Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • La stupeur de se savoir composé d'immondices

     

     

    par antonin moeri

     

    revolte-1937-02-1-g.jpg

     

    Le monde du crime fascinait Duras. Elle aimait les voyous, les hors-la-loi, les braqueurs, les prostituées. Un de ses amis, Georges Figon, a passé quinze ans derrière les barreaux. Elle en parle dans «La vie matérielle». Elle l’a écouté pendant des heures, des journées, des nuits. Ces quinze ans à Fresnes, Figon aurait voulu les raconter dans un livre. Mais comment faire pour raconter ça à des gens qui ne sont jamais allés en prison?

     

    Il faudrait, dit Duras, qu’entre «celui qui a vécu la chose racontée et celui qui l’écoute, il y ait des lieux communs de l’existence, le travail, le métier, la morale etc.» Figon a été heureux en prison quand il fomentait un livre sur l’existence des prisonniers, sur l’appareil judiciaire qu’il connaissait bien, sur le personnel pénitentiaire. Or Figon «s’est embourbé, perdu, dans la véracité des faits, le bourbier du réel». Pour réussir son coup, il eût fallu tout oublier et tout réinventer. «Il aurait fallu qu’il triche, qu’il refasse tout pour les autres de ce qu’il avait subi, lui».


    Cet oubli, cette réinvention, cette mise en fiction ou tricherie, Figon n’a pas su les mener à bien. Il n’a pas réinventé l’interminable nuit du prisonnier qui ne trouve pas le sommeil et à qui on refuse les somnifères, les hurlements et les menaces proférées pour obtenir des cigarettes. Il n’a pas imaginé les couloirs éclairés au néon, les portes qui claquent, le cliquetis des serrures, les hommes à la promenade ou au réfectoire, les brimades, les complicités avec les gardes. La fidélité de Figon à l’événement l’a éloigné de la possibilité du roman. Pour réussir dans cette entreprise, l’homme Figon aurait dû renoncer à sa «pureté».


    Ce qui retient l’attention dans ce passage de «La vie matérielle», outre la fascination de MD pour l’univers du crime, c’est sa capacité à se glisser dans le camp de ceux qui se sont délibérément mis en marge de la société, à se mettre dans la peau du hors-la-loi. Ce n’est pas un goût pervers du pittoresque qui l’attire dans les tribunaux, où se déroulent des procès d’assises, dans les prisons, vers le fait divers et l’histoire des accusés, ce n’est pas un simple désir de fraternité, c’est une nécessité, une manière de sonder la chambre noire qui grouille de crotales, de scorpions et de mygales, et dont la porte, dans telle ou telle circonstance, peut brusquement s’ouvrir.


    Peut-être parce que la littérature, pour reprendre les mots de Bataille, se doit de plaider coupable. Si elle s’éloigne du mal, disait l’auteur de «La part maudite», elle devient vite ennuyeuse. Duras a sans doute connu la stupeur de se savoir composée d’immondices. Elle ne cesse de dire cette stupeur dans le Barrage contre le Pacifique, dans l’Amant de la Chine du Nord, dans L’Amante anglaise.

     

     

    Marguerite Duras: la vie matérielle, Folio, 2012

  • L'abécédaire de Michel Moret

     

    Par Alain Bagnoud

    Lundi passé, Michel Moret était invité par la Compagnie des mots à l'occasion de la sortie de son dernier livre, Abécédaire d'un homme libre. La rencontre, conduite par notre ami Serge Bimpage, a permis de retracer la trajectoire atypique de cet homme libre et de faire mieux connaissance avec ses croyances et ses valeurs.

    Trajectoire atypique : ou comment un fils de paysan devient un des éditeurs les plus importants de Suisse romande. Michel Moret a arrêté ses études à 15 ans pour s'occuper en urgence de la ferme paternelle, située dans l'enclave catholique de Ménières, au milieu de la Broye fribourgeoise. Enfin libéré de ces obligations, il fait un apprentissage de facteur.

    Mais les livres l'attirent. Il lit les 500 livres de poches qui existaient à l'époque, et dans l'ordre de leur numérotation, s'il vous plaît ! Cet intérêt le décide, à 22 ans, déjà chargé d'une famille, à faire un apprentissage de libraire. Il est chargé ensuite de la formation de ses jeunes collègues, puis, à 34 ans reprend le fond des Editions Rencontre, en sommeil depuis 6 ans. Il crée les Editions de L'Aire en 78, avec une devise reprise de René Char : « Que le risque soit ta clarté. »

    La suite est connue. Moret mène son entreprise de main de maître, solide dans le beau temps comme dans les turbulences. 1500 titres paraissent. Ses auteurs principaux sont Yvette Z'Graggen, dont les ventes importantes donneront une assise à la maison, Adrien Pasquali, qu'il découvre, Jacques Mercanton, dont les œuvres complètes coûteront cher à l'entreprise, ou encore Maurice Chappaz, Corina Bille, Alice Rivaz, Jacques Chessex ou Gaston Cherpillod, pour citer quelques grands anciens. Beaucoup d'autres auteurs encore vivants de nos jours, bien entendu, qu'on peut retrouver sur le site de L'Aire.

    Moret a également publié cinq livres, dont le contenu tourne autour de sa vie d'éditeur. Le dernier, juste paru, s'appelle donc Abécédaire d'un homme libre. Il s'agit d'un petit dictionnaire personnel et portatif. « Au fil de mes lectures, » explique l'éditeur, « certains mots clignotent dans ma tête et j'ai eu l'envie d'en Michel Moretcoucher quelques-uns sur du papier d'une manière concise. En résulte une pochade libératrice pour l'auteur et peut-être ludique pour le lecteur. »

    On apprendra ainsi que l’œuf est l'origine du monde, qu'il faut aimer la vie plus que le sens de la vie, que Io est un bovidé qui fait le bonheur des cruciverbistes... et bien d'autres choses encore.

    Dans ce parcours savoureux, le lecteur lève souvent le nez pour goûter le poivre d'une définition ou la méditer... Car Moret, l'anticlérical qui prophétise que toutes les religions disparaîtront par manque d'amour, fait montre d'une sagesse sereine. Un mysticisme tranquille, apaisé, montre ici et là le bout de son nez, entre le A (« ABEILLE : Il faut quatorze mille heures à une abeille pour produire un kilo de miel, le même temps qu'à un écrivain pour écrire un roman de deux cents pages (les deux ont à peu près la même valeur matérielle). ») et le Z (« ZIGZAG : Parcours emprunté par le voyageur sans objectifs ou par le lecteur d'un abécédaire ! »)

     

    Michel Moret, Abécédaire d'un homme libre, L'Aire

  • Patrick Roegiers, un Belge heureux

    DownloadedFile.jpegLes peuples heureux n'ont pas d'histoire, dit-on. C'est le cas de la Suisse, dont l'histoire est secrète, pour ne pas faire trop d'envieux. C'est le cas, également, de la Belgique, petit pays de 9 millions d'habitants, coincé entre la France, l'Allemagne et les Pays-Bas, dont on sait peu de choses, finalement. Grâce à Patrick Roegiers — écrivain, journaliste, spécialiste de photographie — cela risque bien de changer…

    « Ce sont les artistes qui font un pays. Et les hommes politiques qui le défont. » Ce credo, Roegiers l'applique à la lettre dans son dernier roman, Le bonheur des Belges*, qui aurait dû avoir le Prix Goncourt, si les jurés lisaient les livres qu'ils reçoivent. Mais c'est une autre histoire…

    Dans ce roman au souffle picaresque, Roegiers passe en revue (et à la moulinette) toute l'histoire de son pays, qu'il a quitté il y a 25 ans, pour s'établir en région parisienne. Il se glisse dans la peau d'un garçon de onze ans, sans prénom ni parents, qui va revisiter l'histoire et la géographie de la Belgique. Dans chaque chapitre (il y en a 9), il rencontre un personnage fameux qui l'entraîne à sa suite. DownloadedFile-2.jpegAinsi a-t-il pour guide Victor Hugo qui l'accompagne sur la morne plaine de Waterloo et refait, pour lui, la sanglante bataille. Quelle faconde ! Puis il rencontre le grand Jacques Brel, qui a donné ses lettres de noblesse au « plat pays », comme la Malibran lui a donné naissance. DownloadedFile-1.jpegQuelle puissance !

    On se rend, par la suite, à l'exposition universelle de Bruxelles (1958), dont l'attraction était l'Atomium, qui reste encore dans toutes les mémoires (dont la mienne). On file le train aux champions de la petite reine (le vélo a été inventé par et pour les Belges, non ?), aux Merckx, de Vlaminck, Vandenbroucke, Van Steenbergen, Van Loy, etc.

    Autant dire qu'on file un train d'enfer. Le lecteur, époustouflé, peine parfois à retrouver son souffle. Quel rythme !

    On croise Hugo Claus, auteur du Chagrin des Belges, dont le livre de Roegiers est le pendant joyeux. Mais aussi Verlaine, à peine sorti de prison après avoir tiré sur son jeune amant, Arthur Rimbaud. Et puis Nadar, qui nous emmène faire un tour dans sa nacelle et prendre des photos. Et Tintin, bien sûr, avec son ami Gaston Lagaffe, symboles mêmes de la fantaisie belge. On croise le fantôme de Simenon et l'ombre inquiétante de Marc Dutroux. Quelle imagination !

    Bref, on ne s'ennuie pas, mais pas du tout, dans le dernier roman de Patrick Roegiers. Il est bourré de vie et de couleurs comme une toile de Breughel (dont il parle longuement, avec une érudition savoureuse).

    images-2.jpegRien à dire : la Belgique est un grand pays. Elle a donné des myriades d'artistes et de sportifs, des chanteurs, des peintres, des architectes, des écrivains. Roegiers les fait revivre dans une langue éblouissante, jouant sur tous les styles et les registres (théâtre, poème, récit épique). Plus qu'un éloge de la Belgique, son roman est une ode à la langue — à toutes les langues, puisqu'ici le français se mélange souvent au flamand, à l'anglais, à l'allemand.

    On rêve d'écrire, un jour, le Bonheur des Suisses…

    * Patrick Roegiers, Le Bonheur des Belges, roman, Grasset, 2012.

  • lire à voix haute

     

    antonin moeri

     

    arnulf.jpg


    Lu cette nuit plusieurs fois un même texte. Succession de phrases courtes sans mots de liaison. On appelle ça je crois parataxe. Mais alors, comment se fait-il que je fus aspiré dans un tourbillon que je ne saurais évoquer sans résumer la chose.


    Un homme serait assis dans l’ombre d’un couloir. À quelques mètres de lui, une femme couchée. Sous la soie, le corps nu ruisselle de sueur. Elle ouvre les jambes. L’homme fixe les lèvres du sexe écartelé «dans sa plus grande possibilité d’être vu». L’homme sort du couloir, éjacule sur le visage de la femme, inonde ses seins. De son pied, il fait rouler le corps avec brutalité. Ébloui par le soleil, il pose son pied sur un sein et dit «Je t’aime». Il appuie fort. Elle crie. Il serait retombé dans son fauteuil. Elle pénètre dans la fraîcheur du couloir. Elle lui dit «Je t’aime». Elle s’accroupit pour la mettre à nu. La prend dans sa bouche. De ses mains elle l’aide à venir. «Il crie doucement une plainte d’intolérable bonheur». Il la repousse, s’allonge sur elle et la pénètre. Elle désire être frappée. Le brouillard monte. Il commence à gifler. Elle dit que oui, que c’est ça. Il frappe de plus en plus fort, sur le visage, les seins. L’homme insulte et frappe. Le ciel se couvre. D’autres gens semblent regarder. Un orage d’été se prépare. L’homme pleure couché sur le corps de la femme.


    Résumant la chose, on ridiculise, on tue ce qu’a voulu Marguerite Duras: mettre le lecteur dans tous ses états. Pas tellement par ce qui est raconté, mais par la manière d’agencer les mots de tous les jours dans une phrase sans fin, de modifier les points de vue (car il y a une femme qui assiste au spectacle pour essayer d’en rendre compte et, parfois, c’est son point de vue qui est adopté). Par la manière de mettre en scène des morceaux de corps. Relisant ce texte au milieu de la nuit, j’eus envie de l’entendre sur une scène. Ça s’appelle «L’homme assis dans le couloir». C’est paru chez Minuit en 1980 (36 pages). Je me demande si ça se trouve encore en librairie. Je l’ai trouvé dans un coffre, au grenier, chez une femme qui vient d’acheter une vieille maison, dans la banlieue parisienne.