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  • Avant la nuit (bis)

    par Pascal Rebetez

     

     

     

     (en plus lisible j'espère)

    Comme l’écrit, non sans malice,  Eric Chevillard dans son blog l’autofictif que je consulte chaque jour comme la pythie « J’ai la nostalgie de ces années où je vivais dans l’impatience de l’avenir. » Quand grandir était promesse de forces supplémentaires, quand aimer était une espérance, un rêve, un doux souci, quand j’aurais lu tous les livres, etc. Jamais alors ne m’apparaissaient plausibles la tristesse de la chair, le manque, la frustration.

     

    C’est la même impression que je ressens avant d’ouvrir un livre, l’impatience d’aller au chef-d’œuvre. Pareil en entrant au cinéma. Hier soir pour y voir le dernier film de Simon Edelstein Quelques jours avant la nuit avec l’excellente et mystérieuse Caroline Gasser et surtout la présence forte, charpentée et vénéneuse de Jean-Pierre Gos. Qui rassure. Qui montre que le talent parfois atteint sa plénitude avec l’âge. Et ce n’est pas faire injure au comédien genevois que de le comparer à un vieux cru, lui avec qui j’ai tant bu autrefois…

     

    J’espérais en entrant au CAC vaincre le signe indien prédit par les critiques. Ce fut vrai en partie : pendant une heure, le film intrigue, déroute, captive même, tant les ambiances sonores et la lumière voilée participent à ce drôle de rituel dans une maison vide, cette mise à mort programmée. Une heure, pas plus. Ensuite, la résolution ne tient pas la route. On quitte les lieux, heureux d’avoir vu le beau travail des uns, malheureux de ne pouvoir être en plein accord avec les autres.

     

    Parfois, je me surprends à ne pas aller voir un spectacle d’amis pour ne pas avoir, le cas échéant, à leur déclarer ma déception.

     

    Reste-t-on ami avec quelqu’un dont on n’aime pas le travail ?

     

    Doit-on mentir, ignorer, cacher à l’ami le fait qu’on a vu son travail ?

     

    Comment dire « je t’aime » et en même temps «  je n’aime pas ce que tu fais ».

     

    Ce soir, j’y réfléchis tranquillement, en solo, chez moi.
  • Avant la nuit

    par Pascal Rebetez

     

     

     

    Comme l’écrit, non sans malice,  Eric Chevillard dans son blog l’autofictif que je consulte chaque jour comme la pythie « J’ai la nostalgie de ces années où je vivais dans l’impatience de l’avenir. » Quand grandir était promesse de forces supplémentaires, quand aimer était une espérance, un rêve, un doux souci, quand j’aurais lu tous les livres, etc. Jamais alors ne m’apparaissaient plausibles la tristesse de la chair, le manque, la frustration.

     

    C’est la même impression que je ressens avant d’ouvrir un livre, l’impatience d’aller au chef-d’œuvre. Pareil en entrant au cinéma. Hier soir pour y voir le dernier film de Simon Edelstein Quelques jours avant la nuit avec l’excellente et mystérieuse Caroline Gasser et surtout la présence forte, charpentée et vénéneuse de Jean-Pierre Gos. Qui rassure. Qui montre que le talent parfois atteint sa plénitude avec l’âge. Et ce n’est pas faire injure au comédien genevois que de le comparer à un vieux cru, lui avec qui j’ai tant bu autrefois…

     

    J’espérais en entrant au CAC vaincre le signe indien prédit par les critiques. Ce fut vrai en partie : pendant une heure, le film intrigue, déroute, captive même, tant les ambiances sonores et la lumière voilée participent à ce drôle de rituel dans une maison vide, cette mise à mort programmée. Une heure, pas plus. Ensuite, la résolution ne tient pas la route. On quitte les lieux, heureux d’avoir vu le beau travail des uns, malheureux de ne pouvoir être en plein accord avec les autres.

     

    Parfois, je me surprends à ne pas aller voir un spectacle d’amis pour ne pas avoir, le cas échéant, à leur déclarer ma déception.

     

    Reste-t-on ami avec quelqu’un dont on n’aime pas le travail ?

     

    Doit-on mentir, ignorer, cacher à l’ami le fait qu’on a vu son travail ?

     

    Comment dire « je t’aime » et en même temps «  je n’ai  pas aimé ce que tu as fait ».

     

    Ce soir, j’y réfléchis tranquillement, en solo, chez moi.

     

  • Big mother

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    Par Antonin Moeri





    Les hôtels construits sur l’île de Djerba pour les Européens moyens ayant réussi à économiser quelque argent, ces hôtels portent des noms éloquents: Palm Beach, Sun Club, Fiesta Beach, Golf Beach. Sur la terrasse de l’un d’eux, je fus arraché à ma rêverie par des hurlements: “Chier! L’ai raté, salaud! J’t’aurai, t’vas voir!” M’étant retourné, je vis un énorme gamin de sept ans crispé sur sa DS. On pouvait lire en grosses lettres imprimées sur son tee-shirt: WARREN.
    L’homme qui semblait être son père, un homme taillé dans le roc, fine moustache noire et accent de Marseille, tirait placidement sur un cigare foncé. La mère avait posé ses coudes sur la table, dos rond, l’air avachi. Elle tirait sur sa Gauloise en fixant je ne sais quoi. Grande femme très bronzée, habillée avec goût. L’après-midi, on la voyait intégralement nue, étendue au bord de la piscine. La chambre de ce trio donnait directement sur la pelouse au bout de laquelle nous prenions les repas. Un matin, elle et lui mastiquaient en silence leur beignet. “Maman, je dois faire caca!” hurla Warren depuis leur chambre.
    Me suis souvenu d’un assistant social rencontré lors d’un vernissage. La mère de cet assistant ne s’est pas contentée de lui torcher le derrière jusqu’à l’âge de neuf ans. Elle lui frottait énergiquement la fente avec une serviette humide, lui inspectant le trou avec gravité, trou qu’elle finissait par saupoudrer de talc. Le futur assistant social n’avait pu se dérober à la loi maternelle et il racontait cette histoire en esquissant un sourire poignant.
    Au Santa Barbara Beach, me suis demandé qui éprouvait la plus grande joie: le fils crotté ou la mère scrupuleuse.

  • Amélie Nothomb ou la naissance de l'écrivain

    Par Pierre Béguin

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    Puisque mon ami Alain Bagnoud se réjouit des possibilités de dialogues offertes par les blogs, ne nous en privons pas, dialoguons! Et parlons encore d’Amélie Nothomb. Mon billet de la semaine dernière contient, bien évidemment, toute l’outrance et la mauvaise foi du genre dans lequel il s’inscrit. Et même si je n’en retire rien, l’honnêteté me force à avouer que, sur la dizaine de livres que j’ai lus de cette auteure, j’en sauverai deux: L’Hygiène de l’assassin pour son originalité et parce qu’il est le fruit d’une écrivaine débutante de 25 ans alors très prometteuse, et Stupeurs et tremblements pour lequel Alain Bagnoud relève, à juste titre, certains mérites dans son billet de vendredi dernier. A ce propos, qu’il me permette d’ajouter mes commentaires et précisions à ses remarques.

    Il me semble qu’une des raisons du succès de Stupeurs et tremblements pourrait se situer dans ses emprunts systématiques aux contes de fée. Comme en témoignent le parcours initiatique de l’héroïne, sa problématique œdipienne (par exemple la figure paternelle sublimée incarnée par le Président Haneda), les travaux d’Amélie reléguée aux basses besognes comme Cendrillon, malgré des qualités évidentes et non reconnues, les agressions constantes de Fubuki qui rappellent celles des méchantes sœurs – ou demi sœurs –, le personnage d’Omochi dont les apparences physiques et le comportement rappellent celui de l’ogre, et bien d’autres emprunts encore. A ce niveau, Stupeurs et tremblements est à la littérature ce que fut Pretty woman au cinéma: une traduction dans le monde adulte moderne des archétypes du conte. Et cela plaît immanquablement par les échos d’enfance ainsi réveillés.

    Une autre raison de ce succès pourrait résider dans la dimension symbolique du roman. Le fonctionnement de l’entreprise Yumimoto ne se veut pas seulement représentatif  du fonctionnement de toutes les grandes entreprises japonaises, voire des us et coutumes du Japon, il se veut également un microcosme représentatif du fonctionnement même de l’univers, avec son Dieu (Haneda), son diable (Omochi) et ses créatures (les employés). Mais un univers qui reste foncièrement absurde, sans repères ni finalités: Dieu (le bon mais éthéré Haneda) ne répond pas aux interrogations angoissées des hommes, pas plus qu’il n’intervient dans leurs problèmes ou leurs malheurs, et les êtres se voient livrés impuissants au mal et contraints d’assumer des tâches pénibles, répétitives et privées de sens. Dans cet univers, l’homme doit pourtant assurer sa survie et, comme Sisyphe ou Amélie, trouver un sens à son existence (voir entre autres le délicieux épisode de la lettre à Adam Johnson).

    Ce n’est pas tout. La chute inexorable d’Amélie – qui, pourtant, aspire tout au long du récit à une élévation spirituelle – n’est pas seulement celle qui l’expulse de l’enfance, elle renvoie aussi au cadre biblique en ce qu’elle reproduit la chute de l’homme chassé du Paradis (les nombreuses métaphores bibliques le prouvent). Le passage par l’enfer où règne le diable Omochi est nécessaire, non pas pour détruire cet idéal de perfection mais pour le rendre inaccessible, ou plutôt abstrait, c’est-à-dire seulement accessible par l’Art ou l’écriture, à l’exclusion de la vie. Et c’est bien cette naissance de l’écrivain que raconte, avant tout, le roman. Dans l’optique d’une quête d’identité positive, les travaux d’Amélie s’identifient à ceux d’Hercule et remplissent la même fonction, tout spécialement le passage par les toilettes (pour Hercule les écuries d’Augias) qui obligent Amélie à affronter son ombre, le côté sombre et répugnant de sa nature, loin de l’idéal dans lequel ses illusions l’égaraient, pour accéder non seulement au statut d’adulte mais surtout à celui d’écrivain. En ce sens, deux personnages jouent un rôle essentiel: Fubuki et Omochi.

    Dans la relation très ambivalente, pour ne pas dire trouble, entre Amélie et Fubuki, la japonaise fait preuve d’une délectation sadique à rabaisser systématiquement l’européenne, à anéantir en elle toute forme d’individualisme, toute certitude sur ses capacités, toute fierté, toute rébellion même. A l’inverse, l’européenne semble éprouver un certain plaisir à être ainsi humiliée et réduite à néant. Tout se passe comme si les deux femmes avaient mutuellement besoin de cette relation sado masochiste sublimée, la japonaise parce que, happée par le fonctionnement de l’entreprise et victime de l’éducation destructrice que le Japon réserve aux femmes, elle ne pouvait exister (et éprouver du plaisir) qu’en piétinant et en faisant souffrir à son tour, l’européenne parce que sa naissance à l’écriture devait passer par une épreuve traumatisante qui expulse le moi du paradis pour lui permettre, à travers son propre anéantissement, de se construire une identité d’écrivain. Quant à Omochi (le moche), son poids (les obèses sont légion dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, indices d’une identité – celle d’Amélie? – qui ne parvient pas à se fixer sur la norme pour ne s’intéresser qu’à ce qui la déborde), son appétit démesuré, ses colères volcaniques en font un être fondamentalement trivial et abject, tout de chair et de pulsions, qui n’a pas dépassé le stade de l’oralité dans ses relations à autrui, un monstre qui terrorise son entourage. En ce sens, il endosse parfaitement la fonction traditionnelle de l’ogre dans les contes: il représente la peur des forces primitives que doit affronter l’enfant pour devenir adulte et sortir de son univers idéal et immatériel. Un cheminement que doit effectuer Amélie, elle qui n’aspire, au début du roman, qu’à un idéal ascétique, incarné par sa vision du Japon et personnifié par Fubuki et le Président Haneda. La figure de l’ogre n’existe dans l’esprit d’Amélie que parce qu’elle est nourrie de la figure de l’idéal, c’est-à-dire de l’immatérielle perfection. Cet affrontement constitue donc une étape indispensable à la reconstruction de son identité et à sa naissance en tant qu’écrivain, même si elle doit pleurer comme une gamine devant le monstre et «bouffer» sous la contrainte du chocolat vert pour entrer de force dans ce système de valeurs primitif que l’enfant qui ne veut pas mourir en elle s’évertue à refouler.

    Notons – et c’est un point essentiel – que, contrairement au dénouement traditionnel du conte, des doutes subsistent sur la capacité d’Amélie à dépasser son complexe œdipien: malgré les humiliations, jamais elle ne déroge à la recommandation de son père de tout faire pour préserver les bonnes relations nippo-belges, pas plus qu’elle ne remet en cause l’idée très haute qu’elle se faisait du Japon. Simplement, elle admet que cette représentation idéale est, comme Haneda qu’elle rencontre – symboliquement – une dernière fois avant de quitter l’entreprise, hors de portée. La vision mythique et idéale qu’elle avait gardée de son enfance au Japon lui est désormais interdite. Elle appartient au paradis perdu et impossible à regagner. Si ce n’est par l’écriture.

    Un des grands mérites de Stupeurs et tremblements est d’affirmer une fois de plus, par une histoire originale et moderne, délicieusement saupoudrée d’humour et d’auto dérision comme une réponse à l'absurde, les liens indéfectibles qui lient l’écriture au complexe d’Œdipe. Œdipe, le boiteux, quintessence même de la figure de l’écrivain…