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  • Les fables de Marc Bressant

    DownloadedFile.jpegC'est un monde singulier, qui traverse les époques, navigue de l'âge des cavernes aux voyages intergalactiques, embrasse toute l'humaine condition. On y croise des femmes au caractère inflexible, des hommes faibles ou entêtés, qui sont tous, à leur manière, des mutants : ainsi se présente au lecteur Brebis galeuses et moutons noirs*,  l'étrange livre de Marc Bressant, auteur d'une quinzaine de romans, dont La Dernière Conférence (Grand Prix du Roman de l'Académie française, 2008).

    Ce monde singulier, qui est aussi le nôtre, Bressant le raconte en une soixantaine de petites fictions qui sont autant de fables ou de paraboles. Rien de lourd ni de didactique, pourtant, dans ces histoires riches de sens qui se lisent avec un plaisir immense.

    À chaque fois, dans le cours naturel des choses, une mécanique trop bien huilée, images-1.jpegil y a un grain de sable. Une erreur. Un coup de folie. C'est parfois une femme, « belle comme un logiciel », qui décide d'interrompre le cours du Temps en détruisant toutes les horloges de sa ville, ou un lexicologue qui, constatant la pauvreté du langage à exprimer les excréments humains, décide d'enrichir la langue de nouvelles expressions. Ou encore (l'une de mes préférées) un soldat néerlandais, oublié par les siens dans la jungle de Bornéo, qu'on retrouve, vingt-sept ans plus tard, dans une forme physique exceptionnelle, mais parlant une langue incompréhensible avec l'accent perruche ! Ou encore deux gladiateurs qui, à l'instant de s'entretuer, alors que l'empereur est victime d'une crise d'apoplexie, sont frappés par le même coup de foudre…

    Dans chaque fable, donc, un grain de sable. Une incongruité. Une anomalie. Marc Bressant, dans sa langue à la fois économe et impeccable, parle de brebis galeuses ou de moutons noirs. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : l'Histoire n'est pas un long fleuve tranquille, mais une suite de révoltes, de ruptures, de miracles, diraient les Chrétiens. Ce qui la fait progresser, ce ne sont pas les gens « normaux », comme on dit, mais les fous, les originaux, les « brebis galeuses ». Et Marc Bressant en fait un inventaire précis et amusé, entraînant le lecteur au pays débridé et fertile de son imagination.

    C'est la morale des fables de Bressant : il y a toujours un grain de sable pour enrayer la machine, toujours un mouton noir pour infléchir le cours des choses ou mettre en doute nos certitudes les mieux ancrées. Notre salut, d'ailleurs, vient de ces mutants dont la tête dépassent toujours un peu : c'est grâce à ces pestiférés, qu'on regarde comme des fous, que les grandes mutations se font. 

    « Heureux soient les fêlés, comme le disait Michel Audiard, car ils laissent passer la lumière ! »

    * Marc Bressant, Brebis galeuses et moutons noirs, édition de Fallois, 2014.

  • Anne Schwaller lit des nouvelles de Moeri sur Espace 2, du lundi au vendredi

     

    Espace 2       de 16h à  16h30

     

    Imaginaire

    Claude Dalcher
     
    du lundi au vendredi
     
    JEUDI    6  Mars 2014
     
     
    Antonin Moeri: Nouvelles (4/5)
    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]
     

    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]

    Né à Berne, Antonin Moeri est parfaitement bilingue. Mais c’est en français qu’il transcrit son imaginaire sur la page. Maître de la brièveté littéraire, il s’amuse avec la langue, variant les thèmes, les lexiques et les musiques.

    Les nouvelles choisies sont extraites de ses deux derniers recueils "Tam-tam d'Éden" & "Encore chéri !" parus chez Bernard Campiche Éditeur.


    "Ville Lumière"

    Interprète: Anne Schwaller
    Réalisation: Claude Dalcher

  • Liberté d'expression vs politiquement correct

    Par Pierre Béguin

     

    Aux Etats-Unis, seules trois restrictions limitent la liberté d’expression: le discours obscène, la pédopornographie et les discours performatifs (c’est-à-dire qui constituent une incitation directe à l’acte ou qui induisent des comportements dangereux pour la collectivité). Pour le reste, la liberté de parole est admise et parfaitement protégée par le premier amendement de la Constitution. Ainsi, on ne peut pas crier sans fondement «au feu» dans un concert bondé (cri qui induirait une réaction de foule dangereuse); ainsi, on ne peut pas clamer «il faudrait supprimer les vieux, les homos, les hétéros, les noirs, etc.»; mais on peut parfaitement dire, sous protection du premier amendement, «je n’aime pas les juifs, les noirs, les homos, etc.» ou défiler le dimanche le visage et le corps dissimulés sous un drap blanc en brûlant des croix (ceux qui ont vu une procession du Ku Klux Klan ont pu mesurer l’écart qui nous sépare en matière de liberté d’expression). En clair, les américains font la distinction entre le discours de haine (admis) et le discours d’incitation à l’acte de haine (interdit).

     

    Cette distinction n’existe pas, ou peu, en Europe. Certes, contrairement aux Etats-Unis, nous avons une lourde histoire du discours génocidaire qui génère naturellement une forte méfiance des paroles de haine, les assimilant de facto à une incitation à l’acte. Ce qui peut expliquer que, entre le discours de haine et le passage à l’acte, là où les américains procèdent à un distinguo, les européens ne voient guère de nuances.

     

    Mon propos n’est pas de prendre parti. Mais il faut bien admettre que la position européenne pose problème. Surtout parce que la nouvelle génération ne comprend pas bien, à tort ou à raison, l’amalgame effectué par le politiquement correct. Pour une énorme majorité d’entre elle, dire une chose ce n’est pas la faire. Et il n’y a probablement guère plus de profondeur dans leur engagement à «l’extrême droite» ou leur allégeance à des Le Pen qu’il n’y en avait pour notre génération à afficher des posters de Staline ou de Mao aux murs des chambres ou à insulter les forces de l’ordre. Le spectre d’Hitler, que certains ne manquent pas de ressortir immédiatement des tiroirs de l’histoire à la moindre velléité discriminatoire – ne procédant ainsi qu’à sa banalisation –, ou même le génocide juif sont devenus pour certains jeunes, avec le temps, une abstraction, au même titre que les guerres de religion l’étaient déjà devenues pour nos parents. Les années les ont naturellement sorties de la zone de méfiance légitime et du devoir de mémoire. Et se crisper sur des positions passéistes, vouloir à tout prix, au nom de l’histoire, répéter le même discours dans la même forme, me semble relever d’un manque de pédagogie. Le destinataire a changé. L’émetteur se doit d’adapter son discours éducatif à une génération qui n’est plus tournée vers le passé, que la culpabilité n’atteint plus, mais qui a conservé ce goût de la provocation dont nous avons, en notre temps, largement abusé.

     

    «L’affaire Dieudonné», qui cristallise chez nous ce type d’antagonismes et qui semblerait, pour un américain, aussi surprenante qu’un défilé du Ku Klux Klan pour un européen, est un miroir grossissant de cette problématique, surtout à lire ses effets dans la blogosphère. Tout se passe comme si ceux qui combattent le politiquement correct s’attaquaient à un tropisme idéologique – fantasmé ou réel – commun au champ journalistique, auquel s’ajouterait l’idée d’une sorte d’aristocratie de la liberté d’expression comme privilège de la presse «officielle». C’est d’ailleurs une des principales critiques de Dieudonné: s’il avait été journaliste, prétend-il, il aurait pu dire ce qu’on lui a interdit dans son spectacle (même si aucun journal n’aurait publié ses paroles). En d’autres termes, les journalistes sont accusés de monopoliser le forum, de confisquer la parole publique aux dépens d’une promesse démocratique excitée par internet et les blogs. Bref, de faire ce qu’ils ont fait en toute légitimité pendant deux siècles... avant la révolution internet. Et c’est sûrement là que se situe le nœud du problème: la blogosphère, et plus largement les réseaux sociaux, en démocratisant les opinions, a fait exploser les privilèges et les aristocraties du discours, elle a décomplexé la parole en la libéralisant, elle a donné naissance, pour le meilleur ou pour le pire, à des millions de «journalistes indépendants» prêts à faire un sort à trente ans de politiquement correct, comme la génération soixante-huitarde a fait un sort au carcan moraliste de ses aînés. Difficile de penser pour la masse lorsque la masse a les moyens de s’exprimer. Et qu’elle bénéficie de porte-voix talentueux, reconnaissons-le. Avec un peu de recul, n’y aurait-t’il pas un soupçon de comique à entendre un Cohn-Bendit fustiger un Dieudonné? Et un peu d’étonnement à constater que les bons apôtres de la liberté d’expression sont parfois les premiers à vouloir la censurer lorsqu’elle ne s’exprime pas dans le «bon sens»? Qu’on appelle cette «dérive» du populisme pour mieux la discréditer ne changera rien à la donne. Du moins, c’est ce que je lis aussi entre les lignes de «l’affaire Dieudonné» et les prises de position de ses thuriféraires. Car il y a de tout dans le public enthousiaste de l’humoriste français, et même au moins un juif à en croire une interview faite à Nyon avant son spectacle...

     

    Dans ce contexte, la position américaine, avec son distinguo pragmatique entre parole de haine et parole incitatrice à l’acte de haine, semble mieux armée pour s’adapter à cette nouvelle donne. La France, et l’Europe, feraient bien de s’en inspirer, tant leur combat, si radical qu’il s’emmêle parfois dans des contradictions qui font le jeu de l’humoriste, semble d’une autre époque et voué à l’échec...