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  • galop d'essai

     

    antonin moeri

     

     

     

     

     

    «Mercier et Camier» est le premier roman que Samuel Beckett rédigea entièrement en français. Il s’agit d’un voyage qu’on pourrait dire immobile, car nos deux personnages ont beaucoup de peine à quitter l’enfer métropolitain. On ne sait même pas si ce voyage a vraiment eu lieu. («ils restèrent chez eux, Mercier et Camier, ils eurent cette chance inestimable»). Une scène de ce livre est emblématique. Mercier et Camier descendent d’un train omnibus. Ils entrent dans une auberge, sans doute avec l’intention de se restaurer. Le gérant de cet établissement improbable les prend pour des touristes et leur adresse les habituelles formules de bienvenue. Il ne cesse d’appeler son employé nommé Patrice.

    Mercier décide de nommer ce gérant monsieur Gall, car dans ses rêves, ce gérant se nomme monsieur Gall. Monsieur Gall emploie des formules de politesse totalement inadéquates, du genre «Débarrassez-vous!» alors que Mercier et Camier n’ont rien à enlever. Quand Mercier passe commande, il exige une salade d’oursins avec de la sauce bouglé (ce qui ne veut rien dire) et un sandwich à la ploutre (la ploutre est un instrument servant à tasser la terre). «Patrice!» ne cesse de hurler le gérant. On apprend que ce gérant ne s’appelle pas Gall mais Gast.

    On apprend également que Patrice n’existe pas, puisqu’il vient de mourir. Ce Patrice aurait dit, juste avant d’éteindre sa lampe: «A boire, Jésus, à boire!» Comme le gérant ne peut plus appeler Patrice, il appelle Thérèse qui déboule aussitôt, un torchon à la main. Le lecteur apprend que Camier est détective et qu’un dénommé Conaire a rendez-vous avec lui. Mais il est impossible de rencontrer Camier. Celui-ci est allongé sur le sol d’une chambre louée pour la journée, la main dans celle de Mercier. Ils ont vidé un flacon de whisky et dorment profondément.

    On ne saura jamais pour quelle raison Conaire avait rendez-vous avec Camier, ici, dans un hôtel de banlieue, mais le lecteur aura assisté à une scène de grand-guignol qui pourrait être une scène de rêve dans laquelle on croise des fermiers, des marchands de bestiaux, une serveuse, un barman, un monsieur Graves et un monsieur Conaire, au cours de laquelle on entend la voix de monsieur Gast qui, ayant pris une position avantageuse, déclame un texte au sujet d’un hôte idéal, texte d’un lyrisme à la fois intense et contenu qui annonce les monologues de Lucky et de Hamm et qui préfigure les récits enchâssés de «Malone meurt». C’est pourquoi on peut considérer «Mercier et Camier» comme une rampe de lancement ou (autre image pour exprimer ce que je voulais dire dans ce petit papier destiné à d’improbables lectrices) comme un «galop d’essai».

     

     

    Samuel Beckett: Mercier et Camier, Minuit, 1970

  • Julien Bouissoux, Une autre vie parfaite

     Par Alain Bagnoud

    Une autre vie parfaite, c'est la vie qu'on aurait pu vivre, qu'on aurait voulu vivre, qui est à côté, ailleurs, derrière le temps ou derrière l'écran, et qui nous échappe. C'est ainsi que je comprends le titre du recueil de Julien Bouissoux, une suite de nouvelles prenantes, d'une tonalité sourde, lancinante, tendre et inconsolée. Julien Bouissoux. La bonne nouvelle de cette rentrée romande.

    Julien Bouissoux n'est pas un débutant. Deux livres aux Editions du Rouerge, trois aux Editions de l'Olivier. Co-scénariste, en plus, du film Les grandes Ondes (à l'ouest) réalisé par Lionel Baier.

    Son recueil de nouvelles cueille des personnages à un moment charnière. Des personnages plus tout jeunes, pas vieux non plus, disons autour de la quarantaine, vivant l'expérience d'une crise. Quelques résumés:

    Dans la première histoire, un homme revient dans le village de son enfance. Il retrouve l'allée qui mène au stade et les vingt-deux arbres qu'il a plantés. C'était un travail d'intérêt public, infligé par les gendarmes après qu'il a été surpris à tirer au fusil sur des containers. Des gamins fument à l'entrée du stade. Il les aborde, leur offre des bières, finit par prendre un Glock dans le coffre de sa voiture, à le passer aux ados et à canarder un panneau de signalisation.

    On ne sait pas qui est ce personnage, ce qu'il est devenu. On devine simplement quelque chose de trouble dans ses activités, dans sa manière de vivre, dans son revolver. Et cette revanche sur le passé. Il a un message mais il oublie de le dire aux gosses qu'il épate : «  Mais on peut survivre à tout. J'aurais dû le leur dire avant de partir. L'essentiel, à partir d'aujourd'hui, c'est de savoir rester en vie. »

    PJulien Bouissouxlus loin dans le live, un employé est oublié par sa boîte dans un bureau, continue à toucher de l'argent sans avoir rien à faire. Un autre se perd volontairement en mer, sur un rocher, au fond d'une grotte, se cache des secours qui le cherchent. Des hommes jouent à des jeux vidéos, substituts plus excitants que la réalité. La seule femme héroïne d'une nouvelle a couché avec une star de cinéma, quand ils étaient tous deux ados, et attend son déclin pour qu'il lui revienne.

    Tout ça serait complètement désespéré s'il n'y avait pas la dernière histoire. Un homme y hérite de la maison de son père mort. Il l'a détesté, lui et ses manies. Mais soudain, il décide de ne pas vendre, de s'installer avec sa famille, de créer un nouvel ordre dans cet endroit de contrainte. Un ordre de liberté, qui transforme le passé, le supprime, et crée de la joie là où il y avait de l'oppression.

    La vie parfaite, suggère cette nouvelle, n'est peut-être pas seulement derrière, à côté, mais aussi devant, dans l'espoir de quelque chose qui adviendra. Peut-être.

    Julien Bouissoux, Une autre vie parfaite, L'Age d'Homme

  • L'Ami barbare au Rameau d'Or !

    1622017_799672126722638_87065516519397162_n.jpgNe manquez pas demain, vendredi 26, à partir de 18 heures, à la librairie du Rameau d'Or (boulevard Georges-Favon, 1204 Genève), une discussion amicale et passionnée à propos de L'Ami barbare, entretien mené par l'excellente Marianne Grosjean (journaliste à La Tribune de Genève) !

    Une surprise, délicieuse, attend toutes celles et ceux qui achèteront le livre…

    Venez nombreux !

  • Dickens ou les raisons d'un succès


    Par Pierre Béguin

     

    Dickens.PNGUne seule fois, alors que j’étais étudiant à Londres dans les 70’s, il m’a été donné d’assister à la manifestation d’une tradition encore très vivace jusqu’à la Seconde Guerre mondiale: le Dickens impersonator. Dans les théâtres de banlieue, un curieux artiste est censé imiter, à la demande du public, tel ou tel personnage célèbre (et ils sont nombreux) issu de l’œuvre de Dickens. Le public crie: «Mr Pickwick! Pip! Uriah Heep! Oliver Twist! La petite Nell!..». Et l’artiste, tirant de sa malle des vêtements et accessoires appropriés, se grime de manière à incarner le personnage désiré. Une telle tradition (tombée progressivement en désuétude après la guerre) souligne l’énorme succès populaire longtemps remporté par Dickens.

    Comment un écrivain devient populaire? Il est impossible de cerner les causes d’un succès (ou d’un échec) littéraire tant elles sont nombreuses et, souvent, indépendantes de la qualité intrinsèque de l’œuvre (dans tous les cas, la chance ou la malchance y tient un rôle important). Avec Dickens, on peut en retenir facilement un certain nombre. Parmi les plus évidentes: rapidité réductrice empruntée à la comédie, humour fréquent mais jamais grinçant, recherche de l’oralité théâtrale, personnages figés dans quelques attitudes stéréotypées, trait forcé à la limite de la caricature, ou même du cliché (a-t-on déjà vu des nouveaux riches aussi exclusivement nouveaux riches que dans Notre ami commun?) intrigue pliée à ce que l’auteur suppose être la demande des lecteurs, abus des coïncidences heureuses, happy end, etc. Je me contenterai de développer les deux points suivants:

    -          L’écrivain applique systématiquement à ses personnages, quel que soit le roman, une échelle des valeurs extrêmement simple, voire simpliste: d’un côté les bons anges, les élus, de l’autre les mauvais démons, les damnés. La balance qui les pèse ne prend en compte que leur degré de bonté. Au final, aux bons le Ciel, aux méchants l’enfer, même si le chemin qui mène à l’un ou à l’autre est souvent tortueux et plein de surprises. Et s’il arrive parfois que les méchants prospèrent ou que les bons soient sacrifiés, c’est pour pointer vigoureusement du doigt la honte de notre société. Mais généralement, tout ce que le personnage a généreusement donné lui sera rendu dans cette vie même au centuple, soulignant la précellence des qualités du cœur sur celles de l’esprit. Simplicité et bons sentiments sont indéniablement une clé du succès, qu’elle soit utilisée avec talent, comme Dickens, ou non, comme…

    -          L’écrivain redoutait tant de n’être pas instantanément compréhensible pour son public qu’après avoir écrit quelques chapitres d’un nouveau livre, il éprouvait le besoin de les lire devant un cercle d’amis afin de vérifier leur impact émotionnel. Selon la réaction du public, il trouvait un encouragement à continuer sur la même voie, ou des pistes pour orienter différemment son histoire. Son besoin d’approbation est tel qu’il va – dit André Maurois (in Un essai sur Dickens) – «jusqu’à sentir la nécessité de ce frémissement immédiat que peut produire la lecture à haute voix». La gloire venue, il organisait des lectures publiques devant de vastes auditoires à qui il lisait des passages de ses romans non sans en modifier, le cas échéant, certaines lignes ou fin de chapitres pour en retirer davantage d’applaudissements.

    J’ai pensé à cela – à cette conscience exacerbée de la réaction du public chez Dickens – il y a quinze jours à Morges, aux Livres sur les quais, en écoutant un auteur (Grégoire Delacourt en l’occurrence) s’indigner qu’un écrivain pût prendre en considération les réactions ou les attentes des lecteurs durant la rédaction d’un livre: vil opportunisme, aliénation de liberté du créateur, réduction de l’acte d’écrire à une opération marketing, du livre à un objet commercial… A ses côtés, Yann Queffélec était beaucoup plus nuancé.

    Le véritable artiste, prétend la doxa, devance son temps et son public. Il lui impose sa vision nouvelle, il l’entraîne dans des contrées encore inexplorées. Il n’est pas, comme Dickens, à la remorque des idées reçues et des attentes souvent élémentaires de ses lecteurs. Ne les choquons pas! Ne les chagrinons pas! Mais donnons-leur des raisons d’espérer, de rire, d’aimer! Dickens aurait-il inauguré ce que nous qualifions aujourd’hui, avec un brin de mépris, de littérature de consommation?

    Peut-être. Mais Dickens a toujours cet art de raconter qui, porté à son point suprême, coïncide avec une allègre et roborative morale du rebondissement, un art qui finit par épargner à notre vue des défauts pourtant bien visibles. Ce doit être cela le génie. Et une once de génie rend tout le reste dérisoire. Peu importe alors les clichés, les attentes du lecteur, les postures ou les choix d’écrivains. Moi, j’aime toujours Dickens malgré tous ses défauts. Il est d’autres écrivains qui ne les ont pas et que je goûte peu…

     

  • Jérôme Meizoz, Saintes colères

     

    Jérôme Meizoz se met en colère. Ou plutôt, il y a quelques années qu'il l'est, si on se base sur les textes réunis dans Saintes colères. Avec l'intelligence et la clarté qu'on lui connaît, notre auteur y attaque quelques cibles.

    La principale semble bien être l'UDC. On sait que ce parti attise les antagonismes pour assurer son propre pouvoir, que sa stratégie consiste à dresser le peuple contre les élites. Meizoz s'interroge sur l'usage qui est fait de l'art dans le combat du parti agrarien.

    Il examine les représentations d'Anker, le peintre favori de Blocher, qui diffuse une imagerie de kitsch nationaliste et de communauté rurale chaleureuse. C'est la culture des groupes folkloriques, du costume national et des chorales d'amateurs censées incarner ou représenter une identité chère à l'UDC.

    Ce parti n'est d'ailleurs pas seul à irriter Meizoz. De façon plus globale, ceux qui jettent de l'huile sur le feu et avivent la haine l'exaspèrent. Il aimerait « inciter au calme les excités médiatiques ». Dans ces provocateurs qu'il vise, il y a par exemple Maître Bonnant, dont Meizoz soupçonne le masochisme caché et l'envie délicieuse de déplaire pour se faire fesser.

    Il y a d'autres choses à faire que subir leurs discours, affirme notre auteur. La réaction est possible. Une réaction citoyenne de la parole. Celle même que Meizoz pratique dans son recueil.

    Un deuxième grand axe de son livre touche au domaine de la littérature, abordée surtout sous l'angle sociologique. C'est un royaume, explique Meizoz, où règnent désormais les attachés de presse, qui désignent aux journalistes les quatre ou cinq bouquins dont il faut parler. Et tout le monde suit. La loi du marché a imposé le triomphe de M. Homais.

    Du coup peut dominer le révisionnisme littéraire qui vise à purger par exemple les biographies de Cendrars de ses tentations antisémites. Du coup également, les stratégies planifiés de promotion ou de scandale peuvent s'installer.

    Pour le montrer, Meizoz s'attarde sur l'affaire Richard Millet. On se souvient que Millet avait écrit un Éloge littéraire d'Anders Breivik. Son but était de provoquer un tapage littéraire bien agencé dans lequel il entendait prendre la place de la victime, du bouc émissaire honni de tous. Une stratégie à la Céline, qui devait donner à Millet la place éminente qu'il convoitait et n'arrivait pas à atteindre par ses publications...

    S'il est attentif aux auteurs de France, Meizoz ne dédaigne pas non plus de ferrailler chez nous. Il critique ainsi Le Miel de Slobodan Despot, en ciblant les enjeux idéologiques de son livre, qui tourne autour de la guerre en ex-Yougoslavie. On connaît la position pro-serbe qu'avait prise jadis Despot. Le combat continue, semble dire Meizoz en analysant son livre : « Après avoir échoué à convaincre dans sa revue et par ses paroles dans les années 90, S.Despot recourt désormais à la littérature comme discrète perfusion idéologique. »

    Autre analyse de Meizoz, celle du roman En finir avec Eddy Bellegueule, d'Edouard Louis, qu'on peut lire, affirme-t-il, comme une « ode (à l'insu de son plein gré) aux valeurs culturelles de la bourgeoisie ». L'auteur y misérabiliserait son milieu modeste et le massacrerait symboliquement. C'est en tout cas ce qu'un libraire spécialisé lui a reproché.

    Un comportement auquel Meizoz est sensible. L'éducation, la question des élites, les valeurs qu'on sacrifie dans l'ascension sociale sont des thèmes qui le touchent de près, lui, le fils de mécanicien qui a rencontré les rejetons des bonnes familles genevoises ou vaudoises au collège de St-Maurice.

    Mais il n'y a pas que des dénonciations dans ces textes, inédits ou publiés d'abord entre 2007 et 2014 . Ils se terminent par une belle célébration d'Henry Roorda et de la littérature. « Qu'une telle personne ait existé constitue un fort argument contre le pessimisme. Qu'elle se soit donné la mort en fournit un non moins solide contre l'optimisme. Match nul. Avantage : littérature. »

     

    Jérôme Meizoz, Saintes colères, éditions d'autre part

  • Mon premier jukebox littéraire

     

    Par Alain Bagnoud

    Ça se passera demain, samedi 6, au Livre sur les quais, à Morges.

    Voilà comment ça se déroule. Il y aura cinq auteurs assis sur scène. En l’occurrence : Odile Cornuz, Antoinette Rychner, Mélanie Richoz, Sylvain Thévoz et votre serviteur. Devant chacune et chacun sera posée une petite caisse en bois munie d'une sonnette.

    Robert Sandoz, guitariste et animateur, mène le jeu. Il sollicite les spectateurs qui lui proposent discrètement des mots. Puis, revenu sur scène, Robert en annonce un aux auteurs.

    Ensuite, ébullition intellectuelle. Chacun cherche parmi ce qu'il a écrit un court texte ou extrait qui lui semble correspondre, thématiquement ou par association libre. Le musicien joue pendant cet instant de réflexion intense.

    Le premier auteur qui trouve gagne le set. Il agite sa sonnette, se dirige vers la table, attend la fin du morceau et lit son extrait. Puis le jeu recommence avec un autre mot programmé par un spectateur.

    À la fin, le vainqueur est couronné de lauriers. Peut-être. Peut-être pas. En tout cas, on se sera bien amusé.

    Et des fâcheux disent encore que la littérature est ennuyeuse !

     

    Jukebox littéraire. 17H15, Caves de Couvaloup. Avec Odile Cornuz, Antoinette Rychner, accompagnées d'Alain Bagnoud, Mélanie Richoz, Sylvain Thévoz et de Robert Sandoz (guitariste)