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  • Apartheid au Cycle de Drize

     

    Par Pierre Béguin

    On ne peut s’empêcher, même si on en comprend fondamentalement les raisons, de s’attrister à la vue de ces supporters visiteurs parqués au stade ou à la patinoire comme des fauves en cage dans des sortes d’enclos grillagés qui les coupent de tout lien physique avec le reste du public. Mais on s’y est habitué et cette ségrégation est entrée dans nos habitudes…

    En revanche, qu’une même forme de ségrégation entre dans nos écoles et qu’elle soit le fruit d’un règlement édicté par la direction d’un Cycle d’Orientation, cela mérite la plus vive indignation. L’école n’est-elle pas aussi le lieu d’apprentissage du respect mutuel?

    Les faits tout d’abord. Le Collège de Staël, à l’étroit dans ses murs (il n’est pas le seul), demande asile pour des classes de maturité au Cycle de Drize son voisin. Qui obtempère moyennant une réglementation spécifique destinée à cette population étrangère, de cinq à six ans plus âgée. Précisons bien les choses: que les «nouveaux», même s’ils sont majeurs, soient soumis au même règlement d’établissement que les plus petits encore en pleine adolescence relève de l’évidence. Mais qu’on édicte pour un même lieu des points de règlement restrictifs spécialement à leur intention est tout simplement irrecevable. Quels sont ces points? Les voici, mot pour mot, tels qu’ils sont apposés sur des portes de certaines salles de cours:

    L’accès au bâtiment et la sortie se font exclusivement par la porte de droite de la cafeteria de Drize. Les élèves longent ensuite le mur, tournent à droite et montent par l’escalier jusqu’au premier étage.

    Au premier étage, les étudiants se cantonnent exclusivement à l’espace situé devant les salles 138, 139 et 140. Ils ne sont pas autorisés à dépasser la zone devant le 138 et ne doivent donc pas s’aventurer plus loin dans le couloir du 1e.

    Durant les pauses «courtes», les élèves restent dans les couloirs devant les salles 138, 139 et 140. Durant les pauses «longues», ils retournent dans le périmètre du Collège de Staël pour y passer la pause.

    Les WC pour les élèves (ceux du Collège donc) se trouvent au rez inférieur, dans le couloir d’accès aux escaliers. Les collégiens sont tenus de les utiliser, à l’exclusion des autres WC du bâtiment, en particulier ceux du fond du couloir au 1e étage.

    On imagine aisément que les responsables de ce règlement sont profondément indignés au rappel de certaines coutumes de l’apartheid, par exemple des sièges de bus interdits aux noirs. Comment alors peuvent-ils trouver normal que des collégiens majeurs soient limités à une seule entrée sans accès à la cafeteria, qu’ils doivent raser les murs pour se rendre dans leur classe avec interdiction d’en bouger durant les pauses «courtes» et d’utiliser d’autres WC que ceux qui leur sont spécifiquement attribués? Bref, d’éviter tout contact avec la population indigène comme s’ils étaient des pestiférés. Oui! Disons-le clairement: cela s’appelle purement et simplement de l’apartheid. Le pire, c’est que ces règles impriment dans l’esprit des élèves du Cycle l’idée que les grands (surtout les mâles donc) représentent un danger dont il convient de se méfier au plus haut point, et dans l’esprit des collégiens qu’ils sont perçus comme tels par les autres, adultes compris.

    Mais d’où vient ce délire et comment a-t-il pu s’inscrire dans un règlement? Nul besoin d’une longue expérience d’enseignant pour distinguer à son origine les incontournables fantasmes parentaux, avant tout racket et contraintes sexuelles. Et, comme de bien entendu, tout mâle étant un prédateur en puissance – voyez comme un père est suspect aux yeux des mères lorsqu’il vient attendre ses enfants à l’école et qu’on ne l’a pas encore identifié comme père! Il se tient à l’écart, en retrait, gêné d’être là – des jeunes gens fraichement «majeurisés», en proie aux tourments hormonaux, submergés de testostérones en folie, sont de facto investis de toutes les peurs par l’imaginaire parental. Fallait-il pour autant que des responsables d’établissement cédassent stupidement à ces fantasmes? N’y avait-il pas d’autres moyens pour tourner en expérience positive cette promiscuité nécessaire, et inoffensive? En trente-trois ans d’enseignement au Collège, je n’ai jamais rien vu qui puisse donner crédit à de tels délires. Pas parmi les «maturants» en tout cas.

    Espérons que les responsables de cette dérive reviennent rapidement à la raison, ou que la Direction du DIP, le cas échéant, les y ramène. Il en va de la crédibilité de nos écoles…

     

     

  • Heike Fiedler, Mondes d'enfa( )ce, minizoé

    Par Alain Bagnoud

     

    Heike Fiedler, Mondes d'enfa( )ce, minizoéMondes d'enfa( )ce.

     

    Mondes d'enfance. Heike Fiedler évoque ses souvenirs d'enfance. La forme de son récit est intéressante, brute: des faits, des évocations, pas de sentiments ni de noms propres, tout ça mis encore à distance par la troisième personne. « Elle habitait un immeuble à quatre étages en briques rouges. » Une famille modeste en Allemagne dans les années 60 et 70. Des grands-parents qui ont des souvenirs dont on ne parle pas. Des photos qu'on redécouvre, avec un brassard à croix gamée cousu sur une manche.

     

    Monde d'en face. Heike Fiedler s'est installée à Genève dans les années 80. C'est de là qu'elle parle, de ce nouveau contexte, qui lui fait voir les deux univers dans lesquels elle a vécus, qui les lui fait dire pour ses filles dans ce texte. Les mondes d'en face, c'est ça, mais aussi et surtout les langues. L'allemand, le français, ce jeu de confrontation et de glissement entre deux (dans les livres paHeike Fiedler, Mondes d'enfa( )ce, minizoérus d'Heike Fiedler, il y a par exemple zeitlautraum - tempsonlieu: poésies éphémères, Langues de meehr.)

     

    Heike Fiedler est également active dans la poésie sonore, la performance, l'écriture. Elle se produit seule ou avec de la musique liée à la scène de l'improvisation et de l'électroacoustique. Il y a dans Monde d'enfa()ce toute l'énergie et la force qu'elle met aussi dans ses apparitions scéniques.

     

     

     

    Heike Fiedler, Mondes d'enfa( )ce, minizoé, postface de Julien Burri

     

  • Les années berlinoises (Anne Brécart)

    images.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Il y a toujours, chez Anne Brécart, ce silence et ces glaces qui habitent ses personnages de femmes, ces atmosphères de brume, ces gestes à peine esquissés qui restent comme suspendus dans le vide. On retrouve ces couleurs et ce charme dans son dernier roman, La Femme provisoire*, son livre sans doute le plus abouti.

    Tout se passe à Berlin, dans les années 70 (ou 80 ?), dans cette ville à la fois ouverte à tous les vents et encerclée par un haut mur de briques. C’est le refuge, à cette époque, de beaucoup d’étudiants étrangers (turcs, mais aussi anglais, espagnols, suisses). Certains sont vraiment venus suivre les cours de l’Université. Les autres vivent de petits boulots. Mais tous sont là provisoirement. De passage. En transit. Comme l’héroïne du roman d’Anne Brécart qui vient rencontrer, à Berlin, une écrivaine allemande qu’elle essaie de traduire. C’est une femme blessée qui vient de subir un avortement et porte encore en elle le fantôme de l’enfant à naître. C’est aussi une femme libre qui vit seule, parmi ses livres, et qui rencontrera un bel amant de passage. Elle saura peu de choses de lui. Mais partagera un grand appartement avec cet homme qui vient d’avoir un enfant, et dont la femme a disparu.

    images-1.jpegLa narratrice se glissera dans la peau d’une mère absente. Elle s’occupera de cet enfant, comme s’il était le sien, et elle jouera parfaitement (un peu inconsciemment) le rôle de la mère provisoire. Avant de rendre cet enfant — comme dans le fameux film de Wim Wenders, Paris, Texas — à sa mère biologique. C’est cet enfant, vingt ans plus tard, qui viendra lui rendre visite, un beau matin, sans crier gare, et enclenchera le mécanisme du souvenir et l’envie d’écrire son histoire.

    Il y a beaucoup de finesse, et de mélancolie, dans ce livre doux-amer qui retrace le destin d’une femme libre, ouverte aux rencontres, qui se retrouve comme obligée (par amour, par humanité) de jouer des rôles qu’elle n’a pas choisis. Elle est une mère provisoire, comme une maîtresse provisoire, une étrangère de passage. Elle n’arrive pas à se fixer. Pourtant, comme on écrit sa vie, elle laisse des traces derrière elle, images, amours, sensations, regrets, qui un jour la rattrapent. Cela donne un beau livre qui accompagne longtemps le lecteur.

    * Anne Brécart, La Femme provisoire, roman, Zoé, 2015.

  • Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon

     

    Par Alain Bagnoud

    Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadonCharlie, orphelin, jeune, travaille dans une poissonnerie et aime ça. Autour de lui, toute une galerie de portraits est tracée d'un crayon vif, le chef, la jolie vendeuse de fromages. On a aussi la description de l'activité. Qui sait ce que fait un poissonnier dans une grande surface? Qui le savait avant le livre d'Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon ? Qui pouvait s'imaginer tout ce que deviennent les invendus, tout ce qu'on jette alors que c'est encore consommable?

     

    Une fable et un bon documentaire, dit le quatrième de couverture du roman. C'est vrai. Il y a un réel intérêt dans cette description du monde du travail. Une description qui est plutôt rare en littérature, dans laquelle, on le sait, la plupart des personnages sont des bourgeois et la plupart des sujets des problèmes personnels (amour, ambition, déception...)

     

    Mais le livre n'est pas qu'un reportage. Un roman fonctionne avec de la tension. Ici, c'est Emile qui est chargé de l'introduire. Emile, jeune intellectuel, dont le point de vue est très différent de celui de Charlie.

     

    Emile a été universitaire, n'allait plus au cours, a laissé passer tous les délais, s'est fait virer. Puis il a étudié dans une école d'art. Artiste, mais non exposé. Emile, préposé au niveau zéro, le plus bas, celui des déchets, reste enfermé la nuit dans le grand magasin pour lire et prendre des notes. Révolté par le gaspillage alimentaire, il veut faire un travail artistique là-dessus pour dénoncer, expliquer.

     

    Emile l'intelligent et Charlie le naïf. Emile qui fait lire Charlie, qui va embarquer Charlie dans ses entreprises. Pour l'aider? Pour le manipuler? Qu'est-ce qu'Emile manigance vraiment?

     

    Le lecteur le découvrira en même temps que Charlie. Une force du livre est qu'on est projeté à l'intérieur du personnage principal. Son monologue montre non seulement ce qu'il voit, mais comment il le voit. Il y a un vrai travail littéraire de Brügger là-dessus: le langage est enfantin, naïf, les structures orales...

     

    Charlie est un grand garçon simple, bien plus simple que les autres gars de son âge, presque un peu attardé. Pas autant que le Charlie du roman Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, un livre qui raconte l'accès à l'intelligence (puis sa perte) d'un demeuré. Mais notre Charlie lui ressemble sous plusieurs aspects, et pas seulement dans le langage. Il est lui aussi naïf, sentimental, gentil.Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon

     

    Brügger n'a rien contre la gentillesse. Il l'illustre et la défend au contraire. Son Emile cite Marivaux : « Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez. » Les personnages de L'Oeil de l'espadon sont humains, les chefs et les collègues sont sympas. Un message sous-jacent du livre semble être celui-ci: la méchanceté individuelle n'existe pas, en tout cas chez les petites gens ; s'il y a quelque chose de monstrueux, de déréglé, c'est la faute du système.

     

     

     

    Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon, Zoé