le walser de sebald (13/03/2016)
par antonin moeri
Sebald a enseigné pendant dans de longues années la littérature de langue allemande dans une université anglaise. On imagine à quel point ses cours devaient passionner les étudiants, car il entretenait une relation très personnelle avec les auteurs ou les êtres qui l’intéressaient. Dans «Le Promeneur solitaire», Sebald nous apprend qu’il essaie de rendre hommage à ces gens ou à ces auteurs-là, de tirer son chapeau devant eux «en leur empruntant une belle image ou quelque formule particulière». Voyant les portraits de Walser à l’époque de Herisau, il a l’impression d’avoir son grand-père sous les yeux, un homme avec qui il s’est «promené dans une région ressemblant beaucoup à l’Appenzell».
Ce qui frappe Sebald sur ces photos, c’est la simplicité helvétique avec laquelle s’habille Robert, apparence rangée qui contraste «avec les airs de dandy bohème qu’il se donnait au début de sa carrière», époque où il commença de développer ce que Gilles Deleuze nomme une «littérature mineure»: «dépeindre en se moquant des détails insolites». Néologismes capricants; métaphores surprenantes; volubilité narrative; délicieuses digressions. Tout ce qu’il ne faut pas faire si l’on veut obtenir l’adhésion des commentateurs professionnels et des fonctionnaires culturels. Bricolages linguistiques «peu compatibles avec les exigences de la grande culture». Colifichets littéraires ne pouvant rivaliser avec les nouveautés coulées en bronze qui faisaient sensation au début du siècle passé.
Les personnages que Walser met en scène sont «des créatures étrangement irréelles qui apparaissent à la périphérie de son champ de vision (...) défilé ininterrompu de masques servant à la mystifcation autobiographique». Sebald compare ces personnages à ceux de Gogol, des personnages «qui ne savent plus très bien s’ils se trouvent au milieu de la rue ou au milieu d’une phrase», des personnages qui n’auraient pu, au grand jamais, surgir dans un roman ancré dans le terroir, un de ces romans qui avaient du succès dans les années vingt-trente. Walser entre alors en clandestinité. Sebald dit que l’auteur biennois se trouve «rejeté dans l’illégalité et les archives d’une véritable émigration intérieure».
Imaginons un instant la tête d’un dignitaire nazi lisant le livre d’un auteur qui parle «de la petite fille qu’il aurait aimé être, de la satisfaction qu’il éprouve à porter un tablier, de sa tendance à se sentir intéressant quand il est observé». Imaginons le dignitaire qui ne peut apprécier qu’une «littérature infectée par l’idéologie». Comme Kraus, Walser ne trouve pas les mots pour parler d’Hitler. «Par le biais d’une sorte de politesse anarchiste», il tient à distance les gesticulateurs sûrs de leur droit, lui qui était «tout sauf politiquement naïf».
C’est ce Walser-là qui accompagnait Sebald sur les chemins qui ne mènent nulle part. C’est par les yeux de cet auteur-là que Sebald s’imaginait voir le Seeland, l’île Saint-Pierre «baignant dans la lumière laiteuse et tremblante de l’aurore».
Lire un texte de Sebald sur un auteur par qui il s’est senti attiré, c’est se laisser dériver sous un ciel strié de longs filaments mauves, c’est retrouver l’allégresse que nous connaissons en découvrant d’autres rivages, c’est ressentir l’irrépressible besoin de relire «Le brigand», «L’araignée verte» et «Permettez-moi, madame».
W.G.Sebald: Séjours à la campagne, Actes Sud, 2005
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