Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • l'infâme

     

     

    par antonin moeri

     

     

    ramirez, edgar_carlos_01.jpg

     

     

     

    Parmi la trentaine de portraits fictifs que Bolaño dresse dans «La littérature nazie en Amérique», il y a celui d’un véritable salaud et, pour ce salaud-là, nulle circonstance atténuante. Il sera traqué comme un criminel de guerre.

    Au moment du coup d’État au Chili, en 1973, Carlos Ramirez Hoffman participe à un atelier d’écriture. Il flirte avec deux poétesses, fume des joints avec elles, puis les assassine. Beaucoup de gens disparaissent à cette époque, parmi lesquels un Indien nabot qui traduit Jouffroy, Denis Roche, Claude Pélieu, et qui reparaîtra en RDA. Le narrateur est alors emprisonné. Dans la cour d’un centre de détention, il joue aux échecs avec des détenus. Il voit un avion écrire un poème dans le ciel avec des fumigènes (allusion en forme d’hommage à l’avion qui écrit des lettres dans le ciel de Londres, au début du roman de Virginia Woolf, «Mrs Dalloway», ce bijou narratif que Thomas Bernhard admirait). Le narrateur de Bolaño apprendra que Hoffman pilotait cet avion. Homme audacieux, Hoffman accomplit d’autres prouesses aériennes. Lors d’un meeting, il exécute des acrobaties puis écrit des phrases dans le ciel du genre: «La mort est Chili». Les gens pensent que le pilote est devenu fou.

    Après ce meeting, Hoffman organise une exposition de photos dans sa chambre. Les visiteurs doivent y accéder l’un après l’autre. Une femme en ressort le visage décomposé et vomit dans le couloir. À partir de cette nuit-là, les informations sont confuses. Il aurait changé de nom. Il aurait été expulsé des forces aériennes. Il aurait organisé des happenings, écrit une bizarre pièce de théâtre, «où le sadisme et le masochisme sont des jeux d’enfants», publié divers textes dans des revues au Chili, en Uruguay, au Brésil, en Argentine. La piste de Hoffman se perd en Afrique du Sud, en Allemagne, en Italie, au Japon où il est considéré comme un précurseur dans le domaine de l’art.

    «En 1992, son nom est cité dans une enquête judiciaire sur les tortures et les disparitions». Un officier de l’armée affirme que «Hoffman avait raison quand il disait qu’on ne devait pas laisser vivant un prisonnier qu’on avait préalablement torturé». On oublie Hoffman jusqu’au jour où un ancien policier de l’époque d’Allende se rend chez le narrateur à Barcelone pour essayer de retrouver la piste du criminel. L’ex-flic apporte des revues que le narrateur doit parcourir. Dans l’une d’elles, le narrateur croit reconnaître le style de Hoffman. C’est l’organe officiel d’un mouvement appelé «écriture barbare», qui organise des messes noires où l’on maltraite les livres classiques, couvre de merde des pages de Chateaubriand, urine sur les romans de Stendhal, tache de sang des exemplaires de Flaubert.

    Dans une revue, il est question d’un photographe qui passait ses nuits à «observer l’amour dans ses manifestations les plus variées: couples, trios, groupes». L’ex-policier apporte des vidéos porno dans lesquelles on sent la présence de Hoffmann, qui est sans doute derrière la caméra. Le lecteur apprend «l’histoire d’un groupe qui faisait des films porno dans une ville. Un beau matin, on les retrouve tous morts». Deux mois plus tard, l’ex-flic réussit à localiser la bête immonde non loin de Barcelone, dans un immeuble de huit étages. Le narrateur doit se poster dans un bar en face de cet immeuble, pour essayer de reconnaître l’homme. Il lit Bruno Schulz, puis voit entrer dans le bar Hoffman qui a beaucoup vieilli. «Il ne ressemble ni à un poète ni à un ancien officier des Forces aériennes».

    Assuré qu’il s’agit de la cible, l’ex-flic va monter dans l’immeuble. Le narrateur lui demande de ne pas le tuer. «Ce type ne peut plus faire de mal à personne». Mais l’ordre doit être exécuté. Ils se quitteront sur le quai de la gare Plaza Catalunya, à Barcelone. Bon, le lecteur est satisfait. Justice est rendue. L’infâme a été supprimé. À 48 ans, il aurait pu encore faire du mal. L’auteur ajoute pourtant: «Nous pouvons tous faire du mal». Les registres vont du fantastique au polar en passant par le roman d’espionnage. L’auteur prend un malin plaisir à dresser le portrait de Carlos, portrait moins convaincant que les autres (car Bolaño ne laisse aucune chance à Carlos Ramirez Hoffman), qui correspond plutôt à l’image du criminel de guerre véhiculée par les médias.

     

     

     

    Roberto Bolaño: La littérature nazie en Amérique, Bourgois, 2011

  • Blogres au Salon du livre

     

    web%20DSCN0157.jpg

    Vos écrivains seront au Salon du livre de Genève 2013. Voici les manifestations auxquelles ils participeront, par ordre alphabétique :

     

    Alain Bagnoud

     

    Mercredi 1 mai, 14 - 16 h, signature aux Editions de L'Aire

    Vendredi 3 mai, 15 h, débat, Un jour je serai écrivain, Place Suisse

    Vendredi 3 mai, 17 h, Signature pour le recueil de nouvelles Léman noir, stand 1420

     

    Pierre Béguin

    Mercredi 1 mai, 14 - 16 h, signature aux Editions de L'Aire

    Vendredi 3 mai, 14 - 16 h, signature aux Editions de L'Aire

    Vendredi 3 mai, 17 h, débat, Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure, Place suisse

    Vendredi 3, 19 h 30 h : Présentation du livre d'hommages à Yvette Z'Graggen sur le stand des éditions de l'Aire.

     

    Antonin Moeri

     

    Vendredi de 15 à 18 heures, signature au stand Campiche

     

    Jean-Michel Olivier

     

    Mercredi 1er  mai,13h-13h45, projet Parrains-Poulains : conversation avec Isabelle Æschlimann, Place Suisse

    Jeudi 2 mai, 11h15-12h : L'Afrique telle qu'en Suisse, SALON AFRICAIN DU LIVRE, DE LA PRESSE ET DE LA CULTURE : Jean-Michel Olivier - Max Lobe - Nétonon Noël Ndjékéry

    Vendredi 3, 19 h 30 : Présentation du livre d'hommages à Yvette Z'Graggen (avec Pierre Béguin, Gilberte Favre et d'autres), sur le stand des éditions de l'Aire.

    Mercredi-jeudi-vendredi : dédicaces d'Après l'Orgie et L'Amour nègre, au Cercle.

     

    Pascal Rebetez

    Vendredi 3 mai, 14 – 15h, signature au Cercle de la librairie

    Vendredi 3 mai, 15 – 20, signature au stand Diffusion ZoéJ1063

    Dimanche 5 mai, 14 – 16 h, signature au Cercle de la librairie, précédé par Jean-Pierre Rochat, 11 – 13 h

    Dimanche 5 mai 16 – 17, signature au stand Diffusion Zoé, précédé par Jean-Pierre Rochat 13 –15H

     

    Les auteurs des éditions d'autre part signent pendant tout le salon au Cercle de la librairie et au stand Diffusion Zoé

     

    Serge Bimpage

     

    N'a rien publié cette année. Patience à tous ses fans.

     

  • Les fantômes de Chessex

    307310942.jpgLes écrivains, même oubliés ou disparus, se rappellent souvent à notre souvenir. C'est qu'ils ne meurent jamais complètement. Malgré la haine ou le désintérêt qu'ils ont suscité de leur vivant. Leurs livres, comme autant de fantômes, viennent réveiller les lecteurs blasés ou endormis que nous sommes. C'est le cas, ces jours-ci, de Jacques Chessex, dont le dernier roman (mais est-ce vraiment le dernier ?), Hosanna*, paraît trois ans et demi après sa mort théâtrale.

    Dans ce texte bref et intense, le grand écrivain vaudois joue une partition connue : celle du protestant contrit se prosternant bien bas devant son Seigneur, à la fois fascinant et injuste, aimant et sanguinaire. Au point que son amie Blandine lui lance un jour : « Tu as bientôt fini de faire le pasteur ? » Quand donc un écrivain est-il sincère ? Et quand cesse-t-il de jouer ? Le sait-il lui-même ? Chessex n'élude pas la question, reconnaissant sa duplicité essentielle. Et il le fait ici avec humour, n'hésitant pas à dénoncer cette pose qu'il prend souvent une plume à la main, et que tant de photographes ont immortalisée.

    Hosanna parle donc de mort et de salut, de faute et de rédemption, comme presque tous les livres de Chessex. Tout commence par la mort d'un voisin, la cérémonie funèbre, les chants de gloire et d'adieu à l'église, la mise en terre. Cet événement banal touche le narrateur au plus vif de lui-même. Unknown.jpegNon seulement parce qu'il appréciait ce voisin taciturne et ami des bêtes, mais aussi parce que cette mort, pour naturelle qu'elle soit, annonce bientôt la sienne. Et traîne derrière elle un cortège de fantômes, comme autant de remords, qui viennent hanter les nuits du narrateur. Des fantômes anciens et familliers, comme celui de son père, Pierre, mort d'une balle dans la tête en 1956. Mais aussi des fantômes nouveaux, si j'ose dire, comme ce jeune gymnasien, que JC appelle le Visage, obsédé par la mort, qui vient parler avec lui après ses cours à la Cité. Dialogue impossible entre deux blocs de glace. Le jeune homme, qui a lu tous les livres de l'auteur, se moque de lui et lui fait la leçon. « Vous parlez de la mort dans vos livres. Mais cela reste de la littérature. Moi, ce qui m'intéresse, ce n'est pas la littérature, c'est la mort. » Et le jeune homme s'en va sans que Chessex ait tenté que ce soit pour lui parler ou le retenir. Quelques jours plus tard, il se jettera du pont Bessières. Cauchemar ancien des livres de Chessex. Remords inavouable. Fantôme à jamais survivant.

    Il y en a d'autres, beaucoup d'autres sans doute, de ces fantômes qui viennent peupler les nuits de l'écrivain. Une fois encore, Chessex fait son examen de conscience. Comme s'il pressentait sa fin prochaine, inéluctable. Le lecteur est frappé par la force du style, la précision du langage aéré et serein, l'exigence, toujours renouvelée, de clarté et d'aveu. Ce qui donne à ce court récit le tranchant d'un silex longuement aiguisé. On y retrouve le monde de Chessex avec ses ombres et ses lumières, son obsession de la faute, ses fantômes. Mais aussi la femme-fée qui le sauve de lui-même, Morgane ou Blandine, et qui lui ouvre les portes du paradis au goût de miel et de rosée.

    * Jacques Chessex, Hosanna, roman, Grasset, 2013.

  • L'ère du soupçon

    par Jean-Michel Olivier

    images-3.jpegIl faut imaginer Adam heureux. Il était seul sur terre. Autour de lui, rien que la nature vierge et sauvage. Il pouvait délirer des heures dans la forêt sans que personne ne l’interrompe ou ne le contredise. Ève n’était pas encore là pour lui couper la parole. Mais parlait-il déjà ? Pour dire quoi et à qui ? Avait-il donné un nom aux fleurs des prairies, aux nuages du ciel, aux animaux qui menaçaient sa vie ?

     Le premier homme est important. Mais c’est un mythe : l’Unité primordiale, la Vérité immaculée, l’Origine pure. Tout cela a été inventé après coup. Par les religions, la philosophie, la morale. Il n’y a plus qu’une poignée de nostalgiques pour croire encore à l’unité indivisible de l’homme, et à sa pureté naturelle.

    Car tout commence, en vérité, avec le deuxième homme — autrement dit la femme. C’est Ève qui, en même temps qu’elle jette Adam dans les tourbillons de l’histoire et de la connaissance (c’est-à-dire de l’évolution), invente le langage. Les mauvaises langues prétendent d’ailleurs que depuis que la femme a inventé la parole, elle ne veut plus la rendre ! Oui, c’est l’autre qui invente la langue, qui suscite le dialogue, qui provoque la contradiction. C’est l’autre qui, par sa présence, son écoute, vous remet constamment à votre place quand vous vous égarez. C’est l’autre qui, d’un sourire ou d’un mot cruel, débusque vos mensonges.

     Avec le deuxième homme — disons la femme ! — commence l’ère du soupçon.

     Seul, l’homme n’existe pas. Il se ment sans cesse à lui-même. Il se berce d’illusions. Il se croit le maître du monde.

    DownloadedFile.jpegC’est ce qui est arrivé, il y a peu, à Jérôme Cahuzac, ministre français des Finances, donnant des leçons de morale à la terre entière avant de se prendre les pieds dans un tissu de mensonges. Certes, sa femme l’avait dénoncé. Médiapart a suivi. Et, comme une meute, les journalistes, l’ont dévoré vivant. C’est aujourd’hui le sort des gens que l’on soupçonne…

     En même temps, par un curieux hasard (à qui profite-t-il ?), des milliers de noms d’avocats et d’hommes politiques circulent sur des listes noires, les « Offshore leaks ». Tous des menteurs et des fraudeurs potentiels ! L’ère du soupçon est généralisée. Aux yeux de ces nouveaux inquisiteurs, tout le monde est suspect a priori. Il ne s’agit pas seulement de surveiller son voisin : il faut aussi le dénoncer si l’on remarque quelque chose d’anormal (on appelle ça des whistleblowers). La presse, chargée d’instruire le dossier, est ravie : elle peut jouer les redresseurs de tort. Le feuilleton est infini, et les tirages remontent. Mais est-ce bien moral ?

    Adam ne connaissait pas le soupçon. Il était seul et brave. Il luttait pour sa survie, terrassait des mammouths, traversait des fleuves à la nage. Était-il heureux pour autant ? Je n’en suis pas certain. Car quand il réalisait un exploit, à qui voulez-vous qu’il aille le raconter ?

  • L'infâme

     

     

     

    antonin moeri

     

     

    rr_bolano_070320090.jpg

     

     

     

    Bolaño use de tous les registres pour raconter ses histoires. Il passe avec une impressionnante virtuosité du fait divers à la bibliographie exhaustive, du polar au roman réaliste, du rapport de police à la pulp fiction, du style journalistique à l’envolée lyrique, du conte fantastique au roman d’espionnage, du jargon médical à la parodie burlesque. Mais au-delà de cette maîtrise, ce qui emporte l’adhésion du lecteur est sa capacité à faire du pire salaud un personnage presque attachant. C’est le cas dans l’un des portraits fictifs de «La littérature nazie en Amérique», portraits que l’auteur invente avec une jubilation contagieuse.

    Il s’agit d’Irma Carrasco, née à Puebla en 1910, morte à Mexico en 1966. Poétesse de tendance mystique, elle se dit amoureuse de la vie et rêve d’une nouvelle aube mexicaine. Elle fréquente les salons de la bonne société où elle rencontre un jeune architecte stalinien, grand séducteur, qui réalisera la première maison coloniale aux murs d’acier et de verre. Ces deux êtres magnifiques offrent l’image du couple idéal d’artistes fringants. Mais l’architecte a besoin d’épices encore plus fortes, il trompe bientôt Irma, la traite de tous les noms, finit par lui porter des coups. En 1937, ils se rendent en Espagne où Irma va échapper aux griffes du brutal en s’enfermant dans un couvent. Elle écrit une pièce de théâtre dont la mise en scène est un succès et qui sera portée à l’écran. Pendant la guerre, elle sillonne l’Europe avec des artistes espagnols recrutés par le ministre de la Culture allemand.

    Irma écrit des articles que publient des journaux en Argentine, au Mexique, en Bolivie. L’architecte ressurgit en 1946. Il veut réchauffer les braises du premier amour. Nouvelle lune de miel à New York puis retour au Mexique, où les vieux démons reprennent le dessus: l’architecte maltraite de nouveau Irma. Ce qui la stimule pour écrire une pièce de théâtre qui sera très applaudie. L’architecte stalinien est alors mis en prison. Irma ne l’abandonne pas. En 1953, ils effectuent un périple à travers l’Orient qui sert d’inspiration aux nouveaux poème d’Irma, où elle exprime son dégoût du monde moderne.

    Parvenu au faîte de la gloire, l’architecte demande le divorce et, dans la pathétique scène finale, on le voit rendre visite à Irma en compagnie d’un fils qu’il vient d’avoir avec une autre femme. Irma refuse toujours le divorce. Ils boivent et, quand l’homme va quitter la pièce, elle bombe le torse et dit: Frappe-moi. Dehors, il entendra les cris étouffés de sa femme restée seule dans le salon.

    L’infinie solitude d’Irma touche davantage le lecteur que l’étincelante réussite de l’architecte qui est allé refaire sa vie aux States, aux côtés d’une Nord-Américaine qui a vingt ans de moins qu’Irma. Or l’infâme, aux yeux du lecteur, ce devrait être elle, la poétesse de tendance mystique, admiratrice de Franco et du général Entrescu, crucifié par ses soldats en 1944.

     

     

     

    Roberto Bolaño: La littérature nazie en Amérique, Bourgois, 2011

  • Séismes, de Jérôme Meizoz

    Par Alain Bagnoud
    

    De livre en livre, Jérôme Meizoz construit ce qu'il faut bien appeler une œuvre. On la voit se bâtir au fil des parutions, comme un puzzle de textes courts dont les pièces s'ajustent de façon cohérente. L'image globale est celle d'un Valais du passé, d'une famille bouleversée par un drame, d'un village avec ses personnages curieux, pathétiques ou touchants, dits dans une écriture pudique, travaillée et juste, qui convoque l'émotion retenue et l'humour, allie quelques termes du vocabulaire suisse romand (« bardoufler ») avec une haute tenue littéraire,

    Grâce à tout ça, un auteur est révélé. Écoutons Borgès, cité par Meizoz à la fin de son ouvrage : « Un homme décide de dessiner le monde. À mesure que les années passent, il remplit un espace avec des images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de navires, d'îles, de poissons, de salles, d'instruments, d'étoiles, de chevaux et de personnes. Peu de temps avant sa mort, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes dessine les traits essentiels de son propre visage. »

    Les anecdotes, les images, les sensations décrites dans Séismes sont évidemment liées au passé de Jérôme Meizoz, bien qu'il se défende de faire de l'autobiographie. « Séismes est une œuvre de fiction » précise le texte. C'est que l'auteur ne tente pas de raconter une histoire (son histoire), mais plutôt de dire quelques éclats qui se détachent du passé. Dans ces scènes non datées, le narrateur n'est pas un protagoniste mais un enregistreur, une caméra, qui capte ce qui l'entoure sans se donner jamais le rôle principal.

    Une phrase à la première page le suggère bien. Le narrateur parle de son père : « ...il criait un nom d'enfant, le mien, par la cage d'escalier, pour que l'école ne soit pas manquée. »

    Un nom d'enfant, le mien, et non pas mon nom. Cette distanciation entre celui qui parle et celui qui a vécu, senti, est un des moteurs de Séismes, qui raconte une adolescence, ou plus particulièrement les chocs, les cataclysmes personnels, les événements qui rythment le passage de l'enfance à l'âge adulte.

    Le premier choc est une tragédie. « Quand mère s'est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage. » Sans cette mère, dont le souvenir revient au fil des pages, le jeune garçon se retrouve entre des personnages plus distants, le père, la tante, le maître d'école. L'environnement est cadré, et la vie lutte pour s'infiltrer.

    Tout est fait pour normer les jeunes gens, les entraver. La religion est imposée, avec ses représentants, curés ou religieuses (« Ma Soeur »), et une présence indispensable à l'interminable messe dominicale. L'Etat, monstre invisible semble tout puissant. L'école et plus particulièrement le collège dressent la « troupe de jeunes bestiaux » qui y sont expédiés par le train. La société de gymnastique, le camp scout, le recrutement préparent à l'armée et à sa mythique marche des 100 kilomètres.

    Mais des sources surgissent ou des espoirs naissent. Il y a les femmes, les baisers qu'on voit en ville, la digue ou se rencontrent Tine et Sara, que le jeune garçon observe...

    « Mon village, je peux le dessiner maison par maison. Je le connais comme mon sac à main. » dit Zouc en exergue du livre, qui comprend une autre citation, de Chappaz : « L'encre est la partie imaginaire du sang. » Le village transporté avec soi, l'écriture comme exposition de l'intérieur.

    Séismes est le dixième livre de fiction écrit par Jérôme Meizoz, né en 1967 à Vernayaz, en Valais, dans une famille de cinq enfants. Docteur ès Lettres, dont le travail universitaire se situe à l'interaction entre la littérature et la sociologie, il enseigne à la faculté des Lettres de Lausanne et a également publié des essais. Signalons encore que Zoé republie en même temps dans sa collection MiniZoé un recueil de Meizoz paru originellement en 2001, Destinations païennes.



    Jérôme Meizoz, Séismes, Zoé

    Jérôme Meizoz, Destinations païennes, MiniZoé

  • Au-dessous du Volcan

     

     

     

    Par Pierre Béguin

     

     

     

    Cuernavaca est avant tout connue pour abriter l’orgueilleux Palais de Cortés où ne retentissent plus désormais, après la fuite de Charlotte et de l’empereur Maximilien, que les «Oh my God!» des touristes américain(e)s. Pour moi – le pidó perdón a Cortés – Cuernavaca, c’est Las Mañanitas*.

    Je suis allé trois fois dans cette petite ville mexicaine. Il y a fort longtemps. La première, en jeune routard fauché cherchant vainement l’adresse de J.M.G. Le Clezio (qui y résidait). Je tombais alors sur cette superbe hacienda restaurant où se rendaient, en habit somptueux, fières et dédaigneuses, les plus belles femmes de la ville. Las Mañanitas! «Les Petits Matins!» Véritable Jardin d’Eden que mes loques crasseuses et mes dix dollars quotidiens reléguaient au rang de rêve inaccessible. Je m’étais promis d’y revenir en bourgeois nanti. Promesse tenue huit ans plus tard.

    Mais pour les inconditionnels du célèbre roman de Malcolm Lowry Under the Volcano, Cuernavaca (Quauhnahuac dans le récit) est un lieu de pèlerinage incontournable. Nombreux sont les admirateurs partis pour le Mexique et la ville de Cortés afin de mettre leurs pas dans ceux du Consul déchu Geoffrey Firmin traînant son alcoolisme et son savoir désespéré dans les rues et les bars (las cantinas) de cet Eden dont il est en train de chuter.

    Malcolm Lowry.PNGEn relisant, presque trente ans après ma première lecture, ce gros roman de l’écrivain anglais, c’est surtout à son premier chapitre que sont allées mes réflexions. Un énorme mur de 80 pages, pour tout dire souvent ennuyeux, qui se dresse, tel le Palais de Cortés, comme une longue et pénible ascension, véritable chemin de croix à gravir avant de pouvoir goûter à l’étonnant chemin de ronde de l’édifice, où l’on a vue sur tous les carrefours des destinées tragiques qui se nouent en cette unique journée de novembre 1938 (jour des morts bien entendu). Lowry a justifié ce chapitre en prétextant qu’il contenait tous les thèmes, les symboles, les ingrédients et le décor de l’histoire qui suit. Certes. Pour ma part, tout en subissant ma lecture, je me demandais quel éditeur aujourd’hui accepterait un livre qui exige 80 pages d’introduction avant que l’histoire ne commence, et quel lecteur, habitué au rythme haletant du cinéma, accepterait un tel pensum d’un roman inconnu. On sait que le texte a été refusé trois fois avant de s’imposer, grâce surtout a sa traduction française («Une œuvre prodigieuse!» s’exclama Maurice Nadeau) et, plus tard (1984), grâce au film éponyme de John Huston. A l’époque déjà (fin des années 40), ce premier chapitre devait être pour beaucoup dans ces refus successifs. Mais comme Lowry lui-même invite son lecteur à sauter des pages s’il le désire (preuve qu’il n’était pas lui-même convaincu de leur pertinence), n’hésitez pas, si elle vous ennuie, à occulter cette longue et parfois ennuyeuse introduction. La suite en vaut la peine.

    Il suffit de savoir que ce premier chapitre, qui se déroule une année plus tard, en novembre 1939, est aussi le dernier. Le point de vue épouse celui d’un personnage, Jacques Laruelle, producteur de films, esthète élégant et galant, et ami du Consul mort l’année précédente, jour pour jour, dans la barranca – le ravin aux ordures – l’enfer qui borne la ville. Et l’on peut entrer alors dans la richesse foisonnante d’un texte aux multiples portées symboliques et strates narratives. C’est la grande roue dressée au milieu du square qui fait le lien: «Au-dessus de la ville, dans la noire nuit d’orage, à l’envers tournoyait la lumineuse roue». A l’envers. La roue du Temps revient douze mois en arrière. Douze chapitres pour raconter une journée tragique de douze heures. La roue est la forme même du livre. Image de l’Eternel retour par la description répétée d’une roue foraine qui n’en finit pas de ramener ses cabines au même point après leur avoir fait parcourir – et reparcourir – son cercle (comme le chantera plus tard si joliment Joni Mitchell, peut-être inspirée par Lowry: «We’re captive on the carousel of Time, we can’t return, we can only look behind from where we came, and go round and round and round in the circle game»).

    Ce cercle infernal dont on ne sort pas, c’est celui de l’alcoolisme, de l’échec amoureux, de l’impossibilité de la communion avec l’Autre, de l’insatiable désir de connaissance, plus généralement de toutes ces forces obscures «dont l’homme est le siège et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même» (dixit l’auteur). Les personnages – Yvonne, la femme qui a quitté le Consul, qui l’aime encore et qui revient, Hugh, le demi-frère du Consul, sa parfaite antithèse, et Laruelle, l’ami producteur – sont liés par le spectacle tragique de la chute de Geoffrey Firmin, par ce long dérèglement de tous ses sens qui se rattache aussi bien à la quête mystique du voyant qu’à la déchéance aboulique de l’ivrogne. Autodestruction et brûlure de la connaissance, délire de l’alcoolique incapable de coordonner ses visions, d’échapper à l’effroyable tyrannie de son moi et de son vice. Sorte de nouveau Lord Jim*, dont la faute lui fait descendre les échelons diplomatiques en même temps qu’elle le dégrade dans sa «représentation de soi», s’infligeant un châtiment dont l’ivresse est la forme avouable et visible. Car au contraire de Lord Jim, Geoffrey Firmin sait qu’aucun rachat n’est possible. Perpétuellement au bord de l’abîme, le fuyant et le recherchant, il finira abattu comme un chien au milieu des ordures avec, comme ultime vision, celle d’un clochard se penchant sur lui en lui murmurant «compañero».

    Conscient qu’un chef-d’œuvre doit postuler l’universel, Lowry voulait faire de ses personnages, et plus spécialement de l’ivresse du Consul et de sa déchéance, une représentation symbolique de l’ivresse du monde et du déclin de l’humanité à la veille de la guerre. Une lecture pas franchement nécessaire pour goûter à un texte dont la force tragique tient davantage à son unité de temps et de lieu, à l’effort vain et désespéré des personnages, emportés dans le carrousel du Temps, pour se fixer dans l’immobilité de l’être et dans la transparence du Nous, qu’à ses multiples revendications aux symboles, fussent-ils empruntés à la Cabbale. Car c’est peut-être là la seule maladresse de l’auteur, dont le premier chapitre rend bien compte: avoir voulu alourdir son texte de significations que le récit lui-même suffisait à mettre en évidence.

    * La Mañanitas: superbe hacienda transformée en restaurant très sélect dont le nom est emprunté à une comptine mexicaine chantée par les membres de la famille le jour des anniversaires et de la fête des mères (le 10 mai). J’ignore s’il est encore en activité.

    *Lord Jim, célèbre roman de Joseph Conrad

     

    Au-dessous du Volcan, Malcolm Lowry, Trad. 1959.

     

  • Un Été de trop

    « Le monde va mal, mais je vais bien ! » aimait à lancer un éditeur serbe qui nous manque beaucoup. On pourrait dire la même chose de la littérature romande d’aujourd’hui. Sans doute n’est-ce pas sans relation : les écrivains se nourrissent des angoisses et des peines de l’époque. Ils la passent au scanner. Ils en donnent la radiographie la plus précise qui soit dans leurs livres.

    DownloadedFile-1.jpegL’année dernière, l’écrivain genevois Joël Dicker (27 ans) est devenu, grâce à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, un phénomène sociologique. En Suisse, bien sûr, mais aussi dans le monde entier, où il a vendu plus de livres que Ramuz, Chappaz, Chessex et Bouvier réunis ! Mais il n’est pas le seul. Une foule de jeunes talents se pressent au portillon. images.jpegLe Valais en dénombre plusieurs : Marie-Christine Buffat, à la plume drôle et acide, Bastien Fournier (32 ans), romancier et écrivain de théâtre, Alain Bagnoud…

    Isabelle Falconnier, directrice du Salon du Livre de Genève, a eu l’excellente idée de réunir cinq jeunes écrivains de Suisse romande et cinq écrivains confirmés, les seconds ayant pour mission de « parrainer » les jeunes pousses. Avec Anne Cunéo, Jean-Louis Kuffer, Daniel de Roulet et Amélie Plume, j’ai eu la chance de participer à cette passionnante expérience. Rencontres, discussions, correspondance : ce « parrainage » m’aura permis de mieux connaître une jeune écrivaine d’origine jurassienne, Isabelle Æschlimann-Pétignat (33 ans), dont le premier roman, Un Été de trop**, est un livre tout à fait épatant.

    DownloadedFile.jpegNourri d’expériences personnelles, ce roman vif et intense entraîne le lecteur de la Suisse à Berlin où deux expatriés, Émilie et Markus, qui se sont connus bien des années auparavant, vont finir par se retrouver. L’une a quitté sa vie trop bien rangée et l’autre, qui a gagné un concours d’architecture, a laissé femme et enfants derrière lui. Cet exil, tout d’abord douloureux, a le parfum d’une liberté nouvelle. En découvrant Berlin, son énergie, sa joie de vivre, Markus et Émilie vont se réinventer au gré des promenades, des soirées arrosées, des jeux de séduction qui remettront en cause leurs certitudes les plus solides. Le roman, mené sur un rythme alerte, se lit comme un jeu de pistes excitant et surprenant. Isabelle Æschlimann-Pétignat brosse une série de personnages ardents et hauts en couleur, dont la belle Francesca, moderne femme couguar, qui va entraîner le livre vers une fin inattendue. Roman de l’empreinte amoureuse, Un Été de trop a un parfum de nostalgie : l’homme et la femme cherchant à retrouver, dans le présent, la fraîcheur des premiers gestes, la puissance d’un regard oublié et la fougue du baiser échangé autrefois.

    Un Été de trop est le premier roman d’Isabelle Æschlimann-Pétignat. Nul doute que d’autres suivront, qui surprendront à leur tour les lecteurs par leur verve et leur imagination. C’est tout le mal qu’un « parrain » peut souhaiter à sa filleule littéraire.

    * Joël Dicker, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, de Fallois-l’Âge d’Homme, 2012.

    ** Isabelle Æschlimann-Pétignat, Un Été de trop, édition Plaisir de Lire, 2012.