Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Jean Bühler le bourlingueur

    images-16.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Depuis le temps qu’il arpente les routes d’Orient et d’Occident, tout le monde connaît l’extraordinaire personnage de Jean Buhler (né en 1919 à la Chaux-de-Fonds), auteur, entre autres, de plus de 5000 articles et de quelque 40'000 photographies. Grâce à Pascal Rebetez, qui dirige les éditions d’Autre Part, on peut suivre Buhler, texte et image, dans un de ses plus grands voyages, celui qu’il entreprit en 1956 (soit peu de temps après le grand voyage de Bouvier) de La Chaux-de-Fonds jusqu’à Kaboul, à bord d’une 2 CV qui creva 104 pendant le raid. Il faut suivre cette odyssée fantastique à travers montagnes et déserts, villes surpeuplées et bourgades abandonnées. Buhler excelle à rendre l’humanité des rencontres impromptues, les dresseurs d’ours ou les fumeurs d’opium, les tziganes en fuite ou les danseurs pathans tourbillonnant comme des derviches. Outre leurs qualités de documents, ces textes et ces images ont une réelle valeur poétique : c’est un monde disparu que ces photos ressuscitent avec chaleur et authenticité.

    * Jean Buhler, Sur la route (de La Chaux-de-Fonds à Kaboul), textes et photographies, éditions d’Autre Part, 2006.

  • femme sous influence

     

    par moeri antonin

     

    une-femme2.jpg

     

    J’aime les récits conduits par un personnage féminin. Décrire l’engloutissement du point de vue d’une femme est particulièrement stimulant. On ne pourra alors raconter que ce qui peut être saisi par la conscience de la narratrice. Cette restriction du champ des perceptions ouvre les plus réjouissantes perspectives. Dans “Tant d’eau si près de la maison” de Carver, c’est Claire qui prend en charge la narration.

    Stuart, son mari, mastique des aliments dans la cuisine, le regard vide. Tout à coup, il se fâche. Il parle d’une fille morte. Le nom de Stuart s’étale sur la première page des journaux. Claire fait volontairement tomber toute la vaisselle par terre. Voici ce que Stuart lui avait raconté, juste après lui avoir fait l’amour avec ses mains épaisses et ses jambes poilues. Le vendredi précédent, il est allé pêcher avec trois copains. Avant d’installer leur camp, ils ont vu le cadavre d’une fille dans la rivière. Ils n’annoncèrent cette découverte à la police que deux jours plus tard.

    Claire propose à Stuart d’aller faire un tour pour détendre l’atmosphère. Ils traversent la ville et s’arrêtent près d’un ruisseau. Elle parle d’un crime horrible perpétré par les frères Maddox quand elle était gamine. Stuart croit qu’elle le soupçonne du pire. Elle se voit, morte, au milieu du ruisseau. Elle se demande pourquoi son mari est si nerveux. Le lendemain, elle apprend par le journal que le corps de la victime a été identifié et remis à sa famille. Elle se rendra à l’enterrement. Une inconnue lui apprendra que le tueur a été arrêté. Claire ne se sent pas bien. Chez elle, dans la cuisine, elle imagine subitement qu’il est arrivé quelque chose à leur fils. Stuart, avec ses gros bras lourds, va lui faire l’amour à la sauvette, sur la table. Vite, vite, dépêchons-nous, avant que Dean ne rentre. Elle n’entend plus rien avec tous ces bruits d’eau dans les oreilles.

    Manifestement, Claire n’en peut plus: tête qui tourne, eau menaçante, vision de son propre cadavre dans le ruisseau. Son Stuart est bien gentil avec ses passions: poker, bowling, pêche. C’est un homme comme il faut, père de famille, travailleur honnête et consciencieux. Il est persuadé que faire l’amour à sa chérie suffit pour la calmer. Il croit savoir ce qu’il lui faut. Son système de pensée ne peut être remis en question, il est légitimé par le groupe, puisque c’est également celui de Gordon, Mel et Vern, ses copains qui sont, eux aussi, des hommes comme il faut.

     

    L’engloutissement de Claire rappelle celui de Mabel, l’inoubliable personnage du film “Une femme sous influence” de John Cassavetes.

     

    R.Carver: “Parlez-moi d’amour”, Livre de poche 2007

     

  • Fuir, là-bas, fuir (Patrice Duret)

    images-12.jpeg C’est un récit initiatique que nous livre Patrice Duret avec Le Chevreuil*. On peut y lire la suite de Décisif, un premier roman, paru en 1997, qui racontait une brutale rupture. Le Chevreuil, à l’instar de L’Envol du marcheur, nous conduit sur les petits chemins de la France profonde. Nul défi sportif, pourtant, chez Duret, mais le besoin vital de « prendre de la distance, quitter la vielle, écouter la campagne, tourner en rond, s’étendre, dormir, écraser l’herbe de tout son poids hébété de citadin. »

    Lire la suite

  • Un don Juan contemporain

    mélanie chappuis.jpgPAR SERGE BIMPAGE

    Les livres à plusieurs voix sont à la mode. Encore faut-il les maîtriser. Tel est le cas de Mélanie Chappuis dans Des baisers froids comme la lune.
    C’est l’histoire banale, on allait écrire classique, d’un quinquagénaire qui a une femme mais ne s’en contente pas et tombe raide amoureux d’une autre plus jeune que lui de vingt-sept ans. Or toute la saveur de cet amour réside dans le désir, ce qu’il révèle et les souffrances qu’il engendre inéluctablement, racontés respectivement de chaque point de vue.
    « Il vient ce soir. Je vais pouvoir me faire belle et me sentir belle. Oublier un peu que je suis mère. Mon mari n’arrive pas à me faire oublier que je suis une mère. Mon mari, je ne l’accueille plus en minijupe et talons lorsqu’il rentre du travail. » Voici pour Anna. Quant à Victor, rédacteur en chef du Journal du Léman, le plus grand quotidien de Suisse romande, il tente aussi bien de se rassurer par la séduction : « Les très belles et les très jeunes, je me contente de les séduire. Ca me donne de la force, de la puissance. Si je les amenais dans mon lit, ce sont elles qui auraient le dessus. Au lit je ne suis ni fort ni puissant, je suis juste moi qui bande moins souvent, moins longtemps. »
    Il a du pouvoir, un peu d’argent, beaucoup d’influence mais ne s’en satisfait pas. Elle est belle, mère d’une adorable fillette, mariée à un homme qui a beaucoup d’argent mais cela ne suffit pas. Il faudra bien des semaines, des rencontres, et des échanges de courriel pour qu’ils réalisent que l’insatisfaction est le lit de leur coupable amour. Certes, on n’atteint pas ici le degré d’intériorité d’Une passion simple de Annie Ernaux. Il n’empêche que Mélanie Chappuis parvient à embarquer son lecteur avec une redoutable efficacité. L’alternance des voix sonne avec une extrême justesse. Il y a beaucoup à (ap)prendre dans ce duo de don Juan contemporain.

    Des baisers froids comme la lune, par Mélanie Chappuis. Editions Bernard Campiche, 205 pages.

     

  • Vie et légende de Marguerite Duras

    images-7.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Rarement, dans la littérature française, un écrivain aura mêlé à ce point — jusqu'à les rendre indiscernables — sa vie et son œuvre. Comment faire la part du témoignage « vécu », du fantasme ou de l'imagination pure dans l'œuvre de Marguerite Duras, passée maîtresse, on le sait, en fabulations de toute sorte, jusqu'à faire de sa vie une parodie de son écriture ? Laure Adler réussit cet incroyable tour de force*.

    D'abord une question, qui n'est pas une critique, ni même un procès d'intention : à quoi bon consacrer une biographie à un écrivain qui, d'avance, rejette toute explication biographique de son œuvre et déclare par exemple ceci : « Pourquoi écrit-on sur les écrivains ? Leurs livres devraient suffire. » ?

    Cette question, au lieu de l'éviter ou de la repousser avec désinvolture, Laure Adler la place en permanence au centre de son travail. Et c'est ce qui fait l'extrême valeur de sa monumentale biographie (« enquête » devrait-on dire) sur Marguerite Duras. Un travail exemplaire par son ampleur, tout d'abord, car rarement un biographe aura été aussi loin dans l'exploration matérielle d'une existence.

    Lire la suite

  • Haldas au Journal de Genève

    images-3.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Fascinante entreprise, surhumaine et sans doute infinie, que celle de Georges Haldas, commencée il y a cinquante ans sous le signe de la poésie, et qui emprunte, depuis, les chemins les plus divers, les plus inattendus (chroniques, carnets, entretiens). Avec Meurtre sous les géraniums*, une extraordinaire chronique des années de guerre, Haldas touche, peut-être, au secret même de sa recherche : à l’indicible enfoui sous le silence des gestes et des comportements quotidiens.

    Nous sommes en 1940, dans une petite ville de province, cernée par l’ennemi. L’« empire du meurtre », écrit Haldas, a gagné, peu à peu, toute l’Europe. Et même Genève qui, sous ses allures de cocote, se garde bien de choisir son camp. Autant, sans doute, par idéalisme, que par nécessité financière, Haldas décide d’entrer dans le journalisme. Et pas n’importe où, puisqu’il entre au Journal (de Genève), où il occupera bientôt, et à tour de rôle, tous les postes. Correcteur, d’abord, des articles des autres, puis chroniqueur de théâtre, et enfin grand reporter.

    Lire la suite