Le meilleur des mondes
Par ANTONIN MOERI

L’autre jour, en compagnie de ma fille, je suis allé à Vevey, petite ville proprette sise entre Lausanne et Montreux. C’est la ville où j’ai grandi. Mon père fut le premier cardiologue à y installer un cabinet de consultation. Il recevait chez lui des peintres, des écrivains, des marginaux, en tout cas des gens souvent drôles qui avaient des choses à raconter. En bas, dans la petite ville, régnait un ordre qui était celui des années soixante-septante. On croisait sur les trottoirs des bourgeoises avec ou sans enfants, des messieurs habillés avec une certaine élégance, des demoiselles hardies, charmantes et rieuses. Les ouvriers étaient relégués dans un quartier derrière la gare. Ils n’aimaient pas se mêler à la vie commerçante du centre-ville.
Lorsque je marchais, en compagnie de ma fille, dans les rues de cette ville que la modernité a transformée dans le bon sens, quelle ne fut ma surprise en constatant le phénomène suivant: tous les hommes en âge de travailler dans un bureau ou une entreprise arboraient, fixé à leur chemise, à une bretelle ou à une veste, un insigne plastifié qui oscillait gracieusement sur le ventre en indiquant le prénom, le nom, l’affectation de son propriétaire et le nom de l’entreprise qui l’emploie. Après avoir croisé une vingtaine de ces individus clairement identifiables, j’ai dit à ma fille:”Tu vois, ce sont des employés de Nestlé, ils vont manger une pizza dans un restaurant bon marché”. Plus loin, les petits écriteaux plastifiés continuaient d’osciller au bout de leur chaînette. “Ça, dis-je à ma fille, ce sont des employés de l’UBS”. Et puis, il y eut ceux du gigantesque centre commercial, ceux de la marbrerie, ceux de Philip Morris et tous ceux dont nous n’avons pu identifier le nom de l’entreprise qui les emploie.
Cette lisibilité quant à l’identité de chacun m’a beaucoup surpris. Pourquoi est-elle devenue nécessaire? Serait-ce la crainte des dérapages, des viols, des folies meurtrières, des attentats islamistes? L’obsession sécuritaire permettra-t-elle de retrouver la confiance? Il ne resterait à nos responsables politiques qu’à soutenir l’origine génétique de la pédophilie, de l’homosexualité et de la tendance suicidaire chez l’adolescent pour parfaire l’édification de ce meilleur des mondes dont on peut voir un début de réalisation à Vevey, petite ville proprette sise au bord d’un lac aux couleurs chatoyantes.
La science est avant tout humaniste. Aucun prétendu argument ne m’énerve davantage que celui qui balaie toute contestation par ce stupide revers de formule: «C’est prouvé scientifiquement!» Pour paraître sérieux, tout doit devenir scientifique dans notre vie: sciences politiques, sciences économiques, sciences de l’éducation… Même la médecine, qui se glorifiait d’être un art, s’enorgueillit maintenant d’être une science. Quand donc comprendrons-nous que la science n’est jamais aussi scientifique qu’elle le prétend? Alors oui, pour parodier Sartre, je dirai que la Science est un humaniste… qui veut s’ignorer.
« On dit que... » C'est avec cette formule que Michon résume les innombrables renseignements, rumeurs, enquêtes et soupçons qui ont couru sur Arthur Rimbaud, poète. On a entendu faits et anecdotes, suggère-t-il, cent fois, partout, dans les manuels de littérature, les biographies, les discussions passionnées jusqu'au petit matin, quand on évoquait le mystère. Vitalie Cuif, le papa disparu dans les garnisons, les vers en latin virtuose, Izambard le prof, puis Verlaine, l'Angleterre, la débauche, le coup de revolver, le grenier et les marches, l'Afrique, la jambe...
Fils de beaucoup de monde mais père de personne. C'est la plus belle réussite de l'écrivain, quand nul ne peut se réclamer de sa succession.