les coulisses du rire (09/11/2014)

par antonin moeri

 

 

 

 

 

Quelle réaction peut provoquer ce genre d’histoires contées par un narrateur au comble de l’excitation?

Dans une auberge autrichienne où il s’est toujours bien senti, ce narrateur lie conversation avec un groupe de tailleurs de pierres. L’un d’eux raconte un fait qui l’a marqué dans sa vie. A dix-sept ans, il est monté sur un clocher particulièrement haut. Pour un peu, il aurait pu tomber dans le vide et se tuer. Pour un peu, ajoute-t-il avec insistance, il aurait été dans le journal (comme Nabilla qui vient de poignarder son Thomas chéri dans une chambre d’hôtel à Boulogne-Billancourt).

Dans un hôtel de Sils Maria, le narrateur mange à la même table que des gens assommants. Tellement assommants qu’ils réussissent à dégoûter le narrateur de Nietzsche. Le narrateur les a tellement détestés, ces gens assommants que, devant les cercueils contenant les corps des commensaux tués dans un accident de voiture, il a continué de les détester.

Dans une autre histoire, il est question d’un acteur comique qui a toujours rempli les salles où il se produisait et qui, se trouvant un jour au sommet d’une falaise près de Salzbourg, affirme à un groupe de touristes qu’il va se jeter dans le vide. Ce qui fait hurler de rire ces touristes. L’acteur leur aurait dit que c’était tout à fait sérieux et il se serait effectivement jeté dans le vide.

Lancer une rumeur pour dégommer un concurrent est une pratique courante dont on préfère ne pas parler. C’est précisément ce dont va parler le démoniaque narrateur emmerdeur, parce que son mobile c’est d’écrire ce dont personne ne parle. Dans une petite ville autrichienne s’est installé il y a des années un photographe dont on a raconté qu’il s’était livré à des actes pédophiles. Raison pour laquelle personne n’a voulu se faire photographier par ce photographe qui dut fermer boutique. Les ragots ont été répandus par un photographe concurrent qui peut désormais raconter avec plaisir que son confrère s’est suicidé.

 

Le lecteur éprouverait-il le sentiment, en lisant ces lignes, que tout est absurde sur cette bonne vieille terre? Que la nature humaine est décidément plus perverse qu’angélique? Aurait-il envie de rire en lisant ces brefs récits? Jois avouer que l’histoire du tailleur de pierres qui, POUR UN PEU, aurait pu se tuer en tombant dans le vide et qui, POUR UN PEU, aurait été dans le journal, je dois avouer que cette histoire a déclenché chez moi un rire tonitruant. J’ai aussitôt craint le pire. Me suis demandé si je réussirais à passer un test de santé mentale. Je ne parviens pas à dire pourquoi la lecture des mini-récits réunis dans «L’Imitateur» me réjouit à ce point.

Peut-être parce que je sens que l’auteur traque quelque chose avec une passion délirante. Thomas Bernhard a été chroniqueur judiciaire et, jusqu’à la fin de sa vie, il a épluché les micro-trottoirs avec enthousiasme. Il a vu défiler devant lui des personnages aux destins incroyables. Il se sert ici de faits divers, de rumeurs, d’histoires entendues ou vécues, d’articles amoureusement découpés dans les journaux pour cingler de son martinet à noeuds les cuisses et les fesses d’une humanité (autrichienne en l’occurrence) qu’il entend livrer au regard impitoyable et au jugement féroce d’un lecteur au bord du fou rire.

La parodie du langage journalistique mêlée à une écriture d’une foudroyante précision met ce fouettage à distance. C’est peut-être dans ce décalage que se crée l’espace de liberté qui permet au lecteur de rire.

 

 

Thomas Bernhard: L’Imitateur, Gallimard, 1981

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