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  • soif de pouvoir

    par antonin moeri

     

    Une conduite inspirée par le désir de réussir à tout prix a souvent été épinglée par des écrivains aimant la satire. Il est vrai que l’arrivisme a toujours déclenché les aventures les plus grandioses ou provoqué les désastres les plus pitoyables. Dans un récit d’une cruauté raffinée, Kafka présente ainsi un jeune négociant qui va prendre en charge la narration: «Ceux qui, comme moi, ne peuvent souffrir la vue d’une taupe ordinaire seraient sans doute morts de dégoût devant la taupe géante qui a été observée il y a quelques années».

    Or l’apparition de cette taupe n’a jamais été prouvée ni expliquée. Un vieil instituteur de village s’est alors proposé pour rédiger un mémoire dans lequel il amènerait les preuves de l’existence de cette taupe. Un mémoire qui ne sera pas pris en considération par les experts qui auraient pu légitimer ce travail. Un savant se serait même moqué du vieil instituteur. Cette attitude méprisante va déclencher, chez le narrateur qui apprend la chose dans un journal, un mouvement de colère.

    Ce narrateur décide alors de mener sa propre enquête pour venir en aide à l’instituteur, qui voit d’un mauvais oeil quelqu’un d’autre s’occuper de cette affaire et qui ne croit pas aux bonnes intentions de ce négociant vivant en ville. Voulant gagner de l’argent avec cette affaire, l’instit débarque chez le narrateur avec l’envie d’en découdre. Certes, il l’avait laissé entreprendre ses recherches, car un homme de la ville pouvait certainement faire mousser la chose, pensait-il. Il a imaginé qu’après les rumeurs et les prises de position, des protecteurs s’empareraient de l’affaire et trouveraient des fonds pour financer l’entreprise. Le narrateur de son côté avait pensé, en publiant son mémoire, attirer l’attention d’un savant sur l’affaire, un savant qui aurait pu obtenir pour le vieil instit une bourse, lequel instit aurait pu déménager en ville pour y suivre une formation et avoir des entretiens de haut niveau...

    L’instit a cependant oublié un élément important: son grand âge ne lui aurait jamais permis de réaliser ce rêve de grandeur, on l’aurait tout au plus gratifié d’une petite médaille à accrocher au revers de sa veste. Troublé par les propos du narrateur, il allume sa pipe et reste cloué dans le salon du jeune négociant. Attendrait-il de l’argent? «À voir le petit vieillard coriace assis à la table, on pouvait croire qu’il serait impossible de l’éjecter».

    S’il y a un écrivain qui fut expert en matière de pouvoir, c’est Kafka. Dans son magnifique essai «L’autre procès», Elias Canetti montre que le véritable but de Kafka (dans sa vie) fut de se soustraire à toute forme de pouvoir, un pouvoir qu’il «pressent, découvre, nomme et se représente partout où d’autres l’accepteraient comme allant de soi».

    Dans «La taupe géante», Kafka met en scène avec une ironie à la fois cinglante et bienveillante cette soif de pouvoir, de puissance, de reconnaissance, cette soumission à un supérieur qui caractérisent les agissements de bien des bipèdes sur la croûte terrestre. Ni rancune, ni haine, ni esprit de vengeance ne poussaient cet auteur à faire un vil usage de ce constat. C’est plutôt un rire irrésistible, une joie très communicative qui le poussaient à observer puis à raconter, un rire irrésistible qui gagnait les auditeurs lorsque Franz leur lisait un de ses textes, un rire irrésistible qui gagnait le docteur Kafka quand une huile se levait pour prononcer gravement un discours officiel.

    Franz Kafka: Récits posthumes, Babel, 2008

    Elias Canetti: L’autre procès, Gallimard, 1972

  • Information et paranoïa

    Par Pierre Béguin

    Edgar Poe.jpgL’information, l’officielle d’une part, trop soumise au diktat économique et, donc, trop consensuelle pour être honnête, et celle d’internet d’autre part, des réseaux et des blogueurs, trop impulsive ou incontrôlable pour être crédible, peut vous rendre paranoïaque. J’y retrouve exactement les sensations éprouvées à la lecture de cette nouvelle extraordinaire d’Edgar Poe intitulée Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, traduite par Charles Baudelaire et adaptée pour la télévision par Claude Chabrol.

    Dans le sud de la France, un narrateur anonyme, jeune homme enthousiaste et féru de physiologie de la folie, obtient la permission de visiter un établissement psychiatrique – qui ressemble à un château – réputé pour sa méthode originale appelée «système de douceur». Le directeur de l’établissement, un certain Maillard, lui apprend que ce système n’est plus pratiqué, malgré les succès qu’on lui attribuait, remplacé désormais par celui, plus contraignant et radical, du docteur Goudron et du professeur Plume. Le narrateur s’en étonne et demande au directeur en quoi consistait ce système de douceur: «A ménager les malades, à ne jamais les contrarier. Nous ne discutions aucune des fantaisies qui leur passaient par la tête. Non seulement nous feignions d’y croire, mais nous les encouragions. Aucun argument ne frappe un esprit malade comme le reductio ad absurdum. Si un pensionnaire se figurait être un poulet, le traitement se bornait à insister sur la vérité du fait, - à accuser le patient de stupidité, parce qu’il ne s’en montrait pas assez convaincu, - et à lui refuser toute autre nourriture que celle qui convient à des volailles. Avec un peu de blé et de gravier, on accomplissait des prodiges. Nous comptions aussi beaucoup sur d’innocentes distractions, telles que la musique, la danse, les exercices physiques, la lecture de livres. Et l’on ne prononçait jamais le mot de folie…»

    Le système de douceur, précise encore le directeur, a été abandonné après que les patients, jouissant d’une trop grande liberté, eurent usurpé l’autorité de leurs médecins et infirmières en les enfermant tels des fous: «les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés et jetés en cellules, où ils furent traités comme s’ils eussent été les fous, par ceux qui venaient d’usurper les fonctions de gardiens». Et Maillard de préciser: «Le complot avait été organisé par un lunatique qui s’était mis en tête qu’il avait découvert un système de gouvernement supérieur à tous ceux que l’on connaît. Il voulait faire l’essai de son invention et il enrôla les autres pensionnaires dans une conspiration qui avait pour but de renverser le pouvoir établi». Ainsi les fous conservèrent-ils une grande liberté tandis que les gardiens, enfermés dans des cellules, subirent un traitement proche de celui qu’ils prétendent infliger dorénavant aux fous selon les méthodes du docteur Goudron et du professeur Plume.

    Combien de temps dura le règne des fous? demande le narrateur: «Oh! très longtemps! Tant qu’elle dura, ce fut une saison de franche lippée pour nos gaillards. Ils firent main basse sur la garde-robe et les bijoux de ma famille. Les caves du château étant bien approvisionnées, et les fous de bons diables qui boivent sec, ils s’en donnèrent, je vous le garantis!»

    Mais les villageois, les visiteurs désireux d’inspecter la maison ont bien dû sonner l’alarme? interroge encore le narrateur: «Vous vous trompez. Le chef des rebelles était trop fin pour cela. Il n’admit aucun étranger, sauf, un jour, un tout jeune homme qui n’avait pas l’air d’avoir inventé la poudre. Il lui laissa voir le château pour s’amuser un peu aux dépens de l’intrus, puis il lui ouvrit la porte et l’envoya promener».

    Durant le repas qui suit, le narrateur est de plus en plus mal à l’aise. De fait, tout est excentrique: les mets originaux et trop abondants (du lapin au chat, un veau agenouillé servi entier), des personnes habillées en décalage avec la mode de l’époque, des infirmières provocantes et surchargées de bijoux, une musique fort appréciée des convives mais se résumant à une «infinie variété de bruits» pour le narrateur, etc. Certains médecins se mettent à imiter les folies de leurs patients qui se prennent pour une théière, un âne, un fromage ou une citrouille. Le directeur lui-même, à l’aide des gardiens, doit intervenir pour calmer ces ardeurs théâtrales qu’il justifie, aux yeux du visiteur interloqué, par le comportement libéré des gens du sud et leur propension à l’alcool. Néanmoins, le doute s’insinue dans l’esprit du narrateur: qui sont les fous, qui sont les gardiens? Qui sont les patients, qui sont les médecins? Le directeur l’avait prévenu: «Ici, ne croyez rien de ce que vous entendez, et seulement la moitié de ce que vous voyez!»

    Dans l’adaptation de Chabrol, si mes souvenirs sont exacts, le cinéaste va plus loin dans la confusion: le directeur prévient le jeune homme narrateur que les patients ont développé une sorte d’hystérie collective par laquelle ils croient être les médecins, les infirmières ou les gardiens enfermés par les fous qui ont pris le pouvoir. Et de fait, les malades affirment d’une seule voix ce que le directeur a prévenu qu’ils affirmeraient. Ils sont convaincants, n’est-ce pas? lance le directeur à son visiteur avec un coup d’œil complice. Et de surenchérir: vous allez voir, le plus convaincant, c’est le lunatique qui a organisé le complot et qui se prend pour le directeur. Quelques minutes avec lui et vous allez croire que c’est moi le fou dangereux, je vous le garantis!

    «Quand un fou paraît raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole» prévient le directeur à l’adresse du narrateur déboussolé. Qui est ce qu’il prétend être? Qui croire? Qui dit la vérité? Qui simule? Qui ment? Je pense à cette phrase de l’apôtre Paul dans la lettre aux Galates: «Même si, moi, je venais vous dire autre chose que ce que je vous ai dit, il ne faudrait pas me croire». Dans cette absence de norme, de référence fiable, où tout peut se lire à l’envers, se trouve en germe l’effroi du monde moderne et son délire paranoïaque…

    Quant à la fin de la nouvelle d’Edgar Poe, je vous la laisse découvrir. C’est plus sûr… vous pouvez me croire!

     

    Le système du docteur Goudron et du professeur Plume, Edgar Poe, Poche 2003

     

  • Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute

    Par Alain Bagnoud

     

     

    Il y a, en Pierre Béguin, la curiosité de démonter une montre pour voir comment elle fonctionne. Plus le mécanisme est complexe, plus il y prend de l'intérêt. Et mécanisme complexe il y a, dans l'affaire et le personnage dont traite son dernier livre, Condamné au bénéfice du doute. Inspiré par une célèbre affaire genevoise, ce roman met en scène un avocat et civiliste brillant, qui dirige un parti politique, a été bâtonnier de sa profession... On l'accuse d'avoir tué le père du nouvel amant de sa maîtresse. Il nie, il proclame son innocence jusqu'à la fin de ses jours, alors que tout l'accuse.

     

    Que croire alors ? Pierre Béguin ne tranche pas et fournit les éléments pour que le lecteur puisse forger sa position, placé dans la position du juré d'assise. Mais cet intérêt à suspense du livre est peut-être supplanté encore par la plongée dans la personnalité d'un être complexe, fascinant, torturé et brillant, mené par une image de soi idéale, s'acharnant à coller à tous les stéréotypes de la réussite, très intelligent mais suicidaire, commettant des erreurs grossières et incompréhensibles pendant son procès, qu'un homme de bon sens n'aurait pas commises, qu'il soit coupable ou innocent.

     

    C'est comme s'il y avait deux Maître Joncour : l'homme public et le personnage privé, très différent. C'est le cas de beaucoup de monde, mais ce qui fascine ici, c'est que Joncour lui-même se semble pas arriver à se voir, ni dans un rôle, ni dans l'autre. Il paraît manquer de l'élémentaire distance qui nous permet de considérer notre image avec un peu d'écart lucide.

     

    Et pas par bêtise. Sa logique est impeccable, son intelligence vive, sa culture très étendue lui a fourni de nombreux exemples de fonctionnements humains. Rien de tout ça ne lui sert quand il s'agit de l'appliquer à lui-même. Cette intelligence semble désincarnée, fonctionner à vide, selon des schémas différents, comme si elle s'appliquait à des domaines qui ne communiquent pas entre eux, qui concernent des fonctionnements logiques, et non humains, comme si elle était coupée complètement du corps et de ses réactions.

     

    De même sa vaste culture. Elle lui semble une protection plus que quelque chose de vivant, comme s'il se réfugiait dans des formes somptueuses et protectrices. Il s'en sert comme d'un ornement, essaie de la communiquer à sa maîtresse, aux idées un peu courtes, veut la parer d'érudition, la façonner, en pygmalion qui créerait une poupée idéale : charmes du corps, du vêtement et des références.

     

    Pierre Béguin s'efforce d'ailleurs dans son écriture de retrouver les inflexions d'un Joncour amoureux du beau langage, qui parsème ses discours de références littéraires. Il y a du Balzac dans la description de la maîtresse en fille-fleur, quand Joncour la voit pour la première fois. Il y a du Hugo dans certains accents des discours concernant la justice, au début du livre... L'amplitude de ce style classique dix-neuviémiste, de ces phrases balancées, qui cherchent la nuance juste, servent le récit et lui donnent une cohérence forte : on se trouve dans la tête de Joncour, et son fonctionnement en est éclairé.

     

    Même s'il est impossible tout compte fait de le comprendre complètement. Coupable, non coupable ? Pourquoi aurait-il tué cet homme presque sans raisons ? Pourtant, tout semble l'accuser même s'il nie. Donc, coupable, probablement, maître Joncour. Inexplicablement coupable, sauf si on suit l'auteur dans son analyse du personnage, qu'il a développée dans les colonnes du Temps (le 7 mai 2016) :

     

    « Dans le mythe de Narcisse, c’est le reflet qui veut ignorer l’ombre. Ici, c’est l’ombre qui veut tuer le reflet. La revanche de l’ombre en quelque sorte. Le narrateur du roman se trouve dans une impasse. Tout comme son modèle d’ailleurs. Cette image idéale et désincarnée qu’il a construite de lui-même l’étouffe. Il la rend responsable de ses échecs amoureux. Si Philippe Joncour avait été moins pointilleux avec son image, la relation avec la femme qu’il aimait aurait sans doute eu un avenir. Il en a eu assez d’être cet homme admirable, au-dessus de tous. Sa tentation obsessionnelle du suicide ne vient pas d’une envie de se tuer mais, peut-être, de tuer cette image… »

     

     

     

    Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, Bernard Campiche Editeur

     

  • Présence de Marc Jurt (1955-2006)

    par Jean-Michel Olivier

    772533361.5.jpgIl a y dix ans, le 15 mai 2006, nous quittait Marc Jurt, artiste aux multiples talents, peintre et graveur, sculpteur et photographe, professeur au Collège de Saussure, à Genève, et grand voyageur. Marc Jurt, c’était aussi l’ami incomparable, toujours curieux des autres, généreux dans sa vie comme dans son œuvre, profond et drôle, en quête perpétuelle de beauté et de vérité (qui s’associent toujours dans son travail).

    Marc Jurt est mort il y a dix ans, vaincu par une maladie contre laquelle il se battait depuis l’adolescence (et qu’il croyait avoir terrassé définitivement). Il laisse derrière lui une œuvre exceptionnelle par sa richesse et sa diversité : dessins, estampes, peintures, sculptures, photographies. Pour ceux qui l’ont connu, Marc avait tous les talents : il cultivait la création sous toutes ses formes, mais aussi l’amitié, la fantaisie, la douceur et la fidélité. Il bouillonnait de projets (que certains considéraient comme fous) : réaliser chaque semaine, pendant toute une année, par exemple, une gravure originale. Cela donne la série de 52 gravures de « Pas une semaine sans traces ».

    Pari génial — pari tenu.

    Autre défi, quelques années plus tard, l’immense chantier de Géographie parallèle, réalisé en collaboration avec l’écrivain Michel Butor : 349057970.25.jpegune suite unique de 50 travaux, que Marc considérait comme un sommet de son œuvre. Le peintre y multiplie les interventions et les strates, peinture, gravure, griffures, papiers collés, rehauts de plume et de crayon, tandis que l’écrivain y dépose ses mots. Dans cette œuvre à deux voix, exceptionnelle par son ampleur et son inspiration, les mots et les images se mêlent sans jamais se confondre : une galerie et une graphie qui l’une l’autre se gardent et se perdent de vue dans un jeu de miroir qui donne le vertige. Les tableaux sont écrits, comme les poèmes sont peints. Pourtant, on dirait qu’ils font corps, qu’ils sont faits de la même chair ou de la même pâte. Chacun accueille l’autre pour lui prêter sa voix, son souffle, sa matière.

     Au fil du temps — trente années de dessin, de gravure, de peinture — le trait de l’artiste a changé.

    De l’hyperréalisme symbolique des premières gravures (on se souvient des tours de Manhattan dévorées par le lierre) à l’abstraction lyrique des dernières grandes toiles, le trait s’est à la fois dépouillé de l’inessentiel et enrichi de nouvelles expériences, de nouvelles sensations. 3371511979.jpgGrâce aux voyages, aux rencontres, aux aventures de la vie. Mais toujours il a gardé en point de mire son objectif : tracer l’élan, donner une forme visible à la force. Et cette force explose, irrépressible, dans les derniers tableaux réalisés alors que Marc luttait contre la maladie.

     Peindre la force, oui, sans jamais se laisser arrêter, emprisonner, réduire au silence.

     L’œuvre de Marc Jurt n’est jamais fermée : c’est une maison ouverte au monde. Elle est à la fois singulière (on reconnaît son trait, sa griffe, au premier coup d’œil) et universelle. Les Orientaux comme les Occidentaux s’y retrouvent chez eux, tant Marc aime à jouer avec les matières (tissus, écorces d’arbres, papiers de riz ou de coton), à faire des clins d’œil, à tracer des passerelles entre les peuples et les civilisations.

    images.jpegChaque tableau est une invitation à partager, à voyager. Il explore de nouveaux territoires, corrige nos vieilles mappemondes, revisite les cartes de géographie, de météorologie et d’aviation en les modifiant, par le trait et par la couleur, afin qu’ils coïncident, sans doute, avec cette géographie secrète qui est la sienne. Je ne peux m’empêcher de voir dans ce geste une sorte de magie blanche destinée à éloigner du corps, de son propre corps, les menaces invisibles de la maladie.

    13139104_1736725213241346_3899861434588045104_n.jpgPas un jour, depuis dix ans, sans que je pense à Marc, son rire, sa curiosité, sa gentillesse, son amitié — son amour de la création. Il n’est plus là, mais ses œuvres nous parlent de lui. Le dialogue initié il y a trente ans se poursuit au-delà de la mort.

    Car « la mort n’existe pas, écrivait le poète Tsernanski, il n’y a que des migrations. »

     

    Pour celles et ceux qui s'intéressent à l'œuvre de notre ami, consultez le site de la Fondation Marc Jurt : http://www.fondationmarcjurt.ch

  • quid des pamphlets de Céline?

    par antonin moeri

     

    Dans la première partie de son essai écrit à la fin du siècle passé, Eric Seebold présente un descriptif des quatre pamphlets, dans lesquels Louis-Ferdinand Céline donne libre cours à un délire raciste qui a consterné la plupart des critiques de l’époque.

    En effet, Céline était, jusqu’à Mea Culpa, considéré comme un écrivain de gauche: pacifiste, pourfendeur des hypocrites, proche du populo, critique féroce de la bourgeoisie, vengeur des faibles. Quelques motivations de cette oeuvre pamphlétaire sont avancées: mésaventures personnelles, angoisse de mort à l’approche de la guerre, antisémitisme du père qui lisait avec passion les livres de Drumont.

    La question que pose Eric Seebold est la suivante: comment un auteur qui, dans ses deux premiers romans, a ridiculisé le patriotisme, le courage, la famille, le travail, l’amitié, la foi, comment cet auteur a-t-il pu écrire des textes partisans dont l’invective farcie d’argot, la verdeur ordurière, l’outrance, la férocité forcenée sont telles qu’aucun antisémite de l’époque, ou presque, n’a pu les prendre au sérieux, ces textes?

    Dans la seconde partie, Eric Seebold donne la parole à ceux qui ont parlé de ces pamphlets dans la presse de l’époque. On est étonné, aujourd’hui, de lire, à propos de «Bagatelles pour un massacre» et de «L’Ecole des cadavres», des phrases du genre: «chef d’oeuvre de la plus haute classe», «Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est moins mesuré» (André Gide), «Céline est un sceptique qui s’amuse», «Le cri nécessaire et averti du suprême danger qui menace la civilisation», «un certain plaisir littéraire qu’il est seul à nous apporter», «il y a une manière de démesure qui touche à la grandeur» (Henri Guillemin), «je reconnais toujours un vrai livre quand j’en vois un» (Ezra Pound).

    Sur le plan politique, personne ne considérait alors Céline comme fiable. Droite et gauche rejetaient cet agité farfelu qu’ils voyaient comme un dément, un paumé provocateur, un cinglé halluciné, donc un mauvais propagandiste...

    Dans la presse plus récente (post-holocauste), on met l’accent sur l’irresponsabilité d’un Céline ayant «exprimé des passions qui menaient aux camps», on insiste sur la nausée que provoque la lecture de ces textes, on porte un jugement définitif sur ce «salaud», ce «vendu», ce «traître»!!!

    Dans la troisième partie, Seebold étudie quelques procédés stylistiques utilisés par Céline dans les pamphlets (enchâssements, formules répétées, exclamations, superlatifs, néologismes, insultes, comique...) et il émet une hypothèse: ces quatre textes pourraient être considérés comme la recherche d’un second souffle. En effet, c’est à partir d’eux que la syntaxe se hache, vole en éclats, que les points d’exclamation et de suspension prolifèrent, que les trouvailles et les acrobaties verbales se succèdent à un tempo d’enfer, que ce qu’il est convenu d’appeler le style célinien se structure avec force.

    Ce que suggère Seebold, c’est que, sans cette plongée dans les régions les plus nauséabondes de l’âme humaine, Céline n’aurait pas écrit, comme il les a écrits, les chefs-d’oeuvre incomparables que sont Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord et Rigodon.

    Ce petit livre, publié en 1985 et écrit par un partisan de la réédition des pamphlets (toujours interdits selon le voeu de leur auteur), pourrait intéresser tout lecteur que le scandale Céline irrite, révolte, sidère, ne laisse pas indifférent.

     

    Eric Seebold: Essai de situation des pamphlets de Céline, Ed.Du Lérot, 1985

  • Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absente

    Par Alain Bagnoud

     

    Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absenteVoici le premier roman d'un nouvel écrivain valaisan. Valaisan, car même si Olivier Pitteloud vit et travaille dans le canton de Fribourg, son livre évoque les montagnes et les villages des Alpes ; les ambiances qu'il suscite et l'écriture qu'il façonne sont liés au Valais.

     

    Son histoire est plutôt noire. Le point de départ est le suivant : il y a eu un fait-divers, 20 ans plus tôt lors de la fête annuelle de la jeunesse. Une jeune fille a disparu. Trois personnages l'évoquent.

     

    Le premier était timide, réservé. Il a côtoyé Marysa, n'a pas osé lui déclarer sa flamme. Il sait ce qu'elle est devenue, a surpris la scène qui a précédé sa disparition. Mais il n'en a parlé à personne. Et, c'est l'enjeu de ce livre : il se demande s'il va révéler ce qu'il connaît à la mère de la jeune fille.

     

    Le deuxième personnage était tout l'opposé du premier. Ferdi, beau, décidé, audacieux,, tombait les filles, qui ne lui résistaient pas. Le soir du drame, il a entrepris Maryza. Elle a saisi sa chance : ce n'est pas tous les jours que le beau Ferdi s’intéresse à vous ! Mais tout s'est mal terminé. Ferdi croit que personne n'en a rien su, mais l'histoire le poursuit et trouvera son épilogue pour lui bien plus tard, dans une chambre d'hôpital, après un trajet psychologique complexe.

     

    Le troisième personnage est le père de la jeune fille. Après la disparition de celle-ci, il se retrouve dans un labyrinthe de recherche et de suppositions, errant sur les traces de la disparue jusqu'à la folie, à la recherche d'un fantôme ou de réponses.

     

    On suit l'un après l'autre ces trois personnages, dans une ambiance dense, étouffante, où la culpabilité se dispute à la tristesse. Le silence impose sa loi, rien ne peut se résoudre, rien ne peut se terminer faute d'aveu et de pardon. À commencer par celui qu'on se donne à soi-même.

     

    Comme on le voit, ce récit pessimiste, donc, mais maîtrisé, mesuré, élaboré, se place dans une tradition littéraire romande, qui allie Ramuz, l'întrospection, l'analyse psychologique et le goût de la noirceur considéré comme une qualité littéraire. Mais l'exercice est réussi. Olivier Pitteloud est un auteur à suivre.

     

     

    Olivier Pitteloud, Dans l'ombre de l'absente, roman, L'Age d'Homme