Le temps des cathédrales
Par Pierre Béguin
Le dernier bulletin d’information de l’Eglise protestante Entre vous et nous présente en première page la photo de six nouveaux pasteurs avec ce titre: Devenir pasteur, quelle idée? Comme si, aujourd’hui, il y avait quelque chose d’anachronique, d’incongru, d’insensé même dans ce choix.
De fait, poètes et écrivains, depuis l’avènement des villes modernes – à savoir depuis la seconde moitié du XIXe siècle – se sont régulièrement posé la question de la place de la spiritualité dans la démence des cités monstrueuses où stades et supermarchés, véritables cathédrales des temps modernes, ont relégué les églises au rang de curiosités touristiques.
En 1895, le poète belge Emile Verhaeren publie Les Villes tentaculaires, sorte de promenade vertigineuse et hallucinée dans une gigantesque métropole, à la fois mythique et cruellement réelle, synthèse des grandes villes européennes du XIXe siècle finissant où bat le cœur troublé du monde moderne. Une vingtaine de tableaux naturalistes dénonçant les méfaits du matérialisme dominant. Au centre même de la ville, «comme un torse de pierre et de métal debout», non pas la Cathédrale mais la nouvelle religion des temps modernes: la Bourse. La frénésie qui y règne traduit le transfert des fonctions religieuses de l’ancienne cathédrale moyenâgeuse au nouveau monument: «L’or étalé sur l’étagère des mirages, Avec des millions de bras tendus vers lui, Et des gestes et des appels, la nuit, Et la prière unanime qui gronde, De l’un à l’autre bout du monde». La ferveur de cette foule fanatique en prière renvoie aux adorateurs du veau d’or, le culte hérétique qui célèbre l’amour de l’or lui tenant lieu de spiritualité: «De l’or! – boire et manger de l’or!». Oui, au centre de cette gigantesque métropole sculptée par l’explosion industrielle et le capitalisme triomphant, dans ce «monument de l’or», est né l’homme du XXe siècle dont la mort est programmée par son avidité même.
Et l’Eglise? Elle est bien là, rappelle Verhaeren, précédée d’une statue de moine et d’une fontaine où «les mères et les vieillards et les enfants Venaient baigner leurs maux». Hélas! L’emploi de l’imparfait est sans équivoque: menacée par le progrès et le culte de la technique, elle se réduit à une «image usée et tremblotante» liée désormais au passé, à ces premiers âges de l’humanité qu’on regarde avec condescendance. Sa verticalité même n’est plus que le vestige architectural d’une transcendance oubliée. Certes des foules de fidèles, pauvres et riches, se réfugient dans ce «palais de marbre noir», mais dans un ordre respectant les classes sociales et seuls les ostensoirs, «cristal et or», font encore luire «le cœur de la croyance». Le «large glas» que sonne son bourdon se confond avec «le râle Et le sursaut des cathédrales» et «les vitraux (…) semblent trembler Au bruit d’un train lointain qui roule sur la ville». «Dans la ville de la démence», qui réconfortera désormais cette innombrable population foulée par la misère et la détresse?
Une vingtaine d’années plus tard, dans cet hymne à la modernité qu’est Zone, où toute la gamme d’objets et d’expériences du progrès est introduite (lumières électriques, automobiles, aéroplanes, autobus, sirènes, sténodactylos), Guillaume Apollinaire, malgré son enthousiasme, reconnaît un tort à la vie moderne: tout semble trop vite vieillir, passer de mode («ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes »). Le poète pressent que, dans son incessante nouveauté où plus rien n’a le temps de s’inscrire dans les consciences, le monde n’offre aucune certitude, vouant l’homme à l’errance. Aussi éprouve-t-il une certaine nostalgie de la foi, d’une vérité éternelle dépassant les modes: «La religion seule est restée toute neuve». Et Apollinaire d’entreprendre, dans une brève invocation, l’éloge du christianisme et du pape Pie X: «Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X». Quant au Christ, «qui monte au ciel mieux que les aviateurs», il fusionne avec le symbole même du progrès (les avions) dans une métaphore filée: «Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder». Et pourtant, malgré le désir d’un point fixe dans ce tourbillon incessant, Apollinaire hésite à adhérer à la foi chrétienne par crainte du jugement des autres: «Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser». Comme si l’attrait de la nouveauté vouait la foi, et l’engagement humaniste qui l’accompagne loin de tout fanatisme, à l’anachronisme, au passé désuet, à la condescendance, à la candeur infantile. Comme si, entre les deux, il y avait quelque chose d’irréconciliable.
Voilà pourquoi la récente consécration de ces six nouveaux pasteurs, le 28 septembre dernier, m’a rassuré, réjoui même, moi l’agnostique. Comme si je voyais là un signe que mes racines peuvent résister aux vents fous de la modernité, à son tourbillon de technique, de gadgets électroniques, d’angoisse du vide et de recettes de spiritualité en prêt-à-porter…