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Lettres - Page 3

  • Le vol de la vie des autres

    PAR SERGE BIMPAGE        

    Décoiffé, on ressort des trois cent quarante cinq pages de L’amour nègre ! Et même bluffé. Tant l’affaire est rondement menée, suspens, rythme, phrases courtes et tout ce qu’il faut de sea, sexe, sun, sensationnel et violence inclus. Tant les auteurs romands ne nous ont pas habitués à telle charge.
    C’est l’histoire, passionnante au départ, de l’adoption du jeune Africain Adam par un couple de stars du cinéma américaines. De quoi nous rappeler une certaine actualité. Elles emmènent donc Adam à Hollywood. Mais voilà que le gentil garçon se transforme en petit monstre. De placement en placement, ses frasques le conduiront finalement en Suisse.
    Et c’est vrai que Jean-Michel Olivier manie cette trame en vrai professionnel. Les dialogues, truffés de d’époustouflantes références musicales et cinématographiques, fonctionnent à merveille. On brûle, dans la peau du jeune Adam, de connaître la suite (l’Occidental adore « connaître la fin », comme le souligne l’écrivain) de ses innombrables péripéties.
    Essentiellement, c’est l’arrachement d’un jeune homme à sa famille du tiers monde et le monde superficiel et frelaté du star système que nous donne à connaître et éprouver l’auteur. Un monde entaché d’égoïsme et de narcissisme dont Adam, évidemment, fera les frais. Très documenté, le roman fait incontestablement œuvre de document.
    Nonobstant quelques doutes sur la crédibilité du héros (comment un jeune garçon peut-il retenir autant de noms de films, de musiques et de marques de vêtements ?), ainsi que sur les motivations de l’auteur (ne serait-il pas quelque peu fasciné par le monde qu’il dénonce ?), le tout se lit avec plaisir et d’un trait.

    L’amour nègre, par Jean-Michel Olivier. Editions de Fallois/L’Age d’Homme. 346 pages.

     

     

     

  • Ah, les nouvelles de moeri!

    PAR SERGE BIMPAGE


    Antonin Moeri se fond dans l’homme. Il n’a pas son pareil, à une table de bistrot ou poussant son caddie pour, d’un coup d’œil, l’harponner comme un pêcheur et le déposer dans ses filets et l’examiner gigotant d’humanité. Et lui-même devient poisson. Se glisse dans la peau de sa proie, rit, se débat et souffre avec lui.


    Ayant le plus souvent pour théâtre le bord du lac ou quelque village de la Riviera, les nouvelles de Moeri scintillent en autant de tableaux impressionnistes. On cligne des yeux devant le chatoiement des portraits en miroir : un homme et une femme se disputent à une table voisine, les participants jasent au mariage d’un couple mixte, une femme confie ne pas supporter son mari qui ronfle. Vus de l’extérieur, ce ne sont que petits riens, les symtômes de menus dérèglements voilés par la quiétude et la beauté inquiétante de lieux sans véritable histoire.


    Or, le mot revient quelques fois, Moeri est en « alerte ». « J’ai écouté le discours avec des sentiments mélangés. Il y avait, dans le regard de la femme éloquente, une étrange inquiétude. Ses paroles dithyrambiques, son enthousiasme débordant m’ont alerté ». Et si les paroles d’ouverture de la magistrate dissimulaient le contraire de ce qu’elle pense ? Si le salaud, chez le couple qui se dispute, n’était pas celui qu’on voudrait? Si la femme du ronfleur avait aussi ses tares ? L’écrivain ne le dit pas comme ça. Avec une rare finesse, Il suggère, présente la scène d’une lumière décalée.
    Loin du genre scénario suspens à la chute spectaculaire, Antonin Moeri scelle ses nouvelles de son œil malicieux. Artisan consciencieux, il ne se prive pas, cependant, de nous désarçonner. Très personnel est son style, sa manière de guider son lecteur vers de fausses pistes. Comme dans la vie, où, attablé au bistrot ou poussant notre caddie, notre esprit est sollicité par une chose puis par une autre apparemment dépourvues de liens entre elles. Et voilà que tout s’éclaire, d’un sens qui semble s’imposer de lui-même. Un écrivain magnifique.




    Tam-tam d'Eden. Par Antonin Moeri. Bernard Campiche Editeur. 232 pages.

     


  • La musique secrète de Catherine Fuchs

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    par Jean.Michel Olivier

    Hautboïste virtuose, férue d'histoire genevoise et enseignante de français et de musique au Collège de Saussure, Catherine Fuchs (née à Genève en 1957) parvient à marier ses passions avec succès. Après deux romans et trois recueils de poésie (parus chez Éliane Vernay et Empreintes), elle nous donne aujourd’hui La Beauté du geste*, une vaste fresque polyphonique, subtilement orchestrée, qui fait entendre cinq voix de femmes, au seuil de la quarantaine, dont les destins se croisent, à l’occasion d’un concert où toutes les passions s’exacerbent. Elle s’en explique ici. Entretien.

     

    Vous avez publié deux romans et trois livres de poésie. Quelle différence faites-vous entre écriture narrative et écriture poétique ?

    — Pour moi, il n'y a pas vraiment de différence entre écriture narrative et écriture poétique. Il s'agit avant tout d'une question de forme, de cadre. Le poème est plus ramassé, plus concentré, certes, mais la démarche est la même : trouver les mots qui résonnent, qui correspondent au mieux avec l'envie de dire... En plus, mon dernier roman est construit par petites séquences et j'ai conçu plusieurs d'entre elles comme des textes poétiques. Seuls les dialogues supposent un type d'écriture bien spécifique.

     

    Plusieurs de vos livres ressuscitent des époques passées. La Beauté du geste se passe de nos jours. Pourquoi ce saut ?

    — Je suis a priori toujours passionnée par l'histoire, et je n'exclus pas d'y retourner, mais j'avais envie, cette fois.ci, de parler au présent et de mettre moins de distance entre mes personnages et moi-même.

     

    Votre roman est polyphonique. Cinq voix de femmes s'entremêlent et se répondent. D'où vous est venue cette idée ?

    Je ne me souviens plus exactement ! Il faut dire que j'ai commencé ce livre en 1998... Donc entre les ré-écritures, les corrections, les doutes divers et variés, du temps a passé ! Mais je sais que j'avais envie de parler des femmes d'aujourd'hui (de mon milieu, évidemment, je n'ai pas essayé de me glisser dans la peau d'une ouvrière ou d'une immigrée clandestine) et ces différents personnages se sont sans doute assez vite imposés à moi. C'était aussi une manière de me diviser en cinq, de ne pas concentrer tout ce qui m'appartient dans une seule femme.

     

    La musique est le vrai centre du livre. Quelle place occupe-t-elle dans votre vie ? Est-ce la première fois que vous en parlez dans vos livres ?

    — Non, j'ai déjà évoqué la musique ou certains compositeurs dans plusieurs poèmes et dans mon roman précédent, En mal d'innocence**, le personnage principal est pianiste et compositeur. Toutefois, c'est effectivement la première fois que je donne à la musique cette place centrale. Il faut dire que je suis musicienne moi-même (j'ai fait des études de hautbois et j'ai joué comme professionnelle pendant de nombreuses années, et continue à la faire occasionnellement) et je m'étais toujours dit que je tenterais un jour de parler de la musique, de dire tout ce qu'elle m'a apporté. « Sans la musique, la vie serait une erreur » a écrit Baudelaire. Je partage cette opinion, je crois que de tous les arts, c'est celui qui me nourrit le plus immédiatement, physiquement. Bien sûr, il y a la peinture, la littérature, le cinéma, etc. mais la musique a quelque chose d'unique, lié aux sons et à leurs propriétés. Pour moi, elle nous met en rapport avec l'indicible. Précisément ce que les mots ont parfois peine à... dire ! Et ce n'est sans doute pas un hasard si la musique est si souvent utilisée par toutes les religions ou spiritualités. Si j'ai choisi la Messe en si, c'est aussi pour rendre hommage à Bach et à sa formidable capacité d'illustrer  musicalement sa foi en Dieu ; sa musique témoigne, elle chante mieux qu'aucune autre un espoir fou, celui que notre vie a un sens qui nous dépasse.

     

    Tous les personnages du livre ont quarante ans et sont en quête de sens ? Est-ce  la fameuse crise de la quarantaine ?!

    — Oui, on peut dire cela comme ça (d'ailleurs Isabelle évoque cette crise, même si elle en sourit), même si je pense que les crises n'attendent pas les chiffres ronds pour s'annoncer. Mais si tout va bien., ça ne fait pas un roman, n'est-ce pas ? Il est tjs plus intéressant de montrer des personnages en train de se remettre en question, de douter, de chercher.

     

    Les hommes, dans votre livre, sont souvent des ombres qui passent. Comme ce chef d'orchestre qui fascine par ses gestes et son mystère ?

    — Effectivement, les hommes ne sont vus qu'à travers les personnages féminins dans ce roman. C'est un choix, car un des sujets du livre, ce sont précisément les rapports hommes-femmes et je trouvais plus juste, plus honnête, d'en parler du côté que je connais, que je maîtrise, à savoir celui des femmes ! Voilà pourquoi on ne suit aucun homme en focalisation interne. Cela dit, les personnages masculins jouent un rôle immense dans cette histoire. Ils sont sans cesse présents dans les pensées des héroïnes. Le chef, Gianni Orsini, symbolise le séducteur, celui qui s'impose dans une vie, qui la bouleverse de fond en comble.

     

    — Les musiciennes sont-elles toujours fascinées par le chef d’orchestre ?!

    — Il est clair qu'un chef d'orchestre, de par sa position de pouvoir, exerce un attrait sur ceux — et surtout celles — qui dépendent de son autorité (on connaît bien le principe !), et ce d'autant plus s'il est compétent et qu'à ses qualités propres s'ajoute le charme de la musique. C'est un mélange explosif ! Mais au-delà de ça, je voulais symboliser par ce personnage essentiellement absent l'importance des manques qui nous construisent et nous font avancer. Chacun cherche, plus ou moins assidûment, avec plus ou moins d'intensité suivant les moments de sa vie, mais personne (du moins me semble-t-il) ne peut se prétendre complet, abouti. Les jeux de séduction tournent souvent là autour et si l'on s'y précipite avec tant d'ardeur parfois, c'est souvent parce qu'on espère y trouver une forme de réponse. Mais cette réponse, souvent, fuit encore plus loin. C'est ce que vont vivre plusieurs de mes héroïnes dans le roman. Heureusement, peut-être, car la quête se poursuit....

     


    * Catherine Fuchs, La Beauté du geste, roman, Bernard Campiche, 2010.

    ** Catherine Fuchs, En mal d’innocence, roman, éditions Slatkine, 2002

  • Tam-tam d'Éden

     

     

     

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    Les NOUVELLES d'Antonin Moeri paraissent ces prochains jours aux Editions BERNARD CAMPICHE.

     

    Dessins d'ERIC MOINAT sur la couverture

     

    Le livre peut être commandé directement chez l'éditeur, à l'adresse suivante:

     

    info@campiche.ch

     

  • Houellebecq, La carte et le territoire

    Michel HouellebecqPar Alain Bagnoud

     

    Faut-il lire le dernier Houellebecq?

    La question est mal posée. Il faudrait plutôt se demander s’il est possible de ne pas le lire.

    Comment en effet faire bonne figure sinon, puisque dans tous les milieux qui se piquent peu ou prou de littérature, c’est le sujet imposé. De toute façon, en plus des arguments mondains, il faut bien reconnaître que finalement, cet auteur définit de ce qu’est la littérature actuelle en France. Sa position en fait une sorte de borne par rapport à laquelle on se situe. Pour, contre, au-delà, en deçà...

    Bref, il s’agit de son dernier roman, La carte et le territoire, Goncourt annoncé. Les jurés du prix peuvent faire un dernier caprice, c’est peu probable. La possibilité d'une île, le dernier opus de notre auteur, a échoué d’un poil à cause des manoeuvres éditoriales de Flammarion. Mais on a tant reproché leur choix aux jurés que Houellebecq devrait l’avoir, ne serait-ce que comme prix de consolation.

    Prix de consolation, je signe. Parce que, à mon avis, il y avait un temps où les romans de Houellebeq portaient mieux. Nous étions un peu plus surpris, peut-être. Le texte était plus saignant, sans doute. Les féministes et les islamistes en prenaient plein les dents, il y avait des créatures superbes et légères, ça baisait pas mal.

    Carte MichelinDésormais, notre auteur ne s’intéresse plus qu’à une chose: savoir comment mourir. Que ceux qui ont salivé sur les scènes de sexe de Plateforme se le tiennent pour dit: on est plutôt, ici, dans le crématoire que dans la boîte à partouze.

    Résumé: Jed Martin est un artiste contemporain qui devient renommé en presque un clin d’oeil. Une exposition sur un travail photographique à partir des cartes routières Michelin le fait rencontrer un galeriste. Une autre expo sur une série de « métiers », des tableaux qui représentent des travailleurs, le rend mondialement célèbre. Ses tableaux atteignent immédiatement 500’000 euros. Peu plausible, mais enfin, Houellebecq ne fait que parler en filigrane de son succès à lui, et de ce que c’est: pas grand chose, semble-t-il dire. Une montagne d’argent et de la solitude.

    Jed peint donc l’écrivain Michel Houellebecq. Il noue presque une relation d’amitié avec le dépressif qui vit isolé en Irlande. Puis l’auteur Houellebecq revient en France, où il est sauvagement assassiné. C’est dans quelques années d’ici, au milieu des années 2010: le roman joue sur une légère anticipation.

    Une enquête policière commence alors, aux deux-tiers du livre: qui a tué Michel Houellebecq et pourquoi? La réponse est décevante et le côté polar mal ficelé. Peu importe. L’intérêt du livre est ailleurs.

    Jeff Koons, RabbitEvidemment, si elle coule facilement, sa langue ne fera pas précisément frissonner les amateurs de belle littérature. Houellebecq est l’exact contraire de Pierre Michon par exemple, qui vise à assembler dans son texte une suite de beaux morceaux d’écriture. Dans La carte et le territoire, la critique est « unanime dans la louange », le personnage « consacra sa vie à l’art », le galeriste « réagit avec enthousiasme », etc.

    Ceci ne surprendra pas ses anciens lecteurs. Les description de sexe de Plateforme, pour y revenir, rappelaient très fort celles de ces Témoignages vécus et généralement fantasmés qui paraissaient dans les années 80 et 90 en petits fascicules cochons.

    Mais notre auteur dépressif et hilarant parvient assez bien à nous faire oublier ces clichés qui lui servent de fond, comme Stendhal par exemple parvient à nous fait oublier ses répétitions. Ce qui fait fonctionner le texte est tout un dispositif de mise en scène et de distance: humour, auto-dérision, mise en abîme...

    Et puisqu’on tient Stendhal: si le roman est, comme il le disait, un miroir qu’on promène le long d’un chemin, La carte et le territoire réussit son coup. Comme d’habitude, Houellebecq est à l’affût de toute manifestation de modernité. C’est son côté ethnologue. Il recense les transformations actuelles et ne rate pas une marque à la mode. Il insère dans son livre des gens réels, un name dropping qui comprend Jeff Koons, Damien HJean-Pierre Pernautirst, François Pinault pour l’art, Bill Gates et Steve Jobs pour l’informatique, Jean-Pierre Pernaut en gourou de l’authentique, Pierre Bellemare, Patrick Le Lay, Michel Drucker, Julien Lepers, Alain Gilot-Pétré, Claire Chazal pour les médias, son ami Frédéric Beigbeder pour la littérature...

    Bien sûr, il rate son analyse de l’art contemporain, de son rôle et de ses ambitions. Mais son regard aiguisé saisit le retour au terroir, les liens de l’art et du marché, ou s’intéresse à un phénomène tendance: Dignitas et son aide au suicide (que notre auteur accuse en passant d’être une entreprise surtout vénale).

    Jed en effet se retrouve à Zurich dans les locaux de la société, pour y avoir des nouvelles de son père qui a eu recours aux services de l’entreprise. Et cette visite à la Suisse est l’occasion d’un repas: « une raclette à la viande des Grisons et au jambon de montagne, qu’il accompagna d’un excellent vin rouge du Valais. »

    Une raclette? Un excellent vin rouge du Valais? En lisant ces mots, mon chauvinisme n’a fait qu’un tour. L’esprit de clocher m’a envahi. C’était décidé: tout compte fait, on ne compterait pas sur moi pour dire du mal de ce roman!


    Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion

    Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud

  • Quel réalisme?

     

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

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    Je lis et relis avec un enthousiasme sans cesse renouvelé ce qu’il est convenu d’appeler les «nouvelles» de Maupassant et, plus particulièrement, ce que les éditeurs de livres de poche nomment ses «contes fantastiques». Je savais que Maupassant gagnait sa vie en écrivant pour les journaux, mais ce que j’ignorais c’est à quel point la contrainte journalistique stimula son esprit créatif, l’obligeant à déroger à son propre credo esthétique. J’ai donc lu avec curiosité un essai paru aux Editions de l’Hèbe: «Maupassant, quel genre de réalisme?», dans lequel Timothée Léchot interroge la vraisemblance des récits brefs de cet écrivain hors normes.

    On peut en effet se demander si Maupassant fut un auteur réaliste, au sens où l’entendent les critiques et les professeurs. Préférer le banal et l’ordinaire à l’exceptionnel et au romanesque, chercher «son inspiration dans la réalité et dans le quotidien de ses contemporains» caractériseraient, selon les manuels d’histoire littéraire, le travail d’un écrivain réaliste. En ce sens, on pourrait qualifier l’auteur d’ «Une vie» de réaliste (ce qu’il fut, selon Timothée Léchot, dans ses romans). Mais s’attacher à une reproduction exacte de la réalité ne peut être «la condition sine qua non d’une oeuvre littéraire». Ce qui est indispensable, pour Maupassant, «c’est l’originalité du regard et la qualité de la rédaction». «La recherche obstinée de la vérité ne suffit pas à un projet littéraire.» Plus que la vérité, nous confie Maupassant, c’est l’impression de réalité qui compte. Il faut, par conséquent, privilégier ce que Jakobson nommera les effets de réel.

    Dans ce que Timothée Léchot nomme les contes journalistiques, la vision du monde de l’auteur est médiatisée. Maupassant impose, entre le lecteur et lui-même, la présence forte d’un conteur qui prend la parole dans un lieu déterminé, s’adressant à un auditoire ou à un ami pour leur raconter son ou ses histoires. Léchot montre comment Maupassant naviguait entre roman et nouvelle, comment il reprenait des scènes, des descriptions, des personnages, des situations, des thèmes d’un roman pour les introduire dans une nouvelle où une autre fonction leur serait conférée et d’autres effets de réel attendus.

    Or, nous dit Léchot, les contraintes qu’impose le conte journalistique (concision, traits caricaturaux, émotions à susciter chez le lecteur) ont poussé Maupassant à mettre en scène des personnages insolites ou surprenants et des événements exceptionnels, à rédiger des histoires saisissantes par leur étrangeté, à «offrir quelque chose d’alléchant aux lecteurs des quotidiens». Sans porter aucun jugement de valeur sur ces short stories, Léchot nous montre dans son essai que Maupassant se contredisait (ce qui est le propre, concède-t-il, de tout vrai artiste) et qu’il s’est éloigné d’une doctrine, prônée dans quelques rares textes théoriques, pour développer «une autre forme de réalisme». Forme que Maupassant sut exploiter dans une perspective vénale mais qui ne diminue en rien, à mon sens, la qualité des contes destinés aux journaux. Les bonheurs d’écriture y sont si nombreux que je leur accorde sans réticence mon adhésion.

     

     

     

    Timothée Léchot: Maupassant:

    Quel genre de réalisme? Editions L’Hèbe, 2010.

     

  • Le retour de Paul Auster

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    par Jean-Michel Olivier

    Paul Auster (né en 1947 dans le New Jersey) est un maître du roman. On se souvient de ses débuts flamboyants avec la fameuse trilogie new-yorkaise (La Cité de verre ; Les Revenants ; La Chambre dérobée*). Puis des romans souvent vertigineux, comme Moon Palace (1990) et surtout Léviathan (Prix Médicis étranger en 1993). Suit une époque où Auster, abandonnant la littérature, se lance dans le cinéma, réalisant d'honnêtes films d'ambiance (Smoke, avec Harvey Keitel). Après cette parenthèse cinématographique, le ténébreux auteur revient à la littérature, mais avec passablement de peine (pour ses admirateurs comme pour lui-même, semble-t-il). Depuis dix ans, les romans se suivent, inégaux, ampoulés, peu enthousiasmants.

    Heureusement, le dernier livre de Paul Auster, Invisible, renoue avec la veine qui a fait son succès. Comme toujours, Auster aime à brouiller les pistes. Le roman. croit-on, nous conte l'histoire d'Adam Walker, « plus beau qu'un Adonis », poète et traducteur, jeune fou de littérature, qui rencontre un couple extravagant, Margot et Rudolf Born. Elle est française et attirante et lui est invité par une Université américaine  à donner des cours d'administration. Cette rencontre va bouleverser la vie d'Adam. Et le lecteur se réjouit de découvrir son histoire. Bientôt un autre personnage intervient, Jim, ami d'université d'Adam, et écrivain à succès. Les pistes se brouillent à nouveau. Et le récit est pris en charge, désormais, par Jim, qui va enquêter sur la vie de son ami, sans jamais le rencontrer, mais en dépouillant et en mettant au net les documents qu'Adam lui envoie par la poste.

    images.jpegComme on le voit, les récits s'emboîtent les uns dans les autres. Un vertige délicieux guette le lecteur impatient de savoir le fin mot du roman. La vérité du récit est sans cesse malmenée, questionnée, remise en cause. Qui dit la vérité ? Adam Walker qui raconte sa relation particulière avec sa sœur ? Gwyn, cette sœur, qui nie tout en bloc ? Ou encore Cécile, la jeune fille amoureuse d'Adam quand il étudiait à Paris ?Ou Rudolf Born, faux professeur, mais sans doute vrai agent ssecret ?

    Superbe variation sur l'« ère du soupçon », Invisible, est une très belle réflexion sur l'art du roman, le statut de la vérité en fiction, la manipulation à laquelle se livrent les divers narrateurs du livre. Qui croire ? À qui faire confiance ? Qui tire les ficelles du destin ? Une parfaite réussite.

    * Tous les livres de Paul Auster sont édités par Actes Sud, dans une traduction (assez râpeuse) de Christine Le Bœuf.

  • Rebetez le nomade

    images-17.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Impossible de « cadrer » simplement le jurassien Pascal Rebetez : homme de télévision, mais aussi de théâtre, comédien et metteur en scène, poète et écrivain… Cela fait beaucoup pour un seul homme ! Mais on ignorait encore le Rebetez voyageur qui nous livre ici, dans Un voyage central, ses carnets de randonnée à travers la Suisse primitive, l’Europe centrale, les territoires andins. Rebetez y tient le registre de ses découvertes et de ses rencontres, toujours surprenantes, toujours merveilleuses. Les notes qu’il prend, au fil de ses errances, forment une mélodie à chaque nouvelle inattendue et séduisante. Si ce voyage est central, c’est que la marche, à chaque fois, rapproche le randonneur de son centre secret. Si « voyager est toujours un leurre », proclame l’auteur, c’est parce que le voyage est toujours une expérience à la fois douloureuse et bouleversante de l’intime. Confronté aux autres, explorant le monde extérieur, c’est encore à ses propres limites que le voyageur est constamment renvoyé. Rebetez montre admirablement ce mouvement paradoxal, avec la grâce du poète.

    * Pascal Rebetez, Un voyage central, Éditions de l’Hèbe, 2006.

  • possibilité d'une île

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Un individu, que l’auteur ne veut pas désigner avec plus de précision, se rappelle une scène dans un salon de coiffure à Crescent City, en Californie. Cet individu est assis dans le fauteuil alors que trois hommes attendent leur tour: Albert, un vieil homme qui souffre d’une bronchite chronique, Charlie, responsable de la sécurité dans une banque et un quidam portant des Pataugas et des pantalons maculés de cambouis.

    Charlie raconte comment il a étourdi un daim lors d’une partie de chasse, animal qui réussit cependant à lui échapper. S’il n’a pu le tuer, c’est à cause de son fils qui, ce jour-là, se sentait mal. Le quidam reproche à Charlie son manque de persévérance. Albert renchérit sur ce que l’autre vient de dire. Ce qui irrite Charlie qui traite Albert de vieux con. Le ton monte. Le coiffeur intervient. Il demande à ses clients de se calmer. Charlie s’en va en claquant la porte du salon. Le vieux s’éclipse, bientôt suivi du quidam. Le coiffeur parle au narrateur comme si celui-ci était responsable de ce qui vient de se passer, mais ses doigts glissent tendrement dans les cheveux de son client. Geste que le narrateur ressent comme un geste d’amour.

    Cette délicieuse sensation lui revient en mémoire. Ce “Retour au calme” (titre de la nouvelle) a déclenché l’écriture. Si cette scène a tant d’importance à ses yeux, c’est qu’elle s’est déroulée à un moment décisif de sa vie: assis dans le fauteuil du coiffeur qui venait de perdre trois de ses clients et qui massait avec tant de délicatesse son cuir chevelu, le narrateur-témoin a décidé de quitter et sa femme et la ville où ils avaient vécu.

    C’est l’homme aux Pataugas qui commence à semer la zizanie. Son impatience, son excitation, son agressivité, son ressentiment créent un climat qui, avec la complicité du vieux bronchiteux, deviendra insupportable. Les crises nerveuses, les mouvements de colère, de violence ou de désespoir suicidaire sont ceux que privilégie Raymond Carver pour dresser le tableau d’une autre Amérique, celle des laissés-pour-compte dont l’identité flotte au gré des courants, des mises à pied et des délocalisations, celle des hommes que Céline disait sans importance collective.

    Un type corpulent dont les petits yeux font le guet dans le hall d’une banque et qui brutalise son fils distrait, un autre presque chauve qui croise et décroise nerveusement les jambes, un troisième qui fume clope sur clope malgré sa bronchite chronique vivent dans une jungle peuplée de fauves blessés. Peut-on échapper à cette jungle? Le pessimisme de Carver est tempéré par une indication: “Il les laissa jouer dans les cheveux, TENDREMENT, comme s’il m’aimait”. Cette possibilité d’une île éclaire d’une surprenante lumière les grimaces et contorsions des damnés.

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour. Le Livre de poche 2007

     

     

  • Jean Bühler le bourlingueur

    images-16.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Depuis le temps qu’il arpente les routes d’Orient et d’Occident, tout le monde connaît l’extraordinaire personnage de Jean Buhler (né en 1919 à la Chaux-de-Fonds), auteur, entre autres, de plus de 5000 articles et de quelque 40'000 photographies. Grâce à Pascal Rebetez, qui dirige les éditions d’Autre Part, on peut suivre Buhler, texte et image, dans un de ses plus grands voyages, celui qu’il entreprit en 1956 (soit peu de temps après le grand voyage de Bouvier) de La Chaux-de-Fonds jusqu’à Kaboul, à bord d’une 2 CV qui creva 104 pendant le raid. Il faut suivre cette odyssée fantastique à travers montagnes et déserts, villes surpeuplées et bourgades abandonnées. Buhler excelle à rendre l’humanité des rencontres impromptues, les dresseurs d’ours ou les fumeurs d’opium, les tziganes en fuite ou les danseurs pathans tourbillonnant comme des derviches. Outre leurs qualités de documents, ces textes et ces images ont une réelle valeur poétique : c’est un monde disparu que ces photos ressuscitent avec chaleur et authenticité.

    * Jean Buhler, Sur la route (de La Chaux-de-Fonds à Kaboul), textes et photographies, éditions d’Autre Part, 2006.