Le Moyenâgeux
Par Pierre Béguin
C’était au tournant des années 70 / 80.
C’étaient les premières lézardes sérieuses du modèle littéraire dominant dans les années 60, celui du nouveau roman et du structuralisme. Une littérature essentiellement formaliste, autoréférentielle, dont le modèle linguistique postule une césure nette entre le signe et le référent. Une littérature intransitive – selon la formule de Roland Barthes, – qui évacue le sujet, ou qui le désigne en négatif, et qui n’a d’autre objet qu’elle-même. Les écrivains sont alors convaincus que la littérature est impropre à faire advenir le réel, qu’elle ne peut se développer que dans le monde du verbe, qu’elle ne peut parler que d’elle-même, définitivement mallarméenne…
C’était l’époque où, à la faculté des Lettres, un groupe autoproclamé – apôtres fanatisés des gourous Derrida et Lacan, dont ils ne saisissaient par ailleurs pas toujours clairement la Parole – exerçait un terrorisme intellectuel sur les nouveaux étudiants peu aguerris au modèle autoréférentiel (n’est-ce pas Jean-Michel?). Auto satisfaction élitiste. Monde du happy few. Few certainement, happy pas vraiment. A force d’expérimentation, on atteint vite les limites de l’intelligibilité. Incompréhension. Impasse. Perte de lectorat.
Guerre froide, fin des trente glorieuses, conséquences de mai 68 – et peut-être aussi le tremblement produit par les livres de Soljenitsyne, plus particulièrement L’Archipel du Goulag –, au début des années 80 la rupture est consommée: c’est le grand retour du sujet, comme il se doit par ceux-là même qui l’avait exclu. Marguerite Duras (L’Amant), Claude Simon (L’Acacia), Alain Robbe-Grillet lui-même (Le Miroir qui revient), Nathalie Sarraute (Enfance) réhabilitent le «je» dans la foulée de Leiris (La Règle du jeu) ou de Perec (W ou le souvenir d’enfance). Retour du sujet et, donc retour du réel, de l’histoire, voire de l’Histoire. Les écrivains se persuadent alors qu’il faudrait (re)commencer à dire quelque chose du monde.
Mais si la littérature transitive revient au goût du jour, elle n’en reviendra pas pour autant aux anciennes formes critiquées et déconstruites par les formalistes. Le retour du «je» prend vite la forme de l’autofiction sous l’influence de Doubrovsky (Fils) et de Sollers (Femmes). Quant à l’objet, les traumatismes de la fin du XXe siècle (remise en cause de l’humanisme, des Lumières, du progrès; crises économique, politique, morale) le relèguent au lieu de l’interrogation, du désarroi, de l’égarement. On ne croit plus aux grands modèles mais on ne trouve aucun modèle de substitution. La littérature contemporaine ne sait plus où elle va, elle ne dit plus ce qu’elle doit être (contrairement au surréalisme ou au nouveau roman qui affirmaient (trop) péremptoirement ce que la littérature devait être). En ce sens, elle ne produit plus de manifestes, de théories. Et si elle s’interroge, c’est sur un présent qu’elle ne comprend pas.
Cela s’appelle le post modernisme. Une appellation pas vraiment contrôlée et bien représentative d’une époque sans réelles valeurs ni convictions humaines, qui n’a plus de passé, qui n’est plus tendue vers l’avenir, en manque patent de transmission. Le post modernisme, ça vous a des sonorités de fin de partie. Que pourrait-il bien transmettre? Que pourrait-on trouver après l’après? Le néo passéisme?
Alors, comme dit le poète, «pardonnez-moi, Princes, si je suis foutrement moyenâgeux!» et si mes références littéraires puisent plus souvent dans le passé que dans le présent. Ce billet d’ailleurs pourrait bien rester une exception…
Commentaires
A la même époque, Pierre, il y avait "Ptah Hotep", de Charles Duits, qui redéfinissait le passé, et les livres de Gérard Klein, qui redéfinissaient l'avenir en le rendant grandiose et fabuleux - plus encore qu'au temps de Victor Hugo! Pour moi, le structuralisme a en fait libéré des vieux poncifs, mais c'est dire qu'elle ouvert des champs nouveaux, vierges, à l'imagination. Un jour, je crois, on reconnaîtra que ce sont les poètes qui ont exploré ces champs, qui sont vraiment importants, et qu'à cet égard, les philosophes qui ont abrogé les vieilles images n'ont existé que pour permettre aux précédents de s'exprimer!
Je suis assez d'accord avec toi, mon cher Pierre, sur cette mutation de la littérature (du sujet absent au retour du sujet). Mais je la situerai plus tard, dans les années 80. J'ai l'impression, hélas, d'avoir baigné dans Genette (devenu, malgré lui, texte biblique!), Barthes ou Derrida (pour ne citer que les meilleurs). Et d'être passé à côté de beaucoup de textes passionnants, qui ne faisaient pas partie de la Doxa : Zola, Quignard, Ernaux, tout le roman contemporain américain…
Quant à notre petit groupe. Few : pas tant que ça : nous étions une vingtaine, en tout cas. Ce qui, à l'Uni de Genève, dans une Faculté solitaire où régnait le « chacun pour soi », était déjà beaucoup ! Et c'était stimulant de lire autre chose que ce qu'on nous infligeait aux Bastions…
Happy : certainement plus qu'il ne semble. Il y avait beaucoup de filles dans ce groupe « Argo » et les soirées étaient tout sauf tristes. Ce n'était pas l'amour en groupe. Mais on a beaucoup baisé ces années-là… Je n'en éprouve aucun regret. Ni aucune nostalgie. J'y ai beaucoup appris. Mais si mon esthétique littéraire, aujourd'hui, est très éloignée de ce qu'on nous apprenait ces années-là. Qui étaient des années riches, contrastées, polémiques. Vivantes.
Qui peut citer un seul prof de Lettres aujourd'hui ? Une seule lecture marquante ? Les Lettres, à Genève, c'est le Néant, comme dirait notre ami Sartre!
jmo: le happy few ne s'adressait pas du tout au groupe Argo. Sur ce point là, je ne puis être juge. J'y faisais allusion parce qu'il me paraissait exemplaire des débordements d'une époque. Et aussi pour souligner les comportements hypocrites qui se cachent souvent derrière les grands étendards, et chez les intellectuels plus encore. Tu le reconnais d'ailleurs dans ton commentaire. Déprécier les autres est une manière de s'élever, mais cela cache beaucoup de carences et de complexes. Pour la baise à L'Uni, il suffisait d'aller au CIU. Pas besoin de tout ce cirque. En tout cas de s'avancer masqué derrière des dogmes littéraires ou des gourous dont la Parole, pour les étudiants néophytes, ressemblait à de l'hébreu. Cela dit, c'est vrai, on s'est bien amusés. Moi le premier, et je ne faisais pas partie du groupe Argo!
RM Il y a toujours un peu de posture dans mes notes, et dans celle-ci particulièrement. L'apport du structuralisme fut considérable et la branche symbolique du 19e de loin la plus féconde en ramures ou feuillages. Là-dessus , je vous rejoins. Qui n'a pas été fortement influencé par la doxa des années 60 et ses principaux gourous. J'en ai pourtant très vite ressenti l'aspect tyrannique. Pour moi, ça commençait à sentir le renfermé. J'avais besoin d'ouvrir les fenêtres et d'y laisser entrer le réel. Mes nombreux et longs séjours en Amérique latine, sitôt après mes études, m'ont fort heureusement ouvert à une autre littérature où le réel n'est pas le lieu du soupçon, où l'on n'a pas peur de le saisir à pleine plume et de le magnifier.
Intéressantes réflexions. Je lisais ces dernières semaines le numéro d'août septembre de Sciences Humaines où figure un dossier sur la fonction de la littérature, en particulier du roman. Il y est question entre autre d'une valeur sociologique ou psychologique du roman qui aborde des thèmes de société à travers la fiction, et qui peut développer des réflexions philosophiques, sociologiques ou psychologique sans en faire une théorie. Le roman met en scène.
Question: faut-il impérativement faire partie d'un courant ou dépendre d'un manifeste? Faut-il s'inscrire dans une ligne, appartenir à un groupe? Parfois, peut-être. Appartenir au surréalisme était une manière de prévenir le lecteur d'un parti-pris de l'auteur sur la fonction de son écrit, et quelque part sur la manière de le lire.
L'émergence du monde multiple, voire multipolaire, dans les idées comme en politique et en art, semble balayer la notion de courant. Tout et son contraire coexiste, plus que jamais. Cela sert actuellement surtout au business, à ce qui se vend. Frustrant, car tout ce qui se vend n'est pas de l'or. Des livres visiblement écrits au kilomètres font recette même si l'alignement des mots tient du manuel scolaire: de la description, peu de poésie ou d'allégories, des angles d'entrée dans les phrases dignes de circulaires administratives. Mais c'est ainsi. La littérature y trouve-t-elle son compte? Non si l'on considère qu'elle devrait être inscrite dans une ligne (toujours un peu auto-référencée) et servie par ses prêtres, ceux qui disent ce qui est bien et ce qui ne l'est pas.
Mais il semble qu'il y ait une rupture d'avec les grands courants et d'avec les autorités littéraires, les "gardiens du temple". C'est peut-être l'opportunité de reprendre toute liberté.
Je propose une piste - pas un manifeste!
1. Ecrire à partir de sa perception personnelle, de sa manière d'organiser les mots et les images, de voir le monde. Ne pas chercher à faire comme, à ressembler à. Etre profondément personnel. Chacun écrit comme il l'entend, que cela soit ensuite considéré comme du réalisme, du surréalisme, de la fiction, du symbolisme, de l'impressionnisme, ou tout cela à la fois! La reconnaissance des pairs, importante en littérature, deviendra aléatoire car les critères collectifs seront moins prégnants.
2. Le même auteur pourrait suivre une ligne dans laquelle on reconnaît sa griffe, ou au contraire produire des oeuvres de style et d'inspiration très différentes.
3. On pourrait, dans cette liberté, voir ce qui prend sur le long terme. Après avoir assumé la rupture d'avec le passé, ce qui prendra sera peut-être complètement autre que ce passé, ou au contraire amalgamera toutes les influences connues pour en faire à chaque fois une nouvelle branche de la littérature (c'est un peu ce qui se passe déjà).
4. Le standard qui restera, car il est possible qu'il en reste un, pourrait être très basique: un roman est une histoire qui suscite l'intérêt et l'envie d'aller au bout; un rythme et des changements de rythme; un choix de mots et d'allégories qui donnent sens sans rester au ras des pâquerettes (considérant que la littérature a pour fonction entre autre d'éveiller le psychisme et de multiplier les connexions dans le cerveau).
Ho ho, je crois que je mets déjà le pied dans un manifeste...