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  • Un roman mosaïque (Virgile Élias Gehrig)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown.jpegNe vous attendez pas, avec Virgile Élias Gehrig, à une promenade de tout repos. L'auteur aime les méandres, les chemins de traverse, les déambulations rêveuses. Après trois livres à l'Âge d'Homme (un roman, un recueil d'aphorismes et des poèmes), il nous donne aujourd'hui une somme impressionnante, Peut-être un visage*, tant par son ampleur vagabonde que par son style baroque.

    On commence à écrire — surtout en Suisse romande — dès que l'on sent sa vie s'effilocher, ses certitudes s'écrouler, son identité se perdre au fil des jours et des rencontres. C'est ce qui arrive au héros du roman de Gehrig, Thomas, qui souffre d'un mal étrangement helvétique : comme Nicolas Bouvier dans le Poisson Scorpion, il sent un beau matin son visage disparaître. Son épouse est enceinte de leur premier enfant, son père est à l'hôpital : pour conjurer (et cacher) cet effacement, Thomas va disparaître à son tour. Corps et biens. Lui, l'enraciné dans sa langue et son pays, va quitter sa belle Vallée natale : il abandonne tout pour partir et espérer, peut-être, renaître ailleurs.

    Unknown-1.jpegC'est le fil conducteur de ce livre qui se lit comme un roman initiatique dont les pierres, de taille et de couleur différente, forment une sorte de mosaïque à la fois fascinante et difficile à suivre, parfois (les digressions sont nombreuses, on aimerait en savoir plus sur l'effondrement de Thomas). Le roman mêle des extraits de correspondance (les lettres du père), des bulletins d'actualité, des aphorismes, etc. Il change souvent de point de vue, même si la langue reste toujours fluide et musicale.

    Comme Ulysse, errant d'île en île avant de retrouver Ithaque, Thomas sillonnera l'Europe (qui est le nom de sa première fille), fréquentera les cafés berlinois (où l'auteur a écrit une partie de son livre), il traversera la Croatie, l'Albanie et la Grèce, pour arriver, en fin de course, sur une autre île méditerranéenne : Chypre. C'est là que Thomas va rencontrer le Professeur Grigorios, ascète ou anachorète, puis s'initier au monde mystérieux des bibliothèques et reconstruire, peut-être un nouveau visage.

    Le visage est un manuscrit, à lire et à écrire : les caractères qui le composent restent toujours à déchiffrer. 

    Un beau roman, touffu, profond, original, qui porte une voix singulière.

    * Virgile Élias Gehrig, Peut-être un vissage, roman, l'Âge d'Homme, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 35)

    Épisode 35 : La fièvre de l’or III

    We make noise it's our choice it's what we wanna do [1]
    sid vicious,nancy spungen,sex pistol,seventeenAvant de quitter l’appartement de Mississauga, Leonard O. nourrit Sid et Nancy, le couple de piranhas planqués au fond de l’aquarium géant. À l’aide d’un filet à mailles serrées, il transfère un des poissons rouges de son bocal vers l’étau de verre. La traque dure plusieurs minutes, bientôt le tandem infernal gobe la proie et s’enlise apaisé par le shoot protéiné dans les algues artificielles. La nature qui fait croître les uns au préjudice des autres est d’une force implacable car elle puise sa survie dans une battue sans issue. La folie de Sid bientôt exacerbée par la cage trop étroite, engloutira Nancy d’une pulsion aveugle et boulimique. Il ne restera presque rien du carnage, seul Sid, crevé sur son lit de gerbes aquatiques.

    See my face not a trace no reality

    Sommes-nous les pantins de ce piège sans merci que nous tend la nature ? Leonard O., l’homme au masque de gaze, l’être aux multiples fleuves de Volhinye au Royaume-Uni, avait besoin de ce spectacle stimulant. De plus, l’exigence de vitesse et de faux décors menait sa quête de l’Ouest. Il avait laissé une carrière prometteuse dans la politique pour un avenir qu’il devinait tracé dans la facilité et le succès à paillettes. L’anarchiste devenu golden boy et fils à Mummy ricanait intérieurement. Il ajusta sa cravate aux motifs kaléidoscopiques, glissa une cassette des Sex Pistols dans le baladeur et fila au pas de course vers le 103e étage de la plus haute tour bancaire. Le bruit assourdissant du groupe cogne à meurtrir les tympans. Le volume est au maximum de sa puissance. Sur son visage sybilin, aucune trace de la punk attitude.

    I don't work I just speed that's all I need

    John August senior l’attendait entre deux rendez-vous d’affaires dans son cabinet de courtage perché au sommet de la First Canadian Place. Un vol de gypaètes cerclait la tour de verre, libre et magnifique, scrutant la trace d’un os à déglutir. Père et fils contemplaient le chemin parcouru depuis le Blitz. « Trouve l’étoile qui brille au firmament de ta destinée, Fils. Elle tracera ta voie. Je t’offre une situation à bâtir. Oriente ta perspective dans l’angle de la réussite et le champ des possibles s’ouvrira devant toi comme les plaines d’Abraham aux Britanniques. Je suis parti de rien, aujourd’hui je suis plein aux as. J’attire les courtisans et les joueurs de poker comme des mouches et les coupes de champagne que je leur sers, ne sont jamais assez pleines tant ils sont avides. Leurs rêves sont souvent médiocres c’est pourquoi ils aiment mon succès. » La vie n’était qu’un jeu, une succession de hasards et de bonne fortune. Leonard O. n’avait pourtant pas les illusions paternelles. Il détestait le cigare et Maria, la marâtre. Que lui racontait le vioque sur le sacrifice et les plaies d’Abraham ? Avait-il vraiment trouvé le sésame au Canada, lui qui se faisait appeler J.A. dans les milieux de la haute finance ? Leonard O. était resté un punk anarchiste, et Corah, l’étrangère, était sa drogue préférée.

     

    Photo de Sid VICIOUS. Source : https://www.imdb.com/name/nm0895965/

    Clip de Nancy SPUNGEN. I'm Your Favorite Drug. 

    [1]. Paroles de Seventeen de Sid Vicious, Sex Pistols.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 34)

    Épisode 34 : La fièvre de l’or II

    Tout voyage a une destination que le voyageur ignore.  [1]

    georgia o'keeffe;La fièvre gagne les migrants excités à l’idée d’un monde nouveau, immanquablement meilleur, qui s’offre à eux. Toronto, ville en pleine expansion façonnée par des vagues de migrants venus y réaliser le rêve des premiers commencements avec une nostalgie de gamins où des hordes de bergers à cheval chantent les soirs d’orage autour d’immenses troupeaux, où la pensée magique aspire à une révélation des secrets de la fortune que seuls quelques sorciers se transmettent. Tous, partagés entre plusieurs terres, plusieurs cultures ou langues, à la recherche d’un miracle capable d’apaiser les maux des grands dérangements, que sont les déplacements forcés ou les unions désirées. Arriver en terre inconnue, c’est revenir au point zéro, vers cette inconnue qui nous tend des bras de fer. C’est parfois un acte de liberté qui nous met au tapis.

     

     Seul l’homme qui réalise la liberté rencontre la destinée.

    Quel or es-tu venu chercher ?

    Quelle conquête de l’ouest as-tu imaginée ?

    Quel songe poursuis-tu ?

     

    georgia o'keeffe;Leonard O. [2] n’est pas un pure laine, ni un migrant, c’est un secundo de l’Alberta, qui a quitté Edmonton pour Mississauga à l’âge de 15 ans. Il coule en lui une infinité de rivières de Volhynie et d’Angleterre, une histoire d’origines complexes sur fond d’annexions, d’exils et de menaces. Sa mère, Johanna, est née dans la communauté de Bruderheim des frères moraves au nord d’Edmonton, elle parle l’allemand des émigrés protestants. C’est une multiple déracinée dans les strates d’une histoire mêlée entre oppression et liberté. Est-elle de Russie, de Pologne ou d’Ukraine ? slave ou galicienne ? missionnaire ou anabaptiste persécutée ? pionnière ou barbare ? artiste ou vandale ? L’amour fraternel est sa devise.

    John August senior, quant à lui, a fui les bombardements menés par la Luftwaffe sur Londres et trouvé une forme de survie loin du Blitz dans les postes canadiennes. Il parle l’anglais avec l’accent du vieux continent. Il était ambitieux et tenace quand il épousa la timide Johanna en la sortant de sa charitable communauté. Leurs familles avaient toutes deux réussi à fuir la tyrannie des puissants, mais Johanna avait la solidité morale des résidents, alors que lui assumait le caractère volage des vagabonds. Il lui fit découvrir les affres d’une union hasardeuse. D’abord, ils déménagèrent plusieurs fois au fil des emplois sur la Transcanadienne. Ensuite il eut quelques maîtresses quand ils s’établirent dans une résidence luxueuse de la banlieue de Toronto. Johanna lui posa alors un ultimatum : « Le couple c’est moi et toi, je et tu pour la vie, sinon c’est moi ou l’autre ! ». En homme traqué, il choisit naturellement l’autre. C’est ainsi qu’il épousa Maria en secondes noces, bien qu’elle eût déjà enterré trois maris. Maria était une Irlandaise au caractère bien trempé, une veuve envoûtante qui avait su faire accroître sa fortune grâce à un réseau minutieusement entretenu dans la politique locale. Mais avant tout, elle savait lui georgia o'keeffe;prodiguer les soins dont il avait tant besoin. Leonard O. est donc l’enfant cabossé d’un poignant divorce, le rejeton d’un père à qui tout semblait réussir, le fils médusé de Mommy et le beau-fils d’une marâtre qu’il percevait comme une voleuse d’hommes.

    Que reste-t-il de ces errances dans la masse de nos couples ? Quelles routes s’ouvrent à nous dans la trajectoire de nos migrations ? Sommes-nous libres d’en dessiner les contours  ou faisons-nous semblant d’y échapper ?

     

     

    Georgia O'KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.

    Georgia O'KEEFFE, Abstraction Blue Wave With Three Circles.

    Georgia O'KEEFFE, Print Blue II, 1916.

    [1]. Martin BUBER (d’origine galicienne par son grand-père), La Légende de Baal-Shem.

    [2]. Leonard O. a été mon premier mari cf. Épisode 33 des Carnets.

     

  • La pensée est un crime (Roland Jaccard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegRoland Jaccard aime les paradoxes. C'est normal : il en est un. Ce Lausannois exilé à Paris (ici à la piscine Deligny, avec Gabriel Matzneff) cultive l'esprit viennois fin de siècle, le nihilisme, la lucidité et le désenchantement. Ses maîtres à penser sont des tueurs : ils se nomment Cioran, Schopenhauer, Spinoza, Freud, Schnitzler, Karl Kraus. Chacun, à sa manière, arrache les masques du réel pour nous rendre à notre humble condition de mortel. Ces tueurs, souvent, ont payé le prix fort pour avoir soutenu une vérité qui dérange : le suicide, la solitude, la pauvreté, etc. 

    Unknown.jpegDans son dernier livre, Penseurs et tueurs*, un bijou, Jaccard rend hommage à ces figures de la liberté souveraine sans qui — c'est une évidence — nous ne serions pas ce que nous sommes. Ces docteurs en désespoir (Cioran, Schopenhauer) nous ont ouvert des horizons insoupçonnés en renversant les idoles éternelles (Freud l'iconoclaste) ou en jetant une lumière crue sur nos désirs et nos résolutions égotistes.

    Le paradoxe, c'est que cet hommage aux penseurs de la mort n'a rien de triste, ni de morbide. Au contraire, il se dégage de ces chapitres courts et intenses une véritable jubilation à retrouver, en chair et en os, sous la plume de Jaccard, ces maîtres du désenchantement. On y retrouve avec un infini plaisir le grand Cioran, dans sa mansarde de la rue de l'Odéon, esprit brillant et solitaire. Mais aussi Marcel Proust, ce tueur du roman français qui payait les critiques du Figaro pour écrire sur ses livres (quand il n'écrivait pas lui-même les critiques en question!). 

    images.jpegLes plus belles pages, à mon sens, retracent une rencontre, une vraie rencontre, avec Michel Foucauld, par exemple, ou Serge Doubrovsky. 
    Le premier a éclairé l'histoire de la folie et de la prison en Occident, avant de s'attaquer à Freud et à Lacan dans son Histoire de la sexualité. Il a les mêmes intérêts que Jaccard. Rue Vaugirard, deux grands esprits se rencontrent. Et cette rencontre est mémorable.

    « La plus belle chose qu'on puisse offrir aux autres, disait Foucauld, c'est sa mémoire. »

    Bernard Pivot, dans un Apostrophes resté célèbre, accusa Serge Doubrovsky d'avoir tué sa femme pour écrire son extraordinaire Livre brisé. Vérité ou mensonge ? Unknown-3.jpegOn a encore en mémoire les bredouillements de Doubrovsky, pris en flagrant délit. Jaccard lui rend hommage, mais le classe certainement dans la catégorie des « penseurs-tueurs ». Là encore de très belles pages…

    Comme ces rencontres imaginaires avec Fernando Pessoa ou Oscar Wilde. Au fond, l'écriture permet un dialogue silencieux avec toutes les ombres qui nous entourent. Et ces ombres, avec le temps, deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus bavardes…

    Jaccard n'évite pas l'actualité, pleine de tueurs à la petite ou à la grande semaine. L'affaire Weinstein (un règlement de comptes œdipien, selon RJ), le triomphe des nymphettes, le cinéma hollywoodien, grand pourvoyeur de rêves et de crimes, etc. On retrouve, en fin de parcours, la frange inoubliable de Louise Brooks qui demande à l'auteur de lui fournir un pistolet pour mettre fin à ses jours malheureux. Mais Jaccard, en bon disciple d'Amiel, se défilera.

    * Roland Jaccard, Penseurs et tueurs, éditions Pierre-Guillaume De Roux, 2018.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 33)

    Épisode 33 : La fièvre de l’or !

    martha waler
    L’aéroport 
    [1].

    L’aéroport international Pearson de Toronto.

    1981.

    C'est là qu’atterrissent tous les migrants, les reviens-y et les globe-trotteurs. Ceux qui fuient les crises, les naufrages et les soumissions. Les poètes, les arpenteurs et les utopistes. Celle qui échappe à l’étau des montagnes qu’est l’œil prédateur des Alpes. La métropole éclairée cette nuit-là s’étirait dans son lit de fakir.

    photoC’est là aussi que j’ai décroché mon premier travail déclaré, vendeuse dans les boutiques hors taxes. Un coup de chance, le gérant qui avait un accent à couper au couteau, était suisse allemand ! Je portais la tenue bicolore de l’entreprise, jupe amarante et blouse blanche. J’ai connu les équipes de jour et celles de nuit, les semaines de 6 jours, les week-ends décalés. Nous étions continuellement bousculés dans nos horaires, alors que la fièvre acheteuse gagnait les touristes attirés par les produits de luxe. Je dois à cet emploi, mon apprentissage de l’anglais. Ce poste m’a désinhibée. J’appris à vendre des parfums chic, des montres de luxe et des cartouches de cigarettes. Je poussais au maximum les promos de tabac pour les vols aux États-Unis prétextant que les douaniers américains étaient peu regardants (O really !). Peut-être qu’avec le temps j’aurais appris à polir mes arguments et surveiller de loin les gabelous en tenue de camouflage!

    J’avais en poche un visa de fiancée qui me donnait accès à l’emploi pour autant que le mariage fût célébré à l’hôtel de ville dans les 90 jours. C’est par l’entremise de M. Leonard O’Keeffe que je m’établis durablement à Toronto. Trois ans plus tard, j’obtins la citoyenneté. Dix ans plus tard, nous divorcions. Ce furent des initiales éphémères tatouées au bas d’une écorce de bouleau. Des noces de cendres.

    georgia o'keeffe;Leonard O. fut tout d’abord étudiant à l’Université d’Ottawa. Il souhaitait devenir journaliste, la politique était son terrain de jeu, son ring. Il était imbattable, mettait au tapis tous ses rivaux de gauche comme de droite tant il était pugnace. Sans être centriste il laissait derrière lui une traînée d’adversaires hébétés. Président d’un groupe d’anarchistes, il aurait instauré le chaos (et le K.O) dans tous les débats. Suite à un accident de vélo qui l’a provisoirement défiguré, il a mis fin à sa carrière politique et à ses études. Il s’est ensuite réfugié chez Mommy (Mme O’Keeffe mère) à Toronto, terrifié par ce qu’il allait découvrir sous la gaze.

    L’insoumis que j’avais connu était un être au visage clivé laissant paraître ici et là les strates d’anciennes identités. Aujourd’hui j’ai l’impression que l’accident fut un hapax. Un jour, se faire soigner dans le lit de ses plaies ne suffit plus, il se releva, enfila le costume et la cravate et se rendit au 103e étage de la First Canadian Place, le plus haut édifice bancaire au monde. Du haut de sa tour de contrôle, il réinventa sa conquête de l’Ouest, planant au-dessus d’un vol de gypaètes. Il était devenu le digne fils du big boss, John August O’Keeffe, parti de rien et devenu millionnaire.

     

     

    [1]. Clin d'œil à l’arrivée à New York dans L’Or de Blaise CENDRARS.

    ANONYME. Arrivée des migrants à Hamilton.

    Photo : Toronto Duty Free Shop (© 2018 Retail Insider Media Ltd. All Rights Reserved.)

    Georgia O'KEEFFE, Abstraction With Rose, 1927.

     

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 32)

    Épisode 32 : Une route à tracer

    Georgia O'KeeffeL’écrivain voyageur Nicolas Bouvier [1] raconte qu’à l’âge de huit ans, il traçait dans le beurre de sa tartine avec l’ongle de son pouce le cours du fleuve canadien Yukon. J’aime l’évocation de cet enfant élevé dans la cité de Calvin, au bord du Rhône, dessinant dans la matière souple et blonde les esquisses de ses futures explorations. Les aliments sont-ils meilleurs lorsqu’ils portent l’empreinte d’une vision lointaine ? L’impatience de déguerpir est-elle à couper au couteau… plus dense quand elle est sculptée et croquée dans le jeu qui fraye intuitivement une direction dans la masse des sensations premières… vers l’opacité de l’ouest canadien entre le lac Atlin et la mer de Béring ?

    georgia o'keeffe;Un jour, dormir dans le lit de ses rêves est incomplet, il faut une étreinte concrète qu’est le dépaysement, le choc des natures. Traverser l’océan est comme se tenir sur la ligne de crête, on devine le tracé dans l’espace jusqu’à l’horizon et on pense l’atteindre un jour. Mais l'expérience plonge dans la confusion des signes et la voie devient le message. Son usage accompagne la déroute en d’infimes déplacements. Que sont alors les repères ? Suis-je amputée d’un moi qui n’est plus moi hors de ma zone coutumière pour naître étrangère à moi-même ? L’onde de choc frémit dans l’imaginaire comme autant de rotations perceptibles.

    Ainsi j’ai longé la ligne de démarcation qui semblait fuir vers georgia O'Keeffel’infini. Loin du mur des Réformateurs, je me suis établie dans la cité d’artistes qui m’inspirent (Margaret Atwood, Michael Ontdaatje, Oscar Peterson, Atom Egoyan ou Artur Ozolins), au bord du lac Ontario. J’ai vécu d’abord à Mississauga puis au centre ville de Toronto. Je retrouvais mes rêves d’enfant peuplés de guérisseurs amérindiens, de poètes des bois qui impriment leur désir sur l’écorce de bouleau et de bergers à cheval qui tournent en chantant autour d’immenses troupeaux les soirs d’orage pour chasser l’affolement. J’espérais un espace nouveau au bout de ma quête, j’y ai trouvé un apaisement.

     

    [1]. BOUVIER, Nicolas, L’Échappée belle : éloge de quelques pérégrins, Métropolis, 1996, p. 42.

    Georgia O’KEEFFE, Blue, Black and Grey, 1960.

    Georgia O’KEEFFE, Road to the Ranch, 1964.

    Georgia O’KEEFFE, Winter Road, 1960.

  • L'amour au-delà de la mort (Daniel de Roulet)

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegOn connaît le rapport ambivalent que Daniel de Roulet entretient avec  son pays : relation d'amour-haine qui est au cœur de plusieurs de ses livres. Le peintre Ferdinand Hodler, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort et à qui de Roulet adresse une série de belles lettres, cristallise parfaitement cette ambivalence. D'abord peintre d'histoire et d'allégories, célébré par la droite patriotique (Christophe Blocher est le plus grand collectionneur de ses toiles) Hodler est considéré par de Roulet comme un « peintre helvétique et besogneux »*. On craint alors le pire. Heureusement, tout va changer avec la rencontre d'une belle Parisienne, Valentine Godé-Darel, qui va devenir son modèle, puis sa maîtresse, et donner un élan nouveau — et pour tout dire moderne — à sa peinture. 

    Que s'est-il donc passé ? 

    De Roulet mène l'enquête à Paris, puis à Genève et à Vevey (où séjourne Valentine). Il reconstitue sous nos yeux la vie du peintre, fils de paysans bernois, marqué par la mort, l'acharnement au travail, le désir de reconnaissance. Influencé par des artistes comme Albert Anker, Alexandre Calame et Gustave Courbet, le Hodler de la première époque peint des allégories, des scènes symboliques (son célèbre tableau La Nuit fait sensation au Salon du Champ de Mars en 1891 à Paris). 92px-Fernidand_Hodler_-_The_Woodcutter_-_Google_Art_Project.jpgIl célèbre les hallebardiers suisses ou les bûcherons, images du labeur et de la force. Il y a quelque chose d'épique dans ses peintures murales marquées par l'influence du peintre français Puvis de Chavannes.

    images-1.jpegC'est alors qu'il rencontre Valentine : le fils de paysans bernois tombe amoureux d'une mondaine parisienne (par ailleurs, également peintre). Elle lui sert de modèle, puis décide de le rejoindre en Suisse. C'est peu dire que Hodler va la portraiturer sous tous les angles, dans toutes les lumières, sous toutes ses coutures. On compte plus de 100 toiles et plusieurs centaines de dessins de Valentine, à la fois objet et sujet d'un amour fou.

    Unknown-1.jpegDe Roulet suit pas à pas leur histoire, le premier rendez-vous, les escapades amoureuses. Pour les dire, il retrouve les mots les plus justes, et parfois les plus simples : on dirait que la force que célébrait Hodler dans ses premières toiles s'est muée en passion amoureuse, une passion inquiète et obsessionnelle. Parlant de Hodler, de Roulet parle aussi de lui-même, bien sûr, car le peintre bernois est lié de près à son histoire familiale, ce qui rend le propos encore plus fort et plus percutant. Il y a un véritable enjeu dans ces lettres adressées à un peintre célèbre qu'on ne connaît peut-être pas assez.

    Et puis survient la maladie. Une maladie violente et incurable : Valentine souffre d'un cancer des ovaires. À compter de ce jour, Hodler multiplie les visites, à Vevey, puis à Lausanne, au chevet de son amoureuse. Il prend toujours avec lui ses pinceaux et ses crayons. images-3.jpegIl va faire de Valentine non l'objet de sa peinture (pas de vol, ni de viol dans sa démarche), mais le sujet d'une lutte à mort contre la mort. Il va peindre l'agonie de sa maîtresse, non en voyeur, mais en témoin et en exorciste. Il va peindre la vie et l'amour jusqu'à ses ultimes limites. La limite de ses forces. C'est pourquoi ces portraits de Valentine, images de la souffrance et du combat, sont si bouleversantes. Daniel de Roulet rend parfaitement compte de cette lutte à mort (et perdue d'avance) contre une maladie implacable.


    images.jpegPendant toute l'agonie de Valentine, entre deux visites à sa maîtresse, Hodler va peindre le Léman comme aucun peintre ne l'avait peint jusque-ici. Compositions à l'équilibre parfait. Harmonie sans pareille des bleus et des blancs, le lac étant le miroir du ciel encombré de nuages. Ces tableaux sublimes forment une sorte de contrepoint à l'agonie de Valentine. images-2.jpegDans les deux cas, une obsession de l'horizontalité : la mort de sa maîtresse, qui avance à pas de loup, et la sérénité du lac, comme une eau dormante. Une consolation. Une méditation. Le contraste est frappant. Les deux séries de tableaux apparaissent comme les deux faces d'un diptyque. 

    Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce petit livre foisonnant et précis, qui touche juste, par son style et son adresse. Ces lettres sont belles, parfois savantes et érudites (on y apprend beaucoup de choses sur la vie de Ferdinand Hodler), toujours touchantes. Elles rendent compte, à leur manière, d'une relation qui a bouleversé non seulement la vie de deux êtres humains, mais également l'histoire de la peinture. Hodler, qui va mourir deux ans après Valentine, ne s'est jamais remis de la perte de sa maîtresse.

    Rappelons que Ferdinand Hodler est à l'honneur du Musée Rath, à Genève (près d'une centaine d'œuvres), et du Musée d'Art de Pully. Deux expos à ne pas manquer !

    * Daniel de Roulet, Quand nos nuits se morcellent, Lettres à Ferdinand Hodler, Zoé, 2018.