primaire où l’on apprenait vocabulaire et grammaire à l’aide d’un pot-pourri de phrases d’auteurs. Et c’est peut-être pour cette raison même que je n’ai jamais cherché à en savoir plus: C. – F. c’était forcément pour Charles-Ferdinand, un sous produit de l’autre – du nôtre donc –, du vrai, du seul, de l’unique... Jusqu’à ce que les Editions Campiche ne publient l’année dernière en collection de poche L’Affaire Henri Froment au moment où médias et lecteurs n’étaient préoccupés que par la vérité d’une autre Affaire (cet automne, c’est au tour La Devinaize, le roman le plus célèbre de C- F. Landry, de sortir en camPoche).

    Aucun lien pourtant entre ces deux «affaires». Avec Landry, on évolue dans l’univers familier du canton de Vaud et l’intrigue est aussi simple qu’universelle: la Fatalité – et le sentiment d’injustice qui lui est souvent consubstantiel – mais une fatalité essentiellement sociale, produit d’un monde clos où le notable a tous pouvoirs, Et l’auteur de se livrer à une féroce critique d’un ordre immuablement établi pour le seul intérêt du plus fort, un ordre où dogme religieux, respect, clichés et dictons sont les gardes-chiourmes de l’autorité au mépris de toute justice et souvent aux dépens du plus faible, du plus pauvre, du plus sincère.

    La vie d’Henri Froment, dit «Riquet», prend son cour tragique à huit ans par un coup de malchance type: il est au mauvais endroit au mauvais moment. Alors qu’il capture des grillons dans une boîte d’allumettes vide, il reste fasciné devant la beauté des flammes qui ravagent la ferme du Syndic. Pire, il a croisé sur les lieux Monsieur Armand, l’adversaire politique du Maire, et accessoirement – le lecteur le devine aisément – l’incendiaire de la ferme. L’enfant devient un coupable d’autant plus idéal qu’il ne peut se défendre, le machiavélique Monsieur Armand, bourreau aux allures d’ange, faisant le reste, lui qui a naturellement pris la succession du syndic déchu et qui n’aura de cesse d’attiser, avec les apparences du bon protecteur, la culpabilité de celui qui pourrait le confondre.

    L’intérêt de l’intrigue, dont l’issue ne fait aucun doute dès le début, vient de la perversité des rapports entre les deux personnages, et la perversité vient de la connaissance que ces personnages ont de la vérité des faits: Armand sait que Riquet sait, et Riquet sait qu’Armand sait qu’il sait. Et comme le lecteur lui aussi sait qu’Armand sait que Riquet sait et que Riquet sait qu’Armand sait qu’il sait (vous suivez?), on se retrouve tous plongés dans la face sombre et ambiguë des rapports bourreau-victime.

    Il vient aussi de la description féroces des tares humaines, où la bêtise, l’ignorance, la lâcheté, l’opportunisme – tout ce qui compose l’hommage des médiocres – finit immanquablement couché aux pieds de la fatuité et de l’autorité (le portrait du psychologue parisien qui donne la caution scientifique au supposé geste de Riquet, sans même chercher à savoir s’il l’a réellement commis, en est l’exemple le plus frappant).

    Il vient surtout de cette question récurrente dans le texte – et qui nous obsède tous – des relations entre le caractère d’un homme et la forme de son propre destin, dont dépendent ontologiquement les notions de Justice et d’Injustice. «Le caractère c’est le destin» prétendait Novalis. Le destin de Riquet, malgré l’acharnement d’Armand et le poids d’une société faite pour le riche aux dépens du pauvre, n’échappe pas tout à fait à cette vérité, tant on a par instants l’impression qu’il pourrait se soustraire à la fatalité que le cacique du village fait peser sur lui. Quel sentiment pervers l’en empêche alors? Quelle direction pourrait-il donner à son existence hors de la persécution qui lui a donné sens? Livrée à la seule logique de l’injustice sociale, l’intrigue eût vite perdu de son intérêt sans cette ambiguïté, par ailleurs (et c’est là une petite faiblesse du livre) insuffisamment développée à mon goût.

    Quiconque se met à considérer la forme d’une destinée doit admettre que les événements qui la composent sont à la fois nécessaires et contingents, qu’on est en même temps libres et déterminés, qu’on vit dans un monde de spéculations, de «si» et de «peut-être» où le hasard, la nécessité, l’ignorance et le choix s’entremêlent. Au final, ce qui peut apparaître comme un chemin relativement droit n’est rien d’autres qu’une complexe série de carrefours. Un peu comme ces incessants détours, ces sentiers tortueux que prend Riquet – métaphores de son propre destin – afin d’échapper à une fatalité qu’il contribue par là-même à façonner pour son seul malheur, lui qui revient finalement, alors que rien ne l’y obligeait, sur les lieux où règne son persécuteur («On rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter» écrivait La Fontaine dans L’Horoscope).

    C’est précisément sur un de ces sentiers que le lecteur fait la connaissance, au début du roman, d’Henri Froment adulte, en route, par le chemin des écoliers, vers une mort annoncée depuis une enfance qui surgit au gré des chapitres pour éclairer un présent aux accents universels et tragiques... 

     

    C.– F. Landry, L’Affaire Henri Froment, camPoche, 2012

     

  • Droit de réponse

     Monsieur Philippe Renaud, professeur et écrivain, réagit à un article paru sur Blogres le 3.10.2013, et intitulé: Aimons les écrivains vivants! (AB)



    Philippe Renaud                                                                                La Chaux-de-Fonds, le 3 octobre 2013

    19 rue du Manège

    2300 La Chaux-de-Fond

    Tél. 032/968 09 75

    philippe.renaud@bluewin.ch

     

    A Monsieur le responsable de Blogres

     Tribune de Genève

     Rue des Rois 11

     1204 Genève

     

     

     Cher Monsieur,

     

    J’ai rarement lu un texte aussi empreint d’ignorance et de vulgaire agressivité que celui que Blogres vient de publier sous le titre Aimons les écrivains vivants ! Je suis l’un des « cuistres » qui ont préfacé et « noyé sous les notes » les romans de Ramuz dans deux volumes de la Pléiade. Qui ont consacré à ce travail malaisé un temps énorme et de manière quasi bénévole, sous la direction d’une des personnes qui ont le plus et le mieux œuvré à faire connaître des écrivains suisses en majorité bien vivants en Europe et aux USA en particulier, Madame Doris Jacubek.

     

    Si l’auteur anonyme de ces amabilités avait simplement feuilleté les volumes de la Pléiade, il aurait vu que les cuistres, pour n’en citer que quelques-uns, se nomment Daniel Maggetti, Alain Rochat, Jérôme Meizoz, à qui devait s’adjoindre un cuistre qui s’est suicidé, à savoir Adrien Pasquali. Il aurait constaté que, loin de « noyer » les textes ramuziens, les notes, indispensables à la compréhension de certains termes, coutumes, etc. ici même en 2005, en France et dans les très nombreux pays étrangers qui lisent les ouvrages publiés par la Pléiade, sont reléguées en petits caractères à la fin des volumes dont elles n’occupent qu’entre un sixième et un septième.

     

    Il saurait aussi que l’œuvre de Ramuz, loin de connaître une « déroute parisienne », a été considérée en France comme l’une des plus importantes de son temps et traduite dans plusieurs langues.

     

    Je signale aussi à l’auteur de cette lettre qu’aucun des lecteurs avertis de Kafka ne met en doute son humour, et qu’il figure en bonne place avec un long commentaire dans l’Anthologie de l’humour noir du cuistre André Breton. Idem, que Nicolas Bouvier a joui de son vivant d’une réputation confinant parfois à l’idolâtrie, car il avait, en France surtout, beaucoup de fans. Quant aux propos de cette dame ou de ce monsieur sur les « quelques exemplaires » vendus d’Ulysse du vivant de son auteur, et sur ses publications précédentes, mieux vaut s’abstenir de tout commentaire.

     

    En espérant que vous aurez l’obligeance de publier ma cuistre mise au point, je vous prie de croire, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs. Je profite de cette occasion pour vous dire que je suis un lecteur assidu et heureux de Blogres. D’où mon étonnement.

     Philippe Renaud

  • La causerie Fassbinder, par Jean-Yves Dubath

     


    Par Alain Bagnoud

    Jean-Yves Dubath, dont j'apprécie l'écriture (voir ici, ici et ici), vient de sortir un nouveau livre, La causerie Fassbinder. Un roman singulier qui se compose de dialogues et forme un objet littéraire peu identifiable. Abstrus, peut-être. Mais pas du tout abscons.

    Cinq amis sont réunis autour de Gabriel, le narrateur (manifestement un double de l'auteur, lequel a rencontré certains des comédiens dont il parle). Ils évoquent le cinéaste Fassbinder, commentent ses films, ses actrices, ses climats.

    Jean-Yves DubathC'est érudit, labyrinthique, étrange, charmeur, déconcertant, obscur, plein de nostalgie, d'amour et de désir, de noms à demi-oubliés et de scènes suggérées. Du coup, le lecteur est ravi, décontenancé ou complètement perdu, surtout si, comme moi, il n'a que quelques souvenirs vagues de certains des films de Rainer Werner Fassbinder.

    Mais qui a dit qu'il fallait tout comprendre ? Le livre est étrange ? Les personnages et la structure nous échappent ?

    On peut aussi y grappiller comme dans une vigne dont la vendange est mûre. Et chez Dubath, les raisins sont savoureux.



    Jean-Yves Dubath, La causerie Fassbinder, roman, Hélice hélas

  • Aimons les écrivains vivants !

    Il est de bon ton, sous nos latitudes chrétiennes, de vouer une sainte vénération aux morts. Et surtout aux écrivains morts. Il n’est de bonne plume, profonde et immortelle, semble-t-il, que les écrivains enterrés, il y a un siècle ou deux, et devenus brusquement classiques à leur enterrement.

    images.jpegPrenez Kafka ! Lu et admiré, de son vivant, par un petit cercle d’amis pragois (qui le prenaient, d’ailleurs, pour un auteur comique !), une poignée de romans et nouvelles publiés sans écho, ni renommée, même locale ! Franz Kafka devenu icône de l’écrivain moderne dévoué tragiquement à son œuvre — alors qu’il était un écrivain du dimanche !

    Regardez Proust ! Trop dédaigné de son vivant, cultivant la légende d’un jeune oisif, très snob, intelligent et paresseux, qui soudainement saisi par une illumination, s’est installé à sa table de travail en se disant : « Aujourd’hui, je vais écrire À la recherche du temps perdu… » Proust oublié de son vivant, redécouvert dans les années 50, et devenu, pour les critiques littéraires (qui ne prennent jamais beaucoup de risques), le patron du roman contemporain…

    Et Joyce ! Un premier livre passé inaperçu, une recueil de nouvelles très classiques, puis un grand livre, Ulysse, refusé par toutes les maisons d’édition et publié, en France, par deux libraires un peu folles qui le vendirent à quelques exemplaires. images-1.jpegEnfin, après une mort aussi discrète que fut sa vie, Joyce est redécouvert dans les années 60 et devient le porte-drapeau du roman à la mode de l’époque : le Nouveau Roman…

    Et en Suisse, me direz-vous ?

    Les exemples sont légion. Prenez Ramuz, poursuivant son œuvre dans une semi clandestinité à Pully, après la déroute parisienne. Édité, oublié, puis vénéré au point d’être accueilli dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, noyé sous les notes des cuistres ! Et Nicolas Bouvier, qui édita L’Usage du monde, son premier livre (refusé par une vingtaine de maisons d’édition) à compte d’auteur ! images-3.jpegSuccès d’estime de son vivant et devenu, bien malgré lui, saint patron des écrivains-voyageurs après sa mort…

    Il faut, bien sûr, honorer les défunts. C’est un devoir et un hommage nécessaires. Et une manière, aussi, de réparer une injustice qui leur fut faite quand ils vivaient. Mais il ne faut pas oublier les vivants. Jeunes ou moins jeunes, d’ailleurs. Ceux qui œuvrent dans le noir, qui creusent leur trace discrètement, obstinément, qui cherchent leur chemin dans l’époque aveuglante qui est la nôtre.

    Honorons les morts, certes, mais pas la mort, qui est toujours une défaite.

    Lisons, célébrons, encourageons les écrivains tant qu’ils sont vivants ! Saluons les artistes qui respirent, écrivent, peignent, inventent des mélodies ou des histoires, juste à côté de nous.

    Car ils nous aident à vivre, comme les morts que nous vénérons. Ils élargissent le champ de notre expérience et de nos sens. Ils sont vivants, fragiles et incertains, éphémères, taciturnes parfois, lumineux. Nous avons besoin de leur feu et de leur lumière.

  • de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d'amour?

     


    par antonin moeri

     

     

     

    C’est le titre qu’a donné Carver à sa nouvelle. Titre autrement plus original, plus beau et plus percutant que «Si nous parlions d’amour?» On se demande parfois ce que les traducteurs ont dans la tête. En effet, de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d’amour? C’est un mot utilisé à toutes les sauces et sa valeur dépend du contexte. Il y a l’amour platonique, l’amour vénal, l’amour-goût, l’amour de vanité. C’est souvent un «je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer». Contact de deux épidermes, échange de deux fantaisies. Céline est plus direct: «l’infini mis à la portée des caniches». Les variétés de l’amour sont si nombreuses que des mots comme ardeur, folie, flamme, possession, inceste, adultère, débauche, passade, badinage ne suffiraient à désigner cette disposition, affection ou inclination.

    C’est à travers un dialogue entre quatre personnages assis dans une cuisine pour boire l’apéro que le lecteur prend connaissance de ce qu’il faut bien appeler un récit, Nick le narrateur étant un des quatre personnages. Mel est cardiologue, «ce qui lui donne le droit de discourir». Il considère Terri, sa deuxième épouse, comme une romantique, car elle serait «du genre: Frappe-moi et je saurai que tu m’aimes». Terri raconte qu’Ed (l’homme avec qui elle vivait avant de se mettre avec Mel) l’aimait tellement qu’il a essayé de la tuer. Mel n’est pas d’accord avec cette conception de l’amour, il pense que l’amour vrai ne peut être que spirituel. Laura dit qu’on ne peut pas juger de la conduite de quelqu’un d’autre. Terri: «Quand je suis partie, il a bu de la mort aux rats». Mel ajoute qu’Ed s’est tiré une balle dans la bouche et a loupé son coup. Terri répète que cet homme l’a aimée à sa façon. Etant secrétaire juridique, Laura exige des précisions sur la mort d’Ed. Mel explique qu’il est mort à l’hôpital, trois jours après le geste fatal. Terri était près de lui quand il a expiré. «C’est l’amour qui l’a tué», lance-t-elle.

    Pour convaincre son auditoire, le cardiologue aimerait donner un exemple de l’amour authentique auquel il croit. Ayant beaucoup bu, il s’embrouille dans les explications. Il se montre très agressif avec sa femme qui met en doute ses assertions «Ferme-la pour une fois dans ta vie!» Il finira par dire à Nick et Laura «Je vous aime tous deux, vous êtes nos copains». Embarqué dans un long discours sur les chevaliers, vaisseaux de quelqu’un (vassaux, corrige Terri), discours dans lequel il reconnaît ne pas être cultivé et faire un travail de mécanicien («j’ouvre, je ferme, j’arrange des trucs, merde!»), il est recadré par Laura qui exige des précisions sur le vieux couple accidenté de la route, qu’il a évoqué dans son interminable tirade. «Ils n’étaient que plâtre et bandages, des pieds à la tête. Des emballages avec des petits trous pour les yeux, le nez, la bouche». Par le trou qui correspondait à sa bouche, le vieux lui a confié qu’il était déprimé parce que, sa tête étant immobilisée, «il ne pouvait pas voir sa femme par les fentes à hauteur des yeux». Sur quoi, le cardiologue (il est déprimé, avertit Terri) a envie d’appeler ses enfants d’un premier lit, surtout Marjorie qu’il est obligé d’entretenir et qu’il voudrait voir mourir. Les quatre personnages n’ont plus la force de se lever pour aller manger au restaurant comme prévu.

    Si, dans l’univers de Carver, les personnages n’arrivent pas à parler, le cardiologue, la secrétaire juridique et leurs conjoints ne cessent de parler dans cette nouvelle. C’est que leur statut social leur donne le droit de discourir. Mais cette logorrhée légitimée par le statut social conduit également à l’impasse. La déception attend Mel qui s’est lancé dans de vastes explications et qui finit par se montrer tel qu’il est: un type inculte et méchant qui veut que sa fille se remarie parce qu’elle le ruine, qui voudrait que sa fille, allergique aux abeilles «soit piquée à mort par tout un essaim de ces salopes d’abeilles». Lui aussi a du mal avec les mots et sa tentative d’expliquer ce qu’est l’amour ne fait que l’enfoncer dans son propre marécage. La difficulté qu’il éprouve à formuler sa pensée le pousse à vider la bouteille de gin.

     

     

     

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour, Mazarine,  1986