La sophistique managériale
Par Antonin Moeri
Depuis une ou deux décennies fleurit une littérature managériale d’une pauvreté théorique sidérante. Ce discours manipulateur, « à la fois séduisant et mensonger » est celui que Michela Marzano entend décortiquer. Se construisant sur des injonctions contradictoires, le message que ce discours véhicule est extrêmement trouble : il nous ordonne d’être à la fois flexibles et engagés, autonomes et conformes. Faisant fi du principe de réalité, il nous fait croire que tout est désormais possible, qu’il nous suffit, pour y arriver, de maîtriser notre apparence, de modifier notre comportement et de gérer nos relations. De vous à moi, qui refuserait d’entendre un chant aussi beau ? Ce qui par contre semble plus grave, c’est que les politiciens se sont emparés de ce discours soi-disant libérateur pour justifier des pratiques peu reluisantes.
Le principal changement dans l’organisation du travail eut lieu dans les années quatre-vingt, quand on est passé de l’organisation fordienne basée sur la productivité à l’organisation toyotienne, basée sur le « flux tendu » et la « pression intériorisée à travers le travail en groupe ». On a chassé de l’entreprise tout ce qui permettait une quelconque complicité entre les salariés pour le remplacer par l’autocontrôle, la concurrence effrénée et la co-veillance (« si quelqu’un n’est pas assez productif, c’est le groupe qui va le forcer à augmenter sa production sous peine de rejet »). On demande au salarié un investissement total, on lui demande de croire en son travail et d’y trouver son bonheur. On l’associe à la mise en œuvre des objectifs de l’entreprise, désormais chargée, non plus d’imposer des cadences ou de donner frontalement des ordres, mais de « valoriser l’intuition, la motivation personnelle et l’autonomie ». On cherche à convaincre l’employé de « se sacrifier au nom de sa propre réussite ».
La rhétorique de l’épanouissement personnel est employée par les cadres pour mobiliser la subjectivité du salarié en l’intimidant : « Si tu ne t’améliores pas, tu t’en vas ! Ou tu te casses ou tu adhères aux valeurs de l’entreprise en te remettant constamment en question, en retrouvant la confiance en toi, en pratiquant régulièrement un sport, en te couchant tôt, en acceptant les entretiens d’évaluation et l’organisation des fêtes, en élaborant des projets et en gardant ton portable allumé jour et nuit, en contrôlant tes émotions et en arborant un sourire radieux quand tu arrives au boulot ! »
Ce qui est étonnant, c’est que cette littérature d’une sidérante pauvreté, basée sur la prescription et l’intimidation, est celle que lisent attentivement ceux qui, depuis une ou deux décennies, entendent réformer l’école publique genevoise.
Michela Marzano : Extension du domaine de la manipulation, édition Grasset 2008.
Commentaires
Tiens, c'est curieux, depuis que je suis à l'école (en France), j'ai l'impression, justement, que l'institution éducative a exactement ce discours : pour réussir, il faut croire à ce qu'on fait ; mais comme ce qu'on fait est commandé par les autorités, il faut adhérer aux options des autorités. Ensuite, grâce à l'Education nationale, qui est d'Etat, on épanouira sa personnalité, on vaindra la fatalité, on acquerra une gloire apparemment impossible. Mon avis est que ce discours existe depuis bien longtemps, et qu'en tout cas Jules Ferry l'avait déjà, peut-être même l'un des premiers. On a dès la IIIe République attribué à l'Etat les vertus merveilleuses que Victor Hugo aurait voulu qu'il ait.
C'est d'ailleur la position de nos braves partis bourgeois qui pensent qu'on peut gérer une collectivité publiques comme une entreprise ... souvent ils commencent par imposer une vocabulaire/novlangue spécifique : ainsi, l'administré devient un ... "client".
Le propre de mot de novlangue, c'est qu'elle ne permet plus d'exprimer correctement de concept subversif du terme qu'il est venu remplacer.
C'est d'ailleur la position de nos braves partis bourgeois qui pensent qu'on peut gérer une collectivité publiques comme une entreprise ... souvent ils commencent par imposer une vocabulaire spécifique : ainsi, l'administré devient un ... "client".
Il est des plus utiles de désarmer celui que l'on exploiter, et un bon moyen est de lui faire croire que lui seul défend son propre intérêt, qu'il est donc égoïste, alors que celui qui le manipule n'agit que pour le bien commun pour défendre un principe supérieur.
Kurt Vonnegut donnait (dans Abattoir 5, publié en 1972) une illustration de ce principe appliqué de manière fruste mais efficace par l'idéologie américaine, selon laquelle dans une nation où chacun pouvait arriver au sommet, comme le démontraient quelques exemples bien choisis, celui qui ne réussissait pas était lui-même coupable. Revendiquer plus de justice sociale devenait donc presque impossible, puisque c'était une manière de mettre en évidence son échec personnel. Cela reste un argument pour la droite pure et dure, qui trouve son pendant dans le "C'est pas de ma faute, c'est celle de la société", utilisé par certains qui tablent sur l'usage également caricatural fait par certains partisans naïfs ou pervers de la psychologie et de la sociologie.
Très juste.
Pour se documenter un peu sur ce phénomène, allez voir sur le site du réseau école et laïcité le texte suivant de JP Le Goff :
http://www.reseau-reel.ch/index.php?page=lanouvellelanguedebois