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  • Les écrivains ne meurent jamais

    par Jean-Michel Olivier

    Je dois vous avouer que 80% des livres que je lis me tombent des mains (un peu plus, concernant la littérature romande). Autofictions poussives, confessions pleurnichardes, polars mal ficelés, romans qui sonnent creux, best-sellers confits de niaiserie : la liste serait trop longue à établir.

    « On publie trop, disait Jacques Chessex. Mais l'on n'écrit pas assez. » 

    images.jpegPourtant, la littérature a d'autres trésors à offrir. Jim Harrison  par exemple (1937-2016), qui vient de nous quitter, après une vie passée à boire et à écrire, à faire ripaille et à pêcher le saumon, à aimer les femmes et les Indiens, du Michigan (où il est né) à l'Arizona (où il est mort). Une œuvre d'une sauvagerie essentielle, d'une liberté totale, d'une soif de vivre communicative. Il faut relire d'urgence La Route du retour ou Entre chien et loup, ou encore son autobiographie En marge (saluons, au passage, le talent de son inégalable traducteur, Brice Matthieussent, qui a su rendre la langue rude et burinée de l'auteur).

    Parmi les auteurs essentiels, il faut relire aussi Violette Leduc (1907-1972) — peut-être la plus grande « écrivaine » française du XXe siècle. images-2.jpegUn style unique, une langue ciselée, une douleur qui transforme chaque phrase en flux poétique. Je relisais ces jours-ci L'Affamée, ce bref roman où Violette Leduc raconte son amour pour Simone de Beauvoir : amour, admiration, attirance — aimantation plutôt. On n'a rien écrit de plus fort sur le sujet. À part, bien sûr, L'Asphyxie ou La Bâtarde, ces chefs-d'œuvres absolus.

    Pâques est le temps d l'espoir. Les écrivains ne meurent jamais.

    * Jim Harrison, Entre chien et loup, La Route du retour, En marge, Éditions 10/18.

    ** Violette Leduc, L'Affamée, L'Asphyxie (Folio) et La Bâtarde (L'Imaginaire, Gallimard)

  • Condamné au bénéfice du doute

    Vient de paraître:

     

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    Louis Kurmann est sauvagement assassiné un soir dans son pavillon de campagne. Six semaines plus tard, l’enquête désigne un surprenant coupable: Maître Philippe Joncour, avocat et civiliste de réputation internationale, chef d’un parti politique influent, notable au-dessus de tout soupçon. Un coupable inconcevable qui clame son innocence mais qu’un incroyable faisceau d’indices accuse. L’agitation du procès ne fait qu’aggraver un mystère que le verdict contradictoire ne parvient pas à éclairer. Condamné à sept ans de prison, Philippe Joncour, parvenu alors au crépuscule de sa vie, entend rouvrir son procès à sa manière en postulant la vérité des êtres plutôt que des faits ou des circonstances, et en confessant certains dessous ténébreux qui ne pouvaient s’exprimer dans le prétoire.

    Philippe Joncour, dont l’innocence semble aussi improbable que la culpabilité est absurde, est-il un narrateur crédible ou indigne de confiance? Dans ce dédale de mentir-vrai, parviendra-t-il à convaincre son auditoire?

    S’inspirant directement de la plus célèbre affaire judiciaire qui a secoué Genève au siècle dernier, l’auteur intègre à la confession de son personnage des fragments du procès, à la manière des chœurs de la tragédie grecque, transformant ainsi le roman en tribunal, et le lecteur en juré. A ce dernier finalement de rendre son verdict…

     

    Pierre Béguin, Condamné au bénéfice du doute, Bernard Campiche Editeur, 2016

  • le walser de sebald

    par antonin moeri

     

    Sebald a enseigné pendant dans de longues années la littérature de langue allemande dans une université anglaise. On imagine à quel point ses cours devaient passionner les étudiants, car il entretenait une relation très personnelle avec les auteurs ou les êtres qui l’intéressaient. Dans «Le Promeneur solitaire», Sebald nous apprend qu’il essaie de rendre hommage à ces gens ou à ces auteurs-là, de tirer son chapeau devant eux «en leur empruntant une belle image ou quelque formule particulière». Voyant les portraits de Walser à l’époque de Herisau, il a l’impression d’avoir son grand-père sous les yeux, un homme avec qui il s’est «promené dans une région ressemblant beaucoup à l’Appenzell».

    Ce qui frappe Sebald sur ces photos, c’est la simplicité helvétique avec laquelle s’habille Robert, apparence rangée qui contraste «avec les airs de dandy bohème qu’il se donnait au début de sa carrière», époque où il commença de développer ce que Gilles Deleuze nomme une «littérature mineure»: «dépeindre en se moquant des détails insolites». Néologismes capricants; métaphores surprenantes; volubilité narrative; délicieuses digressions. Tout ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut obtenir l’adhésion des commentateurs professionnels et des fonctionnaires culturels. Bricolages linguistiques «peu compatibles avec les exigences de la grande culture». Colifichets littéraires ne pouvant rivaliser avec les nouveautés coulées en bronze qui faisaient sensation au début du siècle passé.

    Les personnages que Walser met en scène sont «des créatures étrangement irréelles qui apparaissent à la périphérie de son champ de vision (...) défilé ininterrompu de masques servant à la mystifcation autobiographique». Sebald compare ces personnages à ceux de Gogol, des personnages «qui ne savent plus très bien s’ils se trouvent au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase», des personnages qui n’auraient pu, au grand jamais, surgir dans un roman ancré dans le terroir, un de ces romans qui avaient du succès dans les années vingt-trente. Walser entre alors en clandestinité. Sebald dit que l’auteur biennois se trouve «rejeté dans l’illégalité et les archives d’une véritable émigration intérieure».

    Imaginons un instant la tête d’un dignitaire nazi lisant le livre d’un auteur qui parle «de la petite fille qu’il aurait aimé être, de la satisfaction qu’il éprouve à porter un tablier, de sa tendance à se sentir intéressant quand il est observé». Imaginons le dignitaire qui ne peut apprécier qu’une «littérature infectée par l’idéologie». Comme Kraus, Walser ne trouve pas les mots pour parler d’Hitler. «Par le biais d’une sorte de politesse anarchiste», il tient à distance les gesticulateurs sûrs de leur droit, lui qui était «tout sauf politiquement naïf».

    C’est ce Walser-là qui accompagnait Sebald sur les chemins qui ne mènent nulle part. C’est par les yeux de cet auteur-là que Sebald s’imaginait voir le Seeland, l’île Saint-Pierre «baignant dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore».

    Lire un texte de Sebald sur un auteur par qui il s’est senti attiré, c’est se laisser dériver sous un ciel strié de longs filaments mauves, c’est retrouver l’allégresse que nous connaissons en découvrant d’autres rivages, c’est ressentir l’irrépressible besoin de relire «Le brigand», «L’araignée verte» et «Permettez-moi, madame».

    W.G.Sebald: Séjours à la campagne, Actes Sud, 2005

  • Julie Guinand, dérives asiatiques

      Julie Guinand, dérives asiatiquesOn peut beaucoup admirer, ces temps-ci, dans les journaux et sur les réseaux sociaux, les poses viriles, tatouées, testostéronées, des jeunes auteurs romands qui squattent le devant de la scène littéraire. Ces beaux jeunes gens musclés prennent tellement de place qu'on en oublierait qu'il y a également des femmes talentueuses dans le mouvement de renouveau actuel de la littérature romande!

     

    Par exemple Xochitl Borel dont le livre L'Alphabet des anges fait une très belle carrière, accumulant les prix et les rééditions. Ou Julie Guinand, qui vient de sortir un livre aux éditions d'autre part, dérives asiatiques. Elle y évoque l'Orient et l'Occident, passe du Saut du Doubs à Tokyo, et propose des histoires contrastées qui interrogent les valeurs et les modes de vie avec finesse et intelligence.

     

    Une des originalités de ces nouvelles, c'est que les personnages y constituent des fonctions. Ils sont le résultat d'un lieu, d'un milieu et des valeurs qui y ont cours. Habités par des manières de voir, par des mouvements de fond qui les dépassent et qui les constituent, ils sont le produit de leur époque, d'une époque qui unit les fonctionnements alternatifs et les désirs de confort.

     

    C'est vrai pour Thomas, qui a fait ses études d'architecte à l'EPFL de Zürich. Habité par une vision d'habitation à l'échelle humaine, il construit près des Brenets un tulou, une maison traditionnelle chinoise ronde, dans laquelle il emménage avec sa femme asiatique et son fils. Thomas poursuit un rêve de développement durable et de cohabitation alternative et fraterne  Julie Guinand, dérives asiatiqueslle. Dans la plus grande incompréhension des valeurs de son épouse, qui, elle, voulait épouser un Occidental pour acquérir un mode de vie que son mari refuse. L'histoire douce-amère se termine de façon paradoxale, le tulou devenant finalement une discothèque branchée.

     

    On voit par cet exemple la méthode de Julie Guinant, qu'accentue parfois par un peu de futurisme. Ses personnages incarnent des rôles qu'ils se donnent ou qu'on leur donne. La nanny de la première histoire est ainsi singulièrement représentative : c'est un robot avec toutes les fonctions adéquates, l'individualité comprise. Même quand ils sont fortement particularisés, (par exemple un artiste alternatif devenu célèbre grâce à une installation de sable et de fil de fer barbelé, repéré par un promoteur et collectionneur important), ils représentent les divers mouvements d'un siècle dont ils interrogent et mettent à nu les mécanismes.

     

    Tout l'intérêt de l'écriture est là, dans ce regard tendre, neuf, sensible et lucide sur des valeurs qui habitent les gens et les isolent dans leur bulle, de sorte qu'ils sont souvent manipulés par ce qu'ils croyaient maîtriser. Un décalage qui est redoublée par l'écart des valeurs entre l'Asie et l'Europe, deux continents pris dans des mouvements sociaux de fonds.

     

     

     

    Julie Guinand, dérives asiatiques, éditions d'autre part

  • Le regard de Méduse

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpeg« Regardez-moi dans les yeux ! » semble nous dire Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Mais où sont ses yeux ? Qui se cache derrière ces lunettes noires qu’elle a rendues célèbres ?

    Pourtant, le regard, d’emblée, est distrait par une foule d’accessoires : le gobelet que l’actrice tient dans sa main gauche (que contient-il ?). La serviette blanche qu’elle porte au poignet. Ses avant-bras gantés de noir. La rivière de diamants qui brille à son cou.

    Oui, tout, dans cette image, semble nous détourner de l’essentiel.

    Mais c’est une ruse, bien sûr, imaginée par Blake Edwards, le réalisateur de Breakfast at Tiffany’s (1961), pour rendre le regard d’Audrey Hepburn plus mystérieux, et plus profond.

    Car derrière ces Ray-Ban Wayfarer se cache le regard de Méduse.

    Le regard qui fascine et qui tue.

    Audrey Hepburn, égérie des sixties, c’est un look, un genre, une silhouette. À cent lieues des blondes artificielles à forte poitrine (Jane Mansfield, Marilyn Monroe) dont raffole le cinéma de cette époque. Un look distingué et discret. Un petit fourreau noir qui dégage les épaules. Deux boucles d’oreilles en diamant. Une silhouette frêle et longiligne.

    Et surtout ces lunettes de soleil qui attirent le regard.

    La femme moderne, la femme fatale, avance masquée, comme Audrey Hepburn. Impossible de saisir son regard. Ses secrets. Ses bonnes ou mauvaises intentions. C’est elle, sûre de son pouvoir, qui dicte les règles du jeu. Sur l’échiquier des sentiments, c’est elle, désormais, qui fait la loi.

    Méfiez-vous des femmes qui portent des lunettes noires ! Elles sont irrésistibles. Armées de leurs Ray-Ban, elles partent à la conquête du monde. Personne ne peut les arrêter. Bijoux. Parfums. Voiture de luxe. Rien ne les rassasie. Le diable, dit-on, se cache dans les détails. Audrey Hepburn nous montre que l’essentiel, c’est toujours l’accessoire. Ici les lunettes noires, qu’elle a mises à la mode, et qui cachent son regard.

  • air de cousinage

    par antonin moeri

     

    Le lecteur songe à «La Faim» de Knut Hamsun en lisant le récit «Et une nouvelle terre...» Hohl avait-il lu le roman de l’auteur norvégien lorsqu’il travailla aux huit ou dix versions de sa nouvelle? Le JE de Hamsun est un jeune homme qui se rêve écrivain, le IL de Hohl est un jeune homme qui se rêve peintre. On assiste, dans les deux récits, aux vagabondages et aux effets de la faim sur les protagonistes.

    Andreas W., le «peintre» qu’imagine Hohl se voit abandonné de tous. Il rencontre un étudiant communiste qui, ayant le sens de l’Autre, lui offre à boire. Au bord du Danube (ah oui, l’histoire se passe à Vienne, où Hohl vécut de mai à décembre 1930), W. s’abîme dans une longue contemplation. Il sent les vagues couler en lui. Au cours d’une autre errance, la sensation de la faim devient si violente qu’il imagine un plat somptueux, nourriture revigorante qu’il n’avalera qu’en rêve.

    C’est que les hallucinations ne cessent désormais d’assaillir le loqueteux qui tangue, chancelle, se traîne d’un banc à l’autre. Avec les deux schillings que lui donne une connaissance, il peut enfin s’offrir un repas. L’espoir monte alors en lui d’une nouvelle façon de peindre, plus fabuleuse. Mais le lendemain, nouvelles hallucinations. Il erre tel un cadavre et croise un bourgeois d’une élégance irréprochable. Poussé par une force obscure, W. assène un violent coup de poing à ce fat d’opérette. Intervention des flics. On emmène le «fou» dans un asile où un psychiatre, après quelques investigations, finira par affirmer: «La vie qu’il mène peut avoir une mauvaise influence sur son état mental».

    La crise que Hohl met en scène est celle d’un individu que le manque de nourriture rend dingue. Après le seul repas pris pendant ces jours de détresse, W. rêve d’une maison à la campagne, où brille le soleil de la plénitude, où les grillons stridulent. Le narrateur norvégien fait le même genre de rêve: dans une salle où le soleil rayonne et où passe «la symphonie d’une musique ravissante», il sent les bras d’une femme autour de son cou, l’haleine de cette femme sur son visage. Le jeune homme qui se rêve écrivain et celui qui se rêve peintre sont tous deux victimes d’accès de rage subite et finissent par agresser physiquement et sans motif le premier quidam croisé dans la rue.

    Hohl aurait-il lu «La Faim» en 1930 (roman publié en 1890). C’est en tout cas ce que lui reprocha le rédacteur culturel de la Frankfurter Zeitung en refusant son texte en 1932. Or Hohl affirma n’avoir pas lu une ligne de ce «roman» à l’époque où il travaillait aux différentes versions de «Et une nouvelle terre...».

    Ludwig Hohl: Et une nouvelle terre... dans Le petit Cheval, L’Aube 1991 Knut Hamsun: la Faim, Livre de Poche, 2004

  • Bref éloge des salons*

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    par Jean-Michel Olivier

    Au commencement, il y a le désir ; s’il n’y a pas de désir, il n’y a pas de commencement.

    En 1986, je lance, avec deux amis proches (Anne de Charmant et Frank Fredenrich) une revue culturelle : SCÈNES Magazine. Le désir était fort. Et un peu inconscient. Il n’y avait pas, en Suisse romande, de magazine exclusivement consacré à l’actualité artistique. Le pari était fou. Il tient toujours, 30 ans plus tard.

    La même année, Pierre-Marcel Favre et quelques autres (dont l’éditeur Vladimir Dimitrijevic) lancent à Genève le premier Salon du Livre et de la Presse. C’est un pari risqué. images-3.jpegÀ l’époque, il suscite des sourires gênés ou des remarques acerbes. La Suisse est un petit pays : qui cela peut-il bien intéresser ? On n’aime pas, chez nous, les têtes qui dépassent. Et, au Salon du Livre, il y a beaucoup de têtes qui dépassent…

    Lors de l’inauguration, je m’en souviens, les stands n’étaient pas si nombreux (et beaucoup étaient vides). Les journaux de la place, qui avaient accepté de jouer le jeu, occupaient les postes les plus en vue. Avec SCÈNES Magazine, nous avions un emplacement stratégique. Cela nous permit de présenter notre toute nouvelle revue à une foule de lecteurs, plus ou moins curieux, dont une grande partie s’abonnèrent sur-le-champ (c’est au Salon du Livre que la revue recrute le plus de nouveaux abonnés). Pour moi, ce fut également l’occasion de croiser, au carrefour des allées, des écrivains que je rêvais de rencontrer, comme Antonio Tabucchi, Pascal Quignard, Jacques Chessex, Alexandre Zinoviev, Pascal Bruckner, Bouthaina Azami (photo ci-contre) images-2.jpeget tant d’autres. De ces rencontres inopinées, autour d’un verre de vin ou d’une tasse de café, est née une amitié qui dure encore...

    Au fil des ans, le Salon s’est transformé. Des journaux ont disparu (Le Journal de Genève et La Suisse). D’autres sont apparus (Le Temps). Il a pris, peu à peu, des allures de grand souk — ce qui a découragé certains visiteurs qui s’y rendaient chaque année. Trop de bruit ! Trop de remue-ménage ! Les livres aspirent à la solitude et au silence de la lecture.

    Lieu de rencontre, d’échange et de débats, le Salon du Livre est devenu indispensable. Pour les éditeurs, qui peuvent exposer leurs livres. Pour les auteurs, qui peuvent rencontrer leurs lecteurs (s’ils le souhaitent). Pour les journalistes, qui voient se rassembler, à cette occasion, tout le petit monde littéraire, dispersé aux quatre coins de la francophonie. Pour le public, enfin, c’est-à-dire vous, moi, qui peut se retrouver autour d’une passion commune pour la littérature.

    * Ma contribution au magnifique ouvrage édité par Isabelle Falconnier et Adeline Beaux à l'occasion du 30è anniversaire du Salon du Livre de Genève.