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Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon

 

Par Alain Bagnoud

Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadonCharlie, orphelin, jeune, travaille dans une poissonnerie et aime ça. Autour de lui, toute une galerie de portraits est tracée d'un crayon vif, le chef, la jolie vendeuse de fromages. On a aussi la description de l'activité. Qui sait ce que fait un poissonnier dans une grande surface? Qui le savait avant le livre d'Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon ? Qui pouvait s'imaginer tout ce que deviennent les invendus, tout ce qu'on jette alors que c'est encore consommable?

 

Une fable et un bon documentaire, dit le quatrième de couverture du roman. C'est vrai. Il y a un réel intérêt dans cette description du monde du travail. Une description qui est plutôt rare en littérature, dans laquelle, on le sait, la plupart des personnages sont des bourgeois et la plupart des sujets des problèmes personnels (amour, ambition, déception...)

 

Mais le livre n'est pas qu'un reportage. Un roman fonctionne avec de la tension. Ici, c'est Emile qui est chargé de l'introduire. Emile, jeune intellectuel, dont le point de vue est très différent de celui de Charlie.

 

Emile a été universitaire, n'allait plus au cours, a laissé passer tous les délais, s'est fait virer. Puis il a étudié dans une école d'art. Artiste, mais non exposé. Emile, préposé au niveau zéro, le plus bas, celui des déchets, reste enfermé la nuit dans le grand magasin pour lire et prendre des notes. Révolté par le gaspillage alimentaire, il veut faire un travail artistique là-dessus pour dénoncer, expliquer.

 

Emile l'intelligent et Charlie le naïf. Emile qui fait lire Charlie, qui va embarquer Charlie dans ses entreprises. Pour l'aider? Pour le manipuler? Qu'est-ce qu'Emile manigance vraiment?

 

Le lecteur le découvrira en même temps que Charlie. Une force du livre est qu'on est projeté à l'intérieur du personnage principal. Son monologue montre non seulement ce qu'il voit, mais comment il le voit. Il y a un vrai travail littéraire de Brügger là-dessus: le langage est enfantin, naïf, les structures orales...

 

Charlie est un grand garçon simple, bien plus simple que les autres gars de son âge, presque un peu attardé. Pas autant que le Charlie du roman Des fleurs pour Algernon, de Daniel Keyes, un livre qui raconte l'accès à l'intelligence (puis sa perte) d'un demeuré. Mais notre Charlie lui ressemble sous plusieurs aspects, et pas seulement dans le langage. Il est lui aussi naïf, sentimental, gentil.Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon

 

Brügger n'a rien contre la gentillesse. Il l'illustre et la défend au contraire. Son Emile cite Marivaux : « Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez. » Les personnages de L'Oeil de l'espadon sont humains, les chefs et les collègues sont sympas. Un message sous-jacent du livre semble être celui-ci: la méchanceté individuelle n'existe pas, en tout cas chez les petites gens ; s'il y a quelque chose de monstrueux, de déréglé, c'est la faute du système.

 

 

 

Arthur Brügger, L'Oeil de l'espadon, Zoé

 

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