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  • les coulisses du rire

    par antonin moeri

     

     

     

     

     

    Quelle réaction peut provoquer ce genre d’histoires contées par un narrateur au comble de l’excitation?

    Dans une auberge autrichienne où il s’est toujours bien senti, ce narrateur lie conversation avec un groupe de tailleurs de pierres. L’un d’eux raconte un fait qui l’a marqué dans sa vie. A dix-sept ans, il est monté sur un clocher particulièrement haut. Pour un peu, il aurait pu tomber dans le vide et se tuer. Pour un peu, ajoute-t-il avec insistance, il aurait été dans le journal (comme Nabilla qui vient de poignarder son Thomas chéri dans une chambre d’hôtel à Boulogne-Billancourt).

    Dans un hôtel de Sils Maria, le narrateur mange à la même table que des gens assommants. Tellement assommants qu’ils réussissent à dégoûter le narrateur de Nietzsche. Le narrateur les a tellement détestés, ces gens assommants que, devant les cercueils contenant les corps des commensaux tués dans un accident de voiture, il a continué de les détester.

    Dans une autre histoire, il est question d’un acteur comique qui a toujours rempli les salles où il se produisait et qui, se trouvant un jour au sommet d’une falaise près de Salzbourg, affirme à un groupe de touristes qu’il va se jeter dans le vide. Ce qui fait hurler de rire ces touristes. L’acteur leur aurait dit que c’était tout à fait sérieux et il se serait effectivement jeté dans le vide.

    Lancer une rumeur pour dégommer un concurrent est une pratique courante dont on préfère ne pas parler. C’est précisément ce dont va parler le démoniaque narrateur emmerdeur, parce que son mobile c’est d’écrire ce dont personne ne parle. Dans une petite ville autrichienne s’est installé il y a des années un photographe dont on a raconté qu’il s’était livré à des actes pédophiles. Raison pour laquelle personne n’a voulu se faire photographier par ce photographe qui dut fermer boutique. Les ragots ont été répandus par un photographe concurrent qui peut désormais raconter avec plaisir que son confrère s’est suicidé.

     

    Le lecteur éprouverait-il le sentiment, en lisant ces lignes, que tout est absurde sur cette bonne vieille terre? Que la nature humaine est décidément plus perverse qu’angélique? Aurait-il envie de rire en lisant ces brefs récits? Jois avouer que l’histoire du tailleur de pierres qui, POUR UN PEU, aurait pu se tuer en tombant dans le vide et qui, POUR UN PEU, aurait été dans le journal, je dois avouer que cette histoire a déclenché chez moi un rire tonitruant. J’ai aussitôt craint le pire. Me suis demandé si je réussirais à passer un test de santé mentale. Je ne parviens pas à dire pourquoi la lecture des mini-récits réunis dans «L’Imitateur» me réjouit à ce point.

    Peut-être parce que je sens que l’auteur traque quelque chose avec une passion délirante. Thomas Bernhard a été chroniqueur judiciaire et, jusqu’à la fin de sa vie, il a épluché les micro-trottoirs avec enthousiasme. Il a vu défiler devant lui des personnages aux destins incroyables. Il se sert ici de faits divers, de rumeurs, d’histoires entendues ou vécues, d’articles amoureusement découpés dans les journaux pour cingler de son martinet à noeuds les cuisses et les fesses d’une humanité (autrichienne en l’occurrence) qu’il entend livrer au regard impitoyable et au jugement féroce d’un lecteur au bord du fou rire.

    La parodie du langage journalistique mêlée à une écriture d’une foudroyante précision met ce fouettage à distance. C’est peut-être dans ce décalage que se crée l’espace de liberté qui permet au lecteur de rire.

     

     

    Thomas Bernhard: L’Imitateur, Gallimard, 1981

  • Pour saluer Frédéric Pajak, Prix Médicis de l'essai 2014

    par Jean-Michel Olivier

    images-4.jpegVoilà une nouvelle qui nous réjouit : Frédéric Pajak a reçu, hier, le prestigieux Prix Médicis de l'essai pour son Manifeste incertain*, qui en est déjà à son troisième volume. L'œuvre de Pajak est aussi riche que singulière. Elle compte une vingtaine de livres, la plupart « illustrés » de ses propres dessins (mais le dessin, chez Pajak, n'illustre pas le texte : il l'accompagne et le prolonge).

    Pour lui rendre hommage, je reproduis une note écrite il y a quelques années, à l'occasion de la publication de Humour, une biographie de James Joyce**. 

    On ne présente plus Frédéric Pajak, dessinateur et écrivain né en 1955 dans les Hauts-de-Seine, mais vivant en Suisse depuis longtemps. Après s'être occupé de la revue artistique Voir, dans les années 80, il a publié son premier livre chez Bernard Campiche, en 1987. C'était un roman : Le Bon Larron. Mais l'ouvrage qui l'a fait connaître, c'est incontestablement L'Immense solitude, paru en 1999, et couronné par le Prix Dentan. Dans ce livre, Pajak invente une forme parfaitement originale, qui désormais est sa marque de fabrique : le texte et le dessin y sont si intimement liés qu'ils doivent se lire ensemble, à chaque page, d'un même regard. Ce n'est pas un livre illustré, ni une nouvelle forme de BD, mais un alliage à la fois fascinant et puissant entre les mots et les images, qui sont comme mis en miroir. Tantôt l'image reflète le texte, tantôt elle le prolonge, tantôt même elle prend son contre-pied : à chaque fois, pourtant, entre les mots et les dessins, il y a un décalage, qui s'avère être fécond.

    Après Nietzsche et Pavese, après Apollinaire et ses Lettres à Lou, voici la vie d'une autre icône de la littérature mondiale : James Joyce et ses errances à travers l'Europe (Dublin, Paris, Trieste, Pola, Zurich,). Joyce toujours accompagné de la belle Nora et de ses deux enfants, au destin douloureux, Giorgio et Lucia. images-2.jpegJoyce toujours flanqué de son ange gardien Stanislaus, qui est aussi son frère et son homme à tout faire. Grâce aux dessins de Pajak (qui passe ici à la couleur, ce qui ne va pas toujours de soi, tant son dessin aux tensions dramatiques s'accommode mieux, à mon avis, du noir et blanc) nous suivons pas à pas, à la première personne, le chemin solitaire de l'auteur d'Ulysse. Une misère qui lui colle à la peau, des ennuis de santé, une absence presque totale de reconnaissance : voilà le lot du grand James Joyce - sans parler de son goût pour la dive bouteille (le vin blanc suisse plutôt que le whisky irlandais), de ses dépressions et des soucis qui lui cause la maladie de sa fille Lucia, schizophrène.

    images-1.jpegMêlant sa vie à celle de Joyce, Pajak nous raconte l'histoire de son amitié pour Yves Tenret, complice de longue date et spécialiste du grand James. Comme dans ses précédents ouvrages, il s'agit donc d'une autobiographie croisée, d'un jeu de miroirs qui permet à Pajak de se mettre en scène (et en question) dans son travail. Même si, dans Humour, la paraphrase semble trop abondante (il existe déjà des dizaines de biographies de Joyce), le résultat est remarquable par son pouvoir d'évocation.

    * Frédéric Pajak, Manifeste incertain, éditions Noir sur Blanc, 2014.

    ** Humour, une biographie de James Joyce, par Frédéric Pajak, PUF, 2001.

  • génuflexibilité

    antonin moeri

     

     

     

    Comment ne pas tomber dans le mauvais roman-feuilleton quand on décide de raconter l’effondrement, la dévastation, la ruine, la démence des survivants? C’est la question que pose W.G.Sebald dans son essai «De la destruction comme élément de l’histoire naturelle». Pour tenter d’y répondre, il lit attentivement les livres d’auteurs allemands qui ont assisté aux terribles bombardements alliés sur l’Allemagne et qui ont pris l’initiative de mettre en fiction le thème de la ville détruite. L’idéal de vérité est rarement partagé. Un de ces auteurs par exemple, désirant raconter l’horreur sous ses aspects les plus crus, n’hésite pas à recourir aux clichés les plus éculés, aux ficelles des scénaristes hollywoodiens, au mélo le plus kitch.

    Ce genre d’auteur ne se demande pas comment il pourrait ou devrait raconter «la vie à l’instant effroyable de la désintégration». Il serait préférable pour ce faire d’interroger «ceux qui administrent l’horreur, vaquant à leur tâche sans trop s’embarrasser d’états d’âme»: médecins ayant autopsié les cadavres sortis des décombres, pilotes américains ayant largué à la toute fin de la guerre des tonnes de bombes incendiaires sur les villes allemandes. Le lecteur pourrait mieux se représenter ce que les écrivains allemands ne voulaient ou ne pouvaient pas décrire: la dévastation des villes vécue par des milliers de personnes.

    Pour la plupart des gendelettres restés en Allemagne sous le troisième Reich, il était difficile, après la guerre, de décrire cette réalité-là, car ces gendelettres étaient plus soucieux de «retoucher l’image qu’ils livreraient à la postérité». Un auteur comme Alfred Andersch qui, dans les années trente, passa son temps à «asseoir la gloire qu’il estimait lui revenir» et qui revendiquait pour lui «la liberté et la gratuité de l’esthétisme», cet auteur était incapable de rendre compte de ce qu’il avait vu.

    Il suffit de s’attarder un instant sur ses évocations de visages féminins, évocations dignes d’une réclame pour shampooing; on sent aussitôt que le texte «affiche de grandes prétentions littéraires pour terminer dans les bas-fonds d’une collection Harlequin».

    Essai magnifique d’un promeneur mélancolique qui enseigna dans une université anglaise et pour qui les livres de Kafka, Walser et Thomas Bernhard représentaient un idéal de beauté narrative.


     

    W.G.Sebald: De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Actes Sud 2004