Au-dessous du Volcan (06/04/2013)
Par Pierre Béguin
Cuernavaca est avant tout connue pour abriter l’orgueilleux Palais de Cortés où ne retentissent plus désormais, après la fuite de Charlotte et de l’empereur Maximilien, que les «Oh my God!» des touristes américain(e)s. Pour moi – le pidó perdón a Cortés – Cuernavaca, c’est Las Mañanitas*.
Je suis allé trois fois dans cette petite ville mexicaine. Il y a fort longtemps. La première, en jeune routard fauché cherchant vainement l’adresse de J.M.G. Le Clezio (qui y résidait). Je tombais alors sur cette superbe hacienda restaurant où se rendaient, en habit somptueux, fières et dédaigneuses, les plus belles femmes de la ville. Las Mañanitas! «Les Petits Matins!» Véritable Jardin d’Eden que mes loques crasseuses et mes dix dollars quotidiens reléguaient au rang de rêve inaccessible. Je m’étais promis d’y revenir en bourgeois nanti. Promesse tenue huit ans plus tard.
Mais pour les inconditionnels du célèbre roman de Malcolm Lowry Under the Volcano, Cuernavaca (Quauhnahuac dans le récit) est un lieu de pèlerinage incontournable. Nombreux sont les admirateurs partis pour le Mexique et la ville de Cortés afin de mettre leurs pas dans ceux du Consul déchu Geoffrey Firmin traînant son alcoolisme et son savoir désespéré dans les rues et les bars (las cantinas) de cet Eden dont il est en train de chuter.
En relisant, presque trente ans après ma première lecture, ce gros roman de l’écrivain anglais, c’est surtout à son premier chapitre que sont allées mes réflexions. Un énorme mur de 80 pages, pour tout dire souvent ennuyeux, qui se dresse, tel le Palais de Cortés, comme une longue et pénible ascension, véritable chemin de croix à gravir avant de pouvoir goûter à l’étonnant chemin de ronde de l’édifice, où l’on a vue sur tous les carrefours des destinées tragiques qui se nouent en cette unique journée de novembre 1938 (jour des morts bien entendu). Lowry a justifié ce chapitre en prétextant qu’il contenait tous les thèmes, les symboles, les ingrédients et le décor de l’histoire qui suit. Certes. Pour ma part, tout en subissant ma lecture, je me demandais quel éditeur aujourd’hui accepterait un livre qui exige 80 pages d’introduction avant que l’histoire ne commence, et quel lecteur, habitué au rythme haletant du cinéma, accepterait un tel pensum d’un roman inconnu. On sait que le texte a été refusé trois fois avant de s’imposer, grâce surtout a sa traduction française («Une œuvre prodigieuse!» s’exclama Maurice Nadeau) et, plus tard (1984), grâce au film éponyme de John Huston. A l’époque déjà (fin des années 40), ce premier chapitre devait être pour beaucoup dans ces refus successifs. Mais comme Lowry lui-même invite son lecteur à sauter des pages s’il le désire (preuve qu’il n’était pas lui-même convaincu de leur pertinence), n’hésitez pas, si elle vous ennuie, à occulter cette longue et parfois ennuyeuse introduction. La suite en vaut la peine.
Il suffit de savoir que ce premier chapitre, qui se déroule une année plus tard, en novembre 1939, est aussi le dernier. Le point de vue épouse celui d’un personnage, Jacques Laruelle, producteur de films, esthète élégant et galant, et ami du Consul mort l’année précédente, jour pour jour, dans la barranca – le ravin aux ordures – l’enfer qui borne la ville. Et l’on peut entrer alors dans la richesse foisonnante d’un texte aux multiples portées symboliques et strates narratives. C’est la grande roue dressée au milieu du square qui fait le lien: «Au-dessus de la ville, dans la noire nuit d’orage, à l’envers tournoyait la lumineuse roue». A l’envers. La roue du Temps revient douze mois en arrière. Douze chapitres pour raconter une journée tragique de douze heures. La roue est la forme même du livre. Image de l’Eternel retour par la description répétée d’une roue foraine qui n’en finit pas de ramener ses cabines au même point après leur avoir fait parcourir – et reparcourir – son cercle (comme le chantera plus tard si joliment Joni Mitchell, peut-être inspirée par Lowry: «We’re captive on the carousel of Time, we can’t return, we can only look behind from where we came, and go round and round and round in the circle game»).
Ce cercle infernal dont on ne sort pas, c’est celui de l’alcoolisme, de l’échec amoureux, de l’impossibilité de la communion avec l’Autre, de l’insatiable désir de connaissance, plus généralement de toutes ces forces obscures «dont l’homme est le siège et qui l’amènent à s’épouvanter devant lui-même» (dixit l’auteur). Les personnages – Yvonne, la femme qui a quitté le Consul, qui l’aime encore et qui revient, Hugh, le demi-frère du Consul, sa parfaite antithèse, et Laruelle, l’ami producteur – sont liés par le spectacle tragique de la chute de Geoffrey Firmin, par ce long dérèglement de tous ses sens qui se rattache aussi bien à la quête mystique du voyant qu’à la déchéance aboulique de l’ivrogne. Autodestruction et brûlure de la connaissance, délire de l’alcoolique incapable de coordonner ses visions, d’échapper à l’effroyable tyrannie de son moi et de son vice. Sorte de nouveau Lord Jim*, dont la faute lui fait descendre les échelons diplomatiques en même temps qu’elle le dégrade dans sa «représentation de soi», s’infligeant un châtiment dont l’ivresse est la forme avouable et visible. Car au contraire de Lord Jim, Geoffrey Firmin sait qu’aucun rachat n’est possible. Perpétuellement au bord de l’abîme, le fuyant et le recherchant, il finira abattu comme un chien au milieu des ordures avec, comme ultime vision, celle d’un clochard se penchant sur lui en lui murmurant «compañero».
Conscient qu’un chef-d’œuvre doit postuler l’universel, Lowry voulait faire de ses personnages, et plus spécialement de l’ivresse du Consul et de sa déchéance, une représentation symbolique de l’ivresse du monde et du déclin de l’humanité à la veille de la guerre. Une lecture pas franchement nécessaire pour goûter à un texte dont la force tragique tient davantage à son unité de temps et de lieu, à l’effort vain et désespéré des personnages, emportés dans le carrousel du Temps, pour se fixer dans l’immobilité de l’être et dans la transparence du Nous, qu’à ses multiples revendications aux symboles, fussent-ils empruntés à la Cabbale. Car c’est peut-être là la seule maladresse de l’auteur, dont le premier chapitre rend bien compte: avoir voulu alourdir son texte de significations que le récit lui-même suffisait à mettre en évidence.
* La Mañanitas: superbe hacienda transformée en restaurant très sélect dont le nom est emprunté à une comptine mexicaine chantée par les membres de la famille le jour des anniversaires et de la fête des mères (le 10 mai). J’ignore s’il est encore en activité.
*Lord Jim, célèbre roman de Joseph Conrad
Au-dessous du Volcan, Malcolm Lowry, Trad. 1959.
19:38 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
J'aime aussi, beaucoup, Le Clézio mais j'ignorais qu'il avait vécu dans cette ville mexicaine.
Un écrivain français devenu Mexicain y habite: Frédéric-Yves Jeannet. Il est l'auteur de livres remarquables et notamment de L'écriture au couteau (entretiens avec Annie Ernaux).
C'est Malcolm Lowry qui l'a attiré là-bas. Personnellement, j'attendrai encore un peu pour découvrir la ville «de l'éternel printemps!»
Belle fin de semaine et à bientôt à Genève!
Écrit par : Gilberte | 16/04/2013