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Amiel et Roland Jaccard (2)

par Jean-François Duval

 
3. (suite)

A vrai dire, l’intérêt que Jaccard porte à Amiel, s’il est compréhensible, est aussi des plus intrigants. Certes, les deux écrivains ont des points communs : sur le plan formel, une même attirance pour le journal intime, que chacun aura tenu sa vie entière, une même aptitude à tout dire, y compris ce qui pourra heurter, scandaliser le lecteur. Et sur le plan du « contenu », un même sentiment de « passer à côté de la vie », et de n’être plus, après l’âge des illusions adolescentes, que des « morts-vivants ». Bref un sens aigu de la vacuité de toute chose et de cette vie quotidienne qui est notre lot à tous. Mais surtout, en réponse à cette fatale « inexistence » (Amiel compare la sienne à une bulle de savon à peine irisée) – un même attrait, une même irrésistible inclination pour ce qui pourrait éventuellement la colorer : les femmes, pour autant que celles-ci prennent le visage de l’idéale « sylphide » de Chateaubriand (la sylphide se muant en nymphette chez Jaccard). Accordons leur aussi en partage un art assez similaire de savoir les faire souffrir malgré soi (Benjamin Constant se révélant leur plus sérieux rival dans Adolphe). 

Unknown-6.jpegPour ce qui est d’Amiel, en effet, on l’ignore trop : le « pauvre » Amiel était bel et bien un « homme à femmes ». Une sorte d’Adolphe indéterminé qui n’aurait eu aucune peine à connaître maintes « bonnes fortunes » s’il s’y était décidé : des dizaines de femmes se sont éprises de lui et n’attendaient qu’un geste, qu’un mot, qu’une invite de sa part. (En vain, sauf une fois, quand Amiel, à 39 ans, se surpris à céder, en estimant qu’il aurait au fond bien pu s’en passer, « c’est bien peu de chose »). Voilà déjà ce qui sépare nos deux hommes : Roland Jaccard, devant un plus grand nombre encore de « bonnes fortunes », n’en a jamais repoussé aucune (en quoi il se révèle un homme plus élégant que son prédécesseur genevois). Littérairement parlant, cela présente un avantage : il lui est permis de rendre son Amiel charnellement un peu plus vivant, de rendre sa vie sexuelle, et donc sa vie tout entière, un peu moins fade. 

 4.

Attardons-nous sur une autre distinction. 

images-1.jpegAmiel, faut-il le rappeler, est le champion toutes catégories de l’Indécision, les 17'000 pages de son Journal sont là pour en témoigner, et c’est un témoignage sans équivalent dans toute l’histoire littéraire de l’humanité. L’indécision est la caractéristique majeure du bonhomme (on peut même penser que c’est le moteur le plus puissant de son Journal et ce qui fait bonne part de son intérêt). Cette indécision fondamentale le poussait par exemple – c’est le genre d’anecdote que tout le monde adore – à établir des listes de 50 à 80 femmes susceptibles de remplir auprès de lui la très désirée fonction d’épouse. Ainsi établissait-il de hautes colonnes comparatives, où il notait les qualités et les défauts de chacune. Tout, du degré d’intelligence, de la beauté éventuelle, du statut social jusqu’à la dot (un aspect non négligeable pour lui) entrait en ligne de compte. Bien entendu, la somme des désavantages finissait toujours par l’emporter et il n’en épousa aucune. Pas une seule ne répondait à l’idéal chateaubrianesque d’une sylphide, qui plus est, aux qualités domestiques. Sur ce point, et parce qu’il ne ne réclame pas ces dernières, l’idéal jaccardien se révèle supérieur. Si comme Amiel, Jaccard entretient bien l’idée (tout aussi chère à Proust) d’une « poupée intérieure », on l’imagine très mal s’embarrasser d’aussi comiques calculs. Rien ne lui est plus étranger que l’esprit comptable (voire économe), tous ses amis connaissent son goût des palaces, et son caractère généreux.

Bref, autant Amiel est un homme de calculs et s’y empêtre, autant Jaccard s’en sort, par un art souverain de la désinvolture et d’une indifférence bien comprise. images-2.jpegA preuve : là où Amiel pond 17'000 pages, Jaccard se limite à 138 pages. Cela en dit long. En tout, Amiel analyse, établit des catégories, examine, pour finalement ne rien décider (encore qu’il juge chez Chateaubriand René supérieur à Atala, modeste exploit dans la mesure où il est beaucoup plus facile de trancher entre les livres qu’entre les femmes). A l’inverse, Jaccard aime être tranchant (n’importe quel graphologue penché sur son écriture manuscrite vous le dira). 

5.

De plus, Jaccard est un auteur d’aphorismes, souvent des plus cinglants ! Il a le goût de la formulation courte (y compris dans ses nombreux journaux : les entrées y abondent, mais l’auteur dans chacune d’elles préfère souvent se ranger à la litote). Cioran allait jusqu’à dire que s’il affectionnait autant la forme aphoristique, c’est parce qu’elle lui semblait relever de la posture du tyran. En effet, le « tyran » ou le « dictateur » décrète. Et l’aphorisme fait de  même : il « ne s’abaisse pas » à argumenter, il affirme, il n’hésite jamais. En quoi c’est une forme résolument antinomique à la pensée d’Amiel (même si l’on peut s’amuser à extraire des maximes de son Journal). Bref, l’aphorisme, par essence, témoigne d’un esprit de décision dont Amiel est absolument, congénitalement dépourvu. Dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel, le lecteur goûtera donc tout particulièrement le tour aphoristique que Jaccard, mine de rien, donne ici ou là (quitte à synthétiser la pensée d’Amiel) à la langue du grand indécis. 

* Roland Jaccard, Les Derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel, éditions Serge Safran, 2018.  

** Le Journal d'Amiel (texte intégral) est publié aux éditions l'Âge d'Homme.                                                                                 

(A suivre)

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