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Armistice et littérature de guerre

Par Pierre Béguin

 

11 novembre 1918, 5 h 15, signature de l’armistice. Une commémoration d’autant plus retentissante que nous sommes parvenus au centenaire de ce qui fut unanimement décrit comme une indicible boucherie. Boucherie certes, mais pas si indicible que cela à considérer les centaines de romans qu’elle a engendrés depuis (et plus encore à l’échelon international). Dont finalement pas mal de classiques et quelques chefs-d’œuvre.

celine chevallier.jpgEn contre-point des grandiloquents discours officiels dont cette journée commémorative ne manquera pas, je retiendrai deux textes dans cette abondante littérature de guerre: l’un dont je viens d’achever la lecture (Gabriel Chevallier*, La Peur, 1930) et l’autre – ma bible – dont j’ai relu les cent premières pages pour la circonstance (Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932). Nonobstant leur style, les ressemblances, les parallèles, les points de convergence entre ces deux textes sont aussi nombreux que troublants. À croire que la guerre de 14-18 a donné naissance à une littérature de topos, de conventions, de scènes incontournables qui lui sont propres. Avec, au bout du compte, cette nuance: si l’on assiste à une caricature féroce de la dimension héroïque ainsi qu’à une mise à mort radicale du discours officiel, la peur revendiquée comme sentiment dominant conduit, chez Chevallier, au mépris de soi-même, alors qu’elle mène, chez Céline, à la gloriole. Mais dans les deux cas, on semble aboutir à une sorte d’éthique de la lâcheté comme sagesse ultime de toute situation de guerre: «L’homme qui fuit conserve sur le cadavre l’inestimable avantage de pouvoir courir» (La Peur); «Le colonel avait son ventre ouvert (…) Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là. Tant pis pour lui! S’il était parti dès les premières balles, ça ne lui serait pas arrivé» ou encore «Foutez le camp! On va tirer! Vous tuer! Nous tuer tous!» (Voyage).

Cette lâcheté se justifie comme une réponse lucide aux mensonges des politiques et des vertus héroïques par lesquelles on a conditionné le citoyen-soldat: «Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu’on leur raconte. Ils se choisissent des chefs et des maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l’esclavage (…) On a dit aux Allemands: "En avant pour la guerre fraîche et joyeuse! Nach Paris et Dieu avec nous, pour la plus grande Allemagne". On a dit aux Français: "On nous attaque. C’est la guerre du Droit et de la Revanche. À Berlin!" Vingt millions, tous de bonne foi, tous d’accord avec Dieu et leur principe… Vingt millions d’imbéciles… Comme moi!» (La Peur) ; «Ce colonel, c’était donc un monstre! Je conçus en même temps qu’il devait y avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Plusieurs millions peut-être! Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment…» (Voyage). Loin du champ de bataille, le lyrisme guerrier se concentre à l’arrière-plan, dans les colonnes des journaux surtout, où des noms illustres, des académiciens, des généraux en retraite, des gens d’Eglise, tous bien planqués, s’épanchent en précieuses fleurs de prose pour encourager le soldat. Des perles que lit, désabusé, Jean Dartemont, le personnage principal de La Peur, dans l’horreur des tranchées: «La valeur éducative de la guerre n’a jamais fait de doute pour quiconque est capable d’un peu d’observation – Il était temps que la guerre vînt pour ressusciter, en France, le sens de l’idéal et du divin – C’est encore une des surprises de cette guerre et l’une de ses merveilles, le rôle éclatant qu’y joue la poésie».

De fait, avant le baptême du feu, les tranchées et l’horreur, cette guerre commence la fleur au fusil dans l’euphorie d’un gigantesque divertissement – «Pensant que la guerre serait le plus extraordinaire spectacle de l’époque, je désirais ne pas le manquer» (La Peur) – ou les festivités d’un départ en vacances: «Il fait très beau. Vraiment cette guerre tombe bien au début du mois d’août. Les petits employés sont les plus acharnés: au lieu de quinze jours de vacances, on va s’en payer plusieurs mois, aux frais de l’Allemagne (…) Dans les rues grouillantes, les hommes, les femmes, bras dessus, bras dessous, entament une grande farandole étourdissante qui dure une partie de la nuit.» (La Peur); «… des civils et leurs femmes qui nous poussaient des encouragements, et qui lançaient des fleurs, des terrasses, devant les gares, des pleines églises. Il y en avait des patriotes! (…) Et nous voilà partis du côté des canons, et sans se faire prier. On aurait dit qu’on allait aux cerises» (Voyage). C’est que dans les deux romans dominent chez les protagonistes, officiers et soldats, la même sotte vanité patriotique (existe-t-il des vanités intelligentes?): «Primo, nous avons la baïonnette. En face tu disposes les Boches. Qu’est-ce qui arrive immanquablement? Les Boches foutent le camp ou font camarades. Pourquoi penses-tu qu’ils ont planté des barbelés devant leur ligne? A cause de la baïonnette. Secundo, nous avons la boule de pain. Le héros français l’élève au-dessus de la tranchée et crie d’un ton méprisant: "Fritz, tu veux bâfrer?" Qu’est-ce qui arrive immanquablement? Fritz pose son flingue et rapplique vers la boule. Pourquoi penses-tu qu’ils ont planté des barbelés devant leur ligne? À Cause de nos boules de pain, à seule fin qu’ils n’accourent pas tous en laissant leur Kronprinz (…) Les armements caractérisent une race. Ils ont adopté l’artillerie lourde parce qu’ils ont l’esprit lourd, et nous l’artillerie légère parce que nous avons l’esprit léger. L’esprit domine la matière. Et la guerre, c’est le triomphe de l’esprit!» (La Peur).

La bêtise du citoyen, les mensonges et les intérêts larvés des chefs – «Ceux qui ont donné le signal du massacre sourient à leur gloire prochaine» (La Peur); «Quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille» (Voyage) – ne sont pas seuls à construire ce mensonge héroïque qui cautionne la guerre. Les femmes, et leur vocation hystérique à n’aimer que dans l’admiration et la grandeur – «à vouloir épouser Dieu» disait Victor Hugo – en prennent pour leur grade dans «cette gigantesque entreprise à se foutre du monde» (Voyage). À leurs yeux, malheur aux lâches! «Des grappes de femmes délirantes, échevelées, offrent leur taille et leur poitrine aux héros (…) Vingt millions d’hommes, que cinquante millions de femmes ont couvert de fleurs et de baisers, se hâtent vers la gloire, avec des chansons nationales qu’ils chantent à pleins poumons.» (La Peur); «Les femmes surtout demandaient du spectacle et elles étaient impitoyables, les garces, pour les amateurs déconcertés. La guerre, sans conteste, porte aux ovaires, elles en exigeaient des héros, et ceux qui ne l’étaient pas du tout devaient se présenter comme tels ou bien s’apprêter à subir le plus ignominieux des destins» (Voyage). Dans La Peur, des infirmières se pressent autour de Dartemont, relégué aux soins d’un hôpital, dans l’espoir de vibrer à ses exploits. Et comme il s’entête dans les banalités, elles s’irritent: « — C’est tout? — Oui, c’est tout… Ou plutôt, non! Je vais vous dire la grande préoccupation de la guerre, la seule qui compte: J’AI EU PEUR. J’ai dû dire quelque chose d’obscène, d’ignoble. Elles poussent un léger cri indigné, et s’écartent. Je vois la répulsion sur leur visage: "Quoi, un lâche! Est-il possible que ce soit un Français!" — Vous êtes peureux Dartemont? C’est un mot très désagréable à recevoir en pleine figure, publiquement, de la part d’une jeune fille désirable. Depuis que le monde existe, des milliers et des milliers d’hommes se sont fait tuer à cause de ce mot prononcé par des femmes». Scène identique dans Le Voyage au bout de la nuit, où Lola, l’infirmière américaine, incarne cette exigence d’héroïsme qui encourage le mâle à la boucherie: «Oh! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand! Vous êtes répugnant comme un rat…»,  et qui trouve là aussi sa caricature à l’arrière scène, loin du front, dans les hôpitaux où échouent les rescapés des tranchées. Sauf que Bardamu, à l’inverse de Dartemont, ne s’émeut pas de l’injure: «Oui, tout à fait lâche Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans…». Je l’ai dit, Céline élève la lâcheté en gloriole, en valeur absolue, en temps de guerre du moins, à l’image de son personnage Princhard qui feint la cleptomanie pour se faire réformer…

Branledore le premier a donné le ton, lui qui simule l’héroïsme et le patriotisme avec la conviction d’un acteur pour s’attirer la sympathie active des infirmières. Bientôt suivi par tous les blessés et mutilés: «Grâce à Branledore, ces mêmes hommes apeurés et recherchant l’ombre, possédés par des souvenirs honteux d’abattoirs, se muèrent en une satanée bande de gaillards, tous résolus à la victoire, armés d’abattage et de formidables propos. Un dru langage, et si salé que ces dames en rougissaient parfois, elles ne s’en plaignaient jamais cependant parce qu’il est bien entendu qu’un soldat est aussi brave qu’insouciant, et grossier plus souvent qu’à son tour, et que plus il est grossier et que plus il est brave». Bardamu lui-même finira par singer le discours héroïque comme arme de séduction: «Comme elle m’interrogeait cette divine sur mes actions de guerre, je lui donnai tant de détails et des si excités et des si poignants, qu’elle ne me quitta plus des yeux». Pour rendre le discours héroïque plus ridicule encore, Céline le déplace loin du front, sur le théâtre dérisoire d’un hôpital, où des blessés, des mutilés, le jouent avec un opportunisme grandiloquent pour séduire des infirmières béates et oublier leur lâcheté de soldat, pour légitime qu’elle soit. Car sur le front, c’est une autre histoire…

Dans les deux romans, même pagaille – le mot fut d’ailleurs inventé pour décrire cette guerre – même monde à l’envers où ne peut subsister que l’animalité, où le dessous l’emporte irrémédiablement sur le dessus, les étages supérieurs – l’intellect, la conscience qui fondent l’humanité – s’écroulant rapidement sous l’émergence des instincts; même focalisation interne – tout est décrit de très près – qui ne fait ressortir de la guerre que son absurdité; même volonté de tirer vers le bas, de détruire avec virulence toute légende guerrière en élevant la lâcheté en vertu principale; mêmes officiers – le colonel dans le Voyage, le Baron Général de Proculote dans La Peur – pour ridiculiser les glorieux propos martiaux, les clichés du va-t-en guerre…

Si l’industrie cinématographique spécialement américaine – j’en excepte bien entendu Chaplin, Kubrick, Paul et les autres – relègue trop souvent le film de guerre à une propagande au service des intérêts et de la grandeur de la Nation – il faudra attendre les années 70 et la contestation contre la guerre du Viet-Nam pour que l’opportuniste Hollywood adopte à son tour le registre satirique – la littérature de guerre du XX e siècle, on vient d’en voir deux exemples, est essentiellement iconoclaste, et c’est là sa gloire. Elle dénonce avant tout l’absurdité de la guerre, le scandale de ses intérêts inavouables et son mensonge héroïque. En ce sens, 14-18 marque une rupture radicale dans le genre jusqu’alors issu de l’épopée et davantage friand d’exploits que de réalisme, à quelques exceptions près, comme La Débâcle de Zola, Le Colonel Chabert de Balzac, voire le Candide de Voltaire. Son centenaire – dans quelques mois celui de Verdun – est une bonne occasion pour replonger dans les quelques chefs-d’œuvre qu’elle nous a laissés. C’est au moins ça…

«La guerre n’est qu’une monstrueuse absurdité, dont il ne faut attendre ni amélioration, ni grandeur» (Gabriel Chevallier)

«La guerre, c’était tout ce qu’on ne comprenait pas» (Louis-Ferdinand Céline)

*Gabriel Chevallier est surtout connu pour son roman satirique Clochemerle (1934), village de Bourgogne inventé dont le nom s’est inscrit dans la langue française. Veaux-en-Beaujolais, dont la grande rue porte le nom de l’auteur, a revendiqué l’honneur d’en être le modèle. Comme quoi, à l’image de tous les va-t-en guerre, on peut très bien s’enorgueillir de sa sottise…

 

 

 

 

Commentaires

  • « De toutes les guerres,
    Celle que je préfère,
    c'est la guerre de 14-18… »
    G. Brassens.

  • Nous sommes à peu près comme en 1913 ou en 1938, il n'est donc pas mauvais de se préparer à ce qui nous attend tôt ou tard...

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