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  • Les prochains de Pascal Rebetez

    Par Alain Bagnoud

    Les prochains, Pascal Rebetez

    Il y a Yves, enterré depuis trois ans, un acteur plein d’auto-dérision et de verve, drôle, provocateur, que la bouteille a conduit jusqu'au cimetière, en passant par quelques années tristes sur son divan à se soûler avec de mauvais alcools devant la télévision. Il y a Nicole, la Mamie blanche, venue à Ouagadougou pour enseigner la philosophie et qui, cinquante ans plus tard, veuve et sans enfants, fait vivre sur sa retraite une trentaine de personnes dans sa petite maison, famille adoptive qui l'adore et qu'elle adore. Il y a le Tcho, le fils des voisins d'enfance, le camarade en mal d'utopie, fraternel et chaleureux, qui finit volontairement asphyxié par le moteur de sa tondeuse à gazon...

    Et bien d'autres. Vingt-cinq personnes que Pascal Rebetez a croisées ou connues et dont il parle avec empathie. Vingt-cinq portraits de quelques pages, pour dire l'amitié, la tendresse ou la compassion.

    Les prochains. « Tout homme ou l'ensemble des hommes par rapport à l'un d'entre eux », dit le Larousse. « Personne, être humain considéré comme un semblable », dit le Petit Robert.

    L'idée de semblable est ici essentielle. Épingler l'autre comme un papillon dont un entomologiste veut froidement exposer les caractéristiques n'intéresse pas Pascal Rebetez. Il s'attache à ce qui ressemble, ce qui rassemble. Ce qui fait qu'on est humain, difficilement parfois, dans la détresse, les différences, dans la dignité ou l'infortune.

    Si on reconnaît ici ou là un personnage public (un écrivain, un acteur...) la plupart des modèles sont des humbles, de ceux qu'on croise sans toujours les remarquer, de ceux dont on parle rarement. Pour chacun d'eux, Rebetez cherche à suggérer l'intérêt et le mystère dans le tremblement de l'existence, quand la cuirasse se fissure et que l'humain surgit.Pascal Rebetez

    Tout livre est bien sûr autobiographique. Celui-ci n'échappe pas à la règle. Il y a un vingt-sixième portrait en filigrane des textes. Non que Pascal Rebetez parle de lui-même, ou alors en passant, pour expliquer le rapport qu'il entretient avec l'un de ses prochains, pour définir les circonstances d'une rencontre ou le suivi d'une relation. Mais un portrait de l'auteur se dessine peu à peu : un homme curieux des individus, intéressé par les formes du monde et les manifestations du moi, de l'identité, du lien.

    Un homme qui, pour écrire sur ses prochains trouve la bonne distance entre intérêt et respect, dans une langue travaillée par les rythmes de l'oralité, souple, coulante et expressive, qui colle au(x) sujet(s). Et ce n'est pas le moindre charme de ce recueil que l'adéquation de la forme et du fond.

     

    Pascal Rebetez, Les prochains, vingt-cinq portraits, Editions d'autre part

     

  • Lucette Destouches a cent ans

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    par Jean-Michel Olivier

    Au mois de juillet, elle va avoir cent ans et vit toujours à Meudon, dans le petit pavillon qu’elle occupait avec son mari, Louis Destouches, médecin des pauvres et écrivain maudit. Plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Le plus grand romancier du XXe siècle.

    Elle, c’est Lucette Almanzor, née en 1912, abandonnée par sa mère et devenue, à force de discipline, une danseuse hors norme. Lucette aurait pu devenir danseuse-étoile, mais une méchante blessure au genou l’en empêche. Pourtant, on ne quitte pas la danse comme ça. À défaut d’être étoile, Lucette invente la « danse de caractère » qu’elle enseigne toute sa vie. Et pas à n’importe qui : Simone Gallimard (l’épouse de Claude), Françoise Christophe, Judith Magre, Françoise Fabian, la femme de Raymond Queneau, entre autres célébrités, suivent ses cours. C’est Lucette, pendant vingt ans, qui fait bouillir la marmite de Céline, devenu infréquentable après la guerre. C’est Lucette, encore, qui s’occupe de publier les inédits de son homme, dont Rigodon, qu’il achève juste avant de mourir. Et c’est Lucette, toujours, qui s’oppose à la réédition des fameux pamphlets de son mari, au prétexte que ces livres ont causé son malheur, et ruiné la vie de Céline.

    Dans un livre épatant, Céline secret*, écrit avec Véronique Robert qui la connaît depuis trente ans, Lucette raconte sa vie avant Céline. Et après lui. La première rencontre : « Il avait un côté Gatsby, nonchalant, habillé avec soin, décontracté, il était d’une beauté incroyable. » images-1.jpegNous sommes en 1934. Lucette a 22 ans, Céline 40 ans. Ils ne vont plus se quitter. Dans une de ses premières lettres, Céline lui écrit : « C’est avec toi que je veux finir ma vie, je t’ai choisie pour recueillir mon âme après ma mort. »

    Comme d’autres (Valéry, Camus) Céline est fasciné par les danseuses. Il donnerait tout Baudelaire, écrit-il, pour un corps de danseuse ! Pendant longtemps, jusque dans ses derniers jours, Céline vient assister aux cours que donnait Lucette, au premier étage du pavillon de Meudon. Et l’on peut dire que Céline réalise, par les mots, ce que Lucette accomplit avec son corps discipliné : une danse totale.

    Elle l’a suivi partout, de Montmartre à Sigmaringen, refuge en 1944 de la bande à Pétain, du Danemark, où son homme connaît la prison, à Meudon, où le couple vint s’établir après la réhabilitation de Louis. Peu de vies d’écrivains sont aussi tourmentées, et rocambolesques, que celle de Lucette et Louis Destouches.

    À presque cent ans, Lucette ne mâche pas ses mots. Celle qui a tout partagé avec Céline, de 1934 à 1961, porte un regard sévère sur notre époque qui « donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » Ses confidences sur Céline, sa vie, son œuvre, son obsession de la mort, donnent à ce petit livre une force insolite.

    * Lucette Destouches (avec Véronique Robert), Céline secret, Le Livre de Poche.

  • carnaval forever

    par antonin moeri

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    Rien de plus invraisemblable qu’un nez trouvé dans un pain chaud, qu’un nez vêtu d’un uniforme et prenant la parole, qu’un nez arrêté par la police à l’instant où il monte dans une diligence pour partir à Riga. On est au comble de l’invraisemblable quand le propriétaire de ce nez, au bureau de la presse, veut faire paraître une annonce avec le signalement du nez disparu. Et au comble du burlesque quand, dans un élan de commisération, l’employé du bureau de la presse propose une pincée de tabac à priser au malheureux Kovaliov. D’ailleurs, Kovaliov le dit sans ambages: cette histoire est invraisemblable, c’est un rêve, une hallucination. Il se demande s’il n’a pas trop bu. Il pense qu’une veuve lui a jeté un sort parce qu’il a refusé d’épouser la fille de cette veuve.

    Mais le plus étrange dans cette histoire déjantée, c’est cette inscription au-dessus de l’entrée de la boutique du barbier qui a découvert le nez de son client dans un morceau de pain: «On saigne aussi», et cette phrase que Kovaliov adresse au barbier «Tes mains puent toujours». Cette allusion à la puanteur a une fonction dans le récit puisque K., quand il aura retrouvé son nez et qu’il ira chez le barbier pour un rasage, demandera à ce dernier: «Tes mains sont-elles propres?» Comme si saleté et puanteur signalaient un passage, celui qui donne accès aux enfers, enfers promis à ceux qui ne peuvent réussir dans la vie. Car K. est venu à Pétersbourg pour y obtenir une place de vice-gouverneur et, éventuellement, épouser une femme riche. Or, comment séduire une femme riche, comment grimper dans l’échelle quand vous avez une crêpe fraîche à la place du nez?

    Si l’on se rappelle que le nez et le pénis ont un point commun: tous les deux regorgent de sang durant l’excitation sexuelle, devenant ainsi plus sensibles, on se figure aisément le désarroi de Kovaliov quand, voulant séduire une jeune femme, il se souvient qu’à la place du nez il a désormais une crêpe fraîche. En perdant son nez, K. perd ce à quoi il tient le plus: reconnaissance, réussite, succès. Cette ablation du nez ne peut être que l’oeuvre du diable. En choisissant cet accessoire de carnaval comme pivot de son récit, Gogol nous montre de manière détournée (allégorique) à quel point les motivations de l’être dit humain peuvent être absurdes. Mais il ne se contente pas de pointer les bassesses, les petits complots et la vacuité de ses semblables (ce qui relèverait du banal constat d’un acariâtre), il fait évoluer tout ce petit monde sur la scène d’un théâtre de la cruauté qui n’est pas sans annoncer celui de Kafka et de Beckett. Avec eux il partage une vision carnavalesque de la vie et de la mort. Vision qui ne permet pas de dire si «l’imagination est le fruit du nez ou si le nez est le fruit de l’imagination».

     

    Nicolas Gogol: Récits de Saint Pétersbourg, GF 1968