Soft Goulag
Par Alain Bagnoud
Un roman d'anticipation subit plus que d'autres le jugement du temps. Va-t-il se démoder ? Devenir obsolète et rigolo ? Une relecture quelques années plus tard est souvent cruelle pour ce genre de textes.
Eh bien, rien de tout ça avec Soft Goulag d'Yves Velan, qui a été publié pour la première fois en 1977, et que Zoé fait aujourd'hui reparaître en poche. Parce que le monde lobotomisé, monosémique et codifié qu'il décrit, c'est le cauchemar de notre présent. Parce que, aussi, Velan a créé une forme nouvelle et l'a fait correspondre parfaitement avec le contenu de son roman. Le tour de force est là : le langage du livre en révèle autant que les faits relatés.C'est à part, homogène, autonome, parfaitement maîtrisé – et singulièrement inquiétant.
On ne connaît plus beaucoup Yves Velan de nos jours. Né à Saint Quentin, dans l'Aisne, le 29 août 1925, il habite à la Chaux-de-Fonds, où il a enseigné après un séjour de treize ans à l'Université d'Urbana, dans l'Illinois, aux Etats-Unis. Un drame personnel l'a fait se retirer il y a des années de la vie publique. Avant cela, pourtant, il était connu comme un écrivain majeur. Son œuvre exigeante se dégage de la facilité et du parasite pour définir le fait littéraire, son rôle et son inscription dans la morale et la politique.
Il a publié trois romans d'une haute densité, qui interrogent de manière différente la notion de rupture. Je (Seuil 1959 et L'Age d'Homme, Poche suisse, 1991) pousse aux limites la fameuse introspection romande et protestante. Le héros est un pasteur hanté par le doute, à la croisée de discours politiques et religieux. La Statue de Condillac retouchée (Seuil 1973) est une machine littéraire où l'écriture se confronte à l'engagement, au corps, à la psychanalyse. Soft Goulag enfin (Bertil Galland, 1977, réédité par Zoé en 1989 et aujourd'hui) se présente comme un récit de science-fiction, pas innocent du tout, pour lequel Velan s'est servi amplement de sa longue expérience des Etats-Unis.
Situé en Amérique du Nord, le livre dénonce, avec une économie de langue où l'absence de littéraire donne par contraste un vertige démonstratif, la réduction de tout à une signification unique, qui rend les hommes contrôlables. Comportements normés, sexualité castrée, langage monosémique, humour convenu, manipulation de la classe moyenne par des puissants, abolition des différences : le goulag mou. Tous vivent de la même manière, avec les mêmes références aculturées fournies par les écrans, contrôlés par une dette qui les rend coupables. Il y a pourtant un grand événement dans ces vies ternes : un tirage au sort qui donne à certains d'entre eux le droit de procréer.
Soft Goulag se présente comme une thèse sur le droit de naissance. Un thésard plein de doutes raconte une journée d'un couple qui gagne le droit de naissance. Ils deviennent les héros du jour. Mais le piège se referme sur eux…
Signalons encore que l'oeuvre de Velan ne s'arrête pas là. Travailleur acharné, qui passe des années sur un roman, l'écrivain détient encore un texte dont des extraits ont paru dans des revues (Ecriture, Revue de Belles-Lettres, Europe…) : L'Energumène et son double. C'est avec lui que se terminera sa geste romanesque, composée de quatre livres, tous très différents, tous habités par une exploration de l'identité, de la présence au monde, du politique, où la question de la forme est centrale.
Commentaires
Un état de soft goulag se met en place quand l`individu moyen est suffisamment abéti pour ne plus vivre qu`a travers la consommation et la dépendance aux drogues, alcohol, médicaments et spectacles télé de gladiateurs appelés "champions de sport". Les USA semblent plus infectés que l`Europe sauf la partie est ou le vide laissé par les dogmes communistes s`est vite rempli par un lavage de cerveau a base de nationalisme etextreme matérialisme de supermarché (je le sais, j`y vis).
Il y a une jeune femme rousse qui traverse le texte neutre et neutralisé sur un vélo. L'irruption de la sensualité dans le Soft goulag climatisé. Un des grands romans suisses de la deuxième moitié du XXe siècle.
J'ai retrouvé le passage dont voici un extrait (p. 93-95) de la réédition de 1989 :
" Elongué dans le flot chevelure, il vit la peau des joues alors, aigües de froid et de plaisir, systole, la poitrine soulevant ardemment la jaquette, l'aller et venir des hanches, et les doigts nus en dépit de l'air, finement fermés sur le guidon, tout le corps en jubilation de son triomphe. Et dans l'instant où elle se dressait, elle l'aperçut, elle lui fit signe de la main et des mots humides de sourire que la distance empêchait. Au moment où il songeait à lever la sienne, elle commença à redescendre et boulait, agitant la main une dernière fois. Eh bien, puisqu'on lui avait donné congé, puisqu'il était arrivé en avance, coïncidence hors de lui, il aurait pu courir. Proférer des mots. Entrer avec elle dans une intimité toujours plus profonde."
Dans un récit volontairement sociologique, soudain surgit le désir. Quelle langue ! Quelle maîtrise !