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Qui parle ?

par antonin moeri

 

Quand un personnage prend la parole sur une scène de théâtre, le spectateur peut plus ou moins savoir de qui il s’agit. C’est un homme, une femme, un enfant, un black, un noble, un prolo, un fiancé, un écrivain professionnel etc. Le personnage est parfois nommé et on peut même savoir s’il est séduisant, s’il dirige une entreprise ou s’il est hospitalisé. Dans les textes de Jelinek, c’est beaucoup plus volatil. On ne sait pas vraiment qui prend la parole. D’ailleurs, c’est en se demandant qui est l’énonciateur qu’on comprend mieux le sens des phrases, des paragraphes, des monologues.

Prenons WINTERREISE. Une femme dit: «N’y a-t-il pas aujourd’hui un vernissage ou une lecture d’auteur?» Ah, se dit le lecteur, c’est Jelinek, l’auteur de LUST, qui prend la parole. «L’attelage qui accompagne ma dépouille...» Zut! Et voilà que l’écrivain, après avoir mis en scène son corps mort, évoque un souvenir d’enfance... Dans le monologue suivant, un NOUS prend la parole, un NOUS de consensus (les mous salauds chers à Marc-Edouard Nabe)...

Ce pourrait être un genre d’ouvrier, de plombier, d’employé n’aimant pas voir à la télé la petite Natacha Kampusch qui n’a rien fait de sa vie et dont on fait une star parce qu’elle a été séquestrée par un horrible monstre... Le locuteur genre homme de la base voudrait que la télé s’occupe aussi de lui, lui qui fait du sport, de la muscule, des pompes, des redressements assis, qui va skier dès qu’il y a de la neige dans les Alpes, qui paie ses impôts etc...

Alors pourquoi cette gamine qui n’a rien foutu pour mériter toute cette gloire, pourquoi a-t-elle tant de succès... Est-ce qu’elle pense que c’est tellement intéressant pour les gens de la voir chialer à l’écran ou y aligner des balivernes? «Pourquoi nous impose-t-elle son image, cette gamine? Qu’elle retourne dans son cloaque! - Nous avons recherché auprès d’elle la distraction, nous nous sommes pourléchés à son destin comme les bêtes avec le sel, mais ça n’a pas beaucoup d’intérêt - Chez nous, il se passe toujours quelque chose - Nous sommes à la maison, ici on est chez nous».

C’est un NOUS du même acabit qui reprendra la parole dans le monologue suivant. Cette fois, il est tatoué. Il travaille... Il a l’air de déblayer un tunnel où un accident s’est produit dans les Alpes... Il y a des morts... Des étrangers, de ceux qui viennent de partout et en nombre pour dévaler les pentes en combinaison fluo. «Le sport de masse qui remplit nos chambres et nos lits». Le discours de cet homme tatoué est celui des promoteurs, des gérants de restaurants, des employés des remontées mécaniques, des zommes politiques, de tous ceux qui ont besoin de ces étrangers en combinaison fluo pour... On connaît la chanson!

Ce qui fascine chez EJ, c’est son habileté à entrer dans le foyer de perception de l’homme de base, dans le joli cerveau du petit blanc raciste, peureux, égoïste, homophobe qui fait de plus en plus entendre sa voix dans les provinces reculées de la bonne vieille Europe.

 

Elfriede Jelinek: Winterreise, Seuil, 2012

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