L'infâme
antonin moeri
Bolaño use de tous les registres pour raconter ses histoires. Il passe avec une impressionnante virtuosité du fait divers à la bibliographie exhaustive, du polar au roman réaliste, du rapport de police à la pulp fiction, du style journalistique à l’envolée lyrique, du conte fantastique au roman d’espionnage, du jargon médical à la parodie burlesque. Mais au-delà de cette maîtrise, ce qui emporte l’adhésion du lecteur est sa capacité à faire du pire salaud un personnage presque attachant. C’est le cas dans l’un des portraits fictifs de «La littérature nazie en Amérique», portraits que l’auteur invente avec une jubilation contagieuse.
Il s’agit d’Irma Carrasco, née à Puebla en 1910, morte à Mexico en 1966. Poétesse de tendance mystique, elle se dit amoureuse de la vie et rêve d’une nouvelle aube mexicaine. Elle fréquente les salons de la bonne société où elle rencontre un jeune architecte stalinien, grand séducteur, qui réalisera la première maison coloniale aux murs d’acier et de verre. Ces deux êtres magnifiques offrent l’image du couple idéal d’artistes fringants. Mais l’architecte a besoin d’épices encore plus fortes, il trompe bientôt Irma, la traite de tous les noms, finit par lui porter des coups. En 1937, ils se rendent en Espagne où Irma va échapper aux griffes du brutal en s’enfermant dans un couvent. Elle écrit une pièce de théâtre dont la mise en scène est un succès et qui sera portée à l’écran. Pendant la guerre, elle sillonne l’Europe avec des artistes espagnols recrutés par le ministre de la Culture allemand.
Irma écrit des articles que publient des journaux en Argentine, au Mexique, en Bolivie. L’architecte ressurgit en 1946. Il veut réchauffer les braises du premier amour. Nouvelle lune de miel à New York puis retour au Mexique, où les vieux démons reprennent le dessus: l’architecte maltraite de nouveau Irma. Ce qui la stimule pour écrire une pièce de théâtre qui sera très applaudie. L’architecte stalinien est alors mis en prison. Irma ne l’abandonne pas. En 1953, ils effectuent un périple à travers l’Orient qui sert d’inspiration aux nouveaux poème d’Irma, où elle exprime son dégoût du monde moderne.
Parvenu au faîte de la gloire, l’architecte demande le divorce et, dans la pathétique scène finale, on le voit rendre visite à Irma en compagnie d’un fils qu’il vient d’avoir avec une autre femme. Irma refuse toujours le divorce. Ils boivent et, quand l’homme va quitter la pièce, elle bombe le torse et dit: Frappe-moi. Dehors, il entendra les cris étouffés de sa femme restée seule dans le salon.
L’infinie solitude d’Irma touche davantage le lecteur que l’étincelante réussite de l’architecte qui est allé refaire sa vie aux States, aux côtés d’une Nord-Américaine qui a vingt ans de moins qu’Irma. Or l’infâme, aux yeux du lecteur, ce devrait être elle, la poétesse de tendance mystique, admiratrice de Franco et du général Entrescu, crucifié par ses soldats en 1944.
Roberto Bolaño: La littérature nazie en Amérique, Bourgois, 2011