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Exégèse du bobo VI

Par Pierre Béguin

 

apollinaire2.jpgDans ce début de XXe siècle, Apollinaire est sûrement la figure qui illustre le mieux la manière dont l’avant-garde, s’assimilant à la bohème, occupa le territoire de la marginalité (voir Zone) aux frontières de l’aventure. Pour lui, l’image de l’artiste n’était pas le portrait d’un rebelle à la vie ordinaire, à la norme, mais d’un explorateur des royaumes de l’imagination, un pionnier ouvrant de nouvelles formes d’expériences à ceux (les bourgeois) qui refusent ou craignent de franchir eux-mêmes les frontières établies. Enrichir le monde de la norme, non le contester ou le détruire, tel était pour Apollinaire la vocation du modernisme, et le sens donné à cette terre d’accueil de l’art avant-gardiste que représentait alors le territoire de la bohème, au point que les caractéristiques du premier devaient reformater à leur image celles du second. Sous la plume d’Apollinaire, la bourgeoisie s’assimilait à «l’Ordre», la bohème à «l’Aventure» et leur inévitable opposition à «la querelle de la tradition et de l’invention». Comme dans ce magnifique poème, La Jolie Rousse (1917), sorte de manifeste de l’artiste et de l’art moderne, porte ouverte sur le surréalisme, dont je ne résiste pas à recopier de longs extraits (en espérant donner envie de le lire entièrement):

«Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention (…)

Soyez indulgents quand vous nous comparez

A ceux qui furent la perfection de l’ordre

Nous qui quêtons partout l’aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis

Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines

Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir

Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues

Mille fantasmes impondérables

Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait

Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir

Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

De l’illimité et de l’avenir

Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés (…)

Voici que vient l'été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
O Soleil c'est le temps de la raison ardente
Et j'attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu'elle prend afin que je l'aime seulement (…)
Mais riez de moi
Hommes de partout surtout gens d'ici
Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi…»

La bohème – et Apollinaire, qui en connaissait bien les angoisses et les déceptions, le savait – ne peut guère remplir la promesse d’utopie qui lui sert de moteur, mais elle peut explorer des formes d’action et d’expériences, de nouveautés et d’enrichissements, en évitant les cataclysmes révolutionnaires qui, sans cette soupape, feraient exploser en cycles réguliers les digues sociales. Voilà pourquoi, dit le poète, elle n’est pas l’ennemie de l’ordre, mais certainement, paradoxe à part, son plus sûr garant…

Si, à partir des années 20, on a proclamé à grands cris la fin de la bohème, si les espaces libres qu’elle pouvait occuper se sont considérablement rétrécis, si le genre de vie qu’on qualifie aujourd’hui de bourgeoise serait difficilement reconnaissable par ceux qui en étaient les défenseurs il y a un siècle, la nécessité de réconcilier l’individu avec l’appartenance sociale est toujours une source de tension qui assure pour longtemps encore la pérennité de la bohème et la vitalité de sa descendance. Au reste, il est indéniable qu’elle a souvent servi – et qu’elle servira encore – d’exutoire idéologique au capitalisme bourgeois: l’économie (bien davantage que la culture) fut – et reste – la principale source d’intégration et de dissolution sociales. Attribuer le désordre uniquement aux artistes (et l’ordre à l’économie) était déjà, au XIXe siècle, une tactique bien rôdée des conservateurs. 

Parce qu’elle est donc, sur bien des points, nécessaire au bon fonctionnement social, la bohème a encore de beaux jours devant elle et sa notice nécrologique n’est pas pour demain. Artistes, jeunes, sans attaches, inventifs ou suspects, les styles bohèmes sont des traits caractéristiques de la vie moderne. Néanmoins, sa forme «classique», dont nous avons fait la rapide exégèse, semble un phénomène du passé, et ses résurgences dans les années 50 et 60 (les cabarets rive gauche, la beat generation et les hyppies) de pâles copies. La provocation de Barrès («Il faut tant d’argent pour être bohème aujourd’hui») avait quelque chose de prophétique. La bohème est maintenant si inextricablement liée à la bourgeoisie – et les véritables démunis si éloignés du romantisme de la bohème – que le profil «bobo» semble en être la seule survivance possible. Cette identité d’appartenance, même Renaud, fils d’un ouvrier éduqué, doit l’admettre, certes à contre cœur comme un signe de son mal récurrent. C’est elle qui vaut à la chanson Les Bobos sa conclusion. Une conclusion qui sera aussi la mienne, moi que en assume parfaitement la portée: «Ma plume est un peu assassine / Pour ces gens que je n’aime pas trop / par certains côtés j’imagine/ Que je fais aussi partie du lot …»

Comme tout le monde ou presque, en somme, maintenant qu’entre parents et enfants il n’y a plus guère d’antagonismes idéologiques… jusqu’à ce que la progéniture bobo (on sent les premiers frémissements) ne devienne de purs réactionnaires. Alors, on ne dira plus «fils de cons» mais «parents de cons».

Tournez manèges!

 

Fin

 

Commentaires

  • Je trouve que le poème d'Apllinaire est un peu trop sentimental, il en fait des tonnes...

    L'aventure intérieure, après le surréalisme, a été incarnée par la science-fiction, et elle continue sous d'autres formes, si tant est que la science-fiction est passée de mode, ou a été intégrée à la littérature bourgeoise, comme peut-être tendent à le montrer les romans de Houellebecq, en particulier La Possibilité d'une île. C'est la bohème interstellaire et interplanétaire.

    Qui sait si l'ésotérisme islamique mis à jour par Henry Corbin n'est pas une grande aventure aussi pour la bourgeoisie occidentale?

    Même la littérature de l'ancienne Savoie est peut-être une aventure pour la bourgeoisie francophone d'inspiration parisienne.

  • Je trouve qu'on peut dire bien des choses d'Apollinaire, mais s'il y a bien un mot que je n'emploierai pas le concernant, c'est "sentimental", qu'est-ce que sentimental, d'ailleurs, au même titre que l'on peut se demander qu'est-ce que romantique...

    C'est cependant plutôt sur le terme de bobo que porte mon commentaire, et sa propension à devenir sensiblement plus bourgeois que bohème. Accoler les deux, c'est déjà prendre le terme de bohème à contre sens, en tout cas au contraire du sens qu'il a longtemps eu. Mais serait-ce l'indice que la culture, l'éducation, la formation sont de plus en plus réservées, à un certain niveau réservées aux élites sociales, ou du moins, au minimum aux classes moyennes hautes? Bourdieu n'est pas loin, et depuis lui, ça ne s'améliore pas...

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