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  • Z'avez dit minimalisme

     


    par antonin moeri

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    Lors d’une promenade dans l’Est vaudois en compagnie de Valère, un psychanalyste qui aime Malevitch, Le Corbusier, Adolf Loos, et qui possède un dessin de Hopper, nous avons parlé littérature. Je lui ai dit combien j’aimais les romans de Kundera et ceux de Kafka. Il m’a dit qu’il était en train de lire les premières nouvelles d’Hemingway et que l’une d’elle l’avait particulièrement frappé: «Un chat sous la pluie».

    Une station balnéaire en Italie. Un hôtel fréquenté par des peintres. La pluie tombe sur les palmiers. Une Américaine regarde par la fenêtre de sa chambre. Elle voit un chat qui s’abrite sous une table. Elle désire avoir ce chat près d’elle. «Il ne faut pas vous faire mouiller», lui dit une femme de chambre en ouvrant un parapluie. Mais sous la table, le chat n’y est plus. «L’as-tu trouvé?» demande le mari plongé dans un livre. Elle se regarde dans un miroir. Elle dit qu’elle aimerait laisser pousser ses cheveux. Elle en a marre d’avoir l’air d’un garçon. «Je les aime bien comme ça, dit le mari, tu es rudement jolie». Elle veut avoir un gros chignon et un minet sur les genoux, elle veut qu’on allume des bougies à table, elle veut de nouvelles robes. «Oh! tais-toi et prends un bouquin!» dit Georges qui se remet à lire. «Je veux un chat tout de suite!» On frappe à la porte. La femme de chambre serre dans ses bras un gros chat gris. «Le padrone m’a demandé d’apporter ceci pour la signora».

    «J’ai souvent entendu parler d’écriture minimaliste à propos d’Hemingway», me dit Valère dans un sous-bois où nous avions perdu la trace du chemin. «Je sais que son but, en écrivant, était d’éliminer le superflu pour ne révéler que ce qui est nécessaire à produire un impact émotionnel sur le lecteur. Alors, cher ami, si des phrases brèves, une syntaxe rudimentaire, une situation ordinaire, un vocabulaire et une intrigue simples caractérisent ce qu’on appelle le minimalisme, l’écriture de «Un chat sous la pluie» est minimaliste. Mais ce qui compte dans cette nouvelle, poursuivit-il alors que la trace du chemin avait été retrouvée, c’est la partie immergée du texte, ce qu’on nous donne à imaginer: une femme doit offrir à son mari l’image que celui-ci exige d’elle. Elle en a marre de suivre comme un caniche ce bonhomme qui lit des livres et s’offre du bon temps dans une station balnéaire prisée par les artistes, elle veut affirmer sa propre identité en laissant pousser ses cheveux, en achetant de nouvelles robes, en caressant un chat qui ronronne sur ses genoux. Or, quand l’un de ses désirs est comblé par une femme de chambre et un padrone attentifs au moindre besoin des clients, le lecteur se demande comment réagira Georges qui eût préféré que sa femme lût un livre. Le lecteur est amené à percevoir les choses plus qu’il ne les comprend. C’est, je crois, ce que visait Hemingway en développant ce style télégraphique qui a fait son succès.»

    E.Hemingway: Nouvelles complètes, Quarto, 2004

     

  • Rebetez le nomade

    images-17.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Impossible de « cadrer » simplement le jurassien Pascal Rebetez : homme de télévision, mais aussi de théâtre, comédien et metteur en scène, poète et écrivain… Cela fait beaucoup pour un seul homme ! Mais on ignorait encore le Rebetez voyageur qui nous livre ici, dans Un voyage central, ses carnets de randonnée à travers la Suisse primitive, l’Europe centrale, les territoires andins. Rebetez y tient le registre de ses découvertes et de ses rencontres, toujours surprenantes, toujours merveilleuses. Les notes qu’il prend, au fil de ses errances, forment une mélodie à chaque nouvelle inattendue et séduisante. Si ce voyage est central, c’est que la marche, à chaque fois, rapproche le randonneur de son centre secret. Si « voyager est toujours un leurre », proclame l’auteur, c’est parce que le voyage est toujours une expérience à la fois douloureuse et bouleversante de l’intime. Confronté aux autres, explorant le monde extérieur, c’est encore à ses propres limites que le voyageur est constamment renvoyé. Rebetez montre admirablement ce mouvement paradoxal, avec la grâce du poète.

    * Pascal Rebetez, Un voyage central, Éditions de l’Hèbe, 2006.

  • possibilité d'une île

     

     

     

    par antonin moeri

     

     

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    Un individu, que l’auteur ne veut pas désigner avec plus de précision, se rappelle une scène dans un salon de coiffure à Crescent City, en Californie. Cet individu est assis dans le fauteuil alors que trois hommes attendent leur tour: Albert, un vieil homme qui souffre d’une bronchite chronique, Charlie, responsable de la sécurité dans une banque et un quidam portant des Pataugas et des pantalons maculés de cambouis.

    Charlie raconte comment il a étourdi un daim lors d’une partie de chasse, animal qui réussit cependant à lui échapper. S’il n’a pu le tuer, c’est à cause de son fils qui, ce jour-là, se sentait mal. Le quidam reproche à Charlie son manque de persévérance. Albert renchérit sur ce que l’autre vient de dire. Ce qui irrite Charlie qui traite Albert de vieux con. Le ton monte. Le coiffeur intervient. Il demande à ses clients de se calmer. Charlie s’en va en claquant la porte du salon. Le vieux s’éclipse, bientôt suivi du quidam. Le coiffeur parle au narrateur comme si celui-ci était responsable de ce qui vient de se passer, mais ses doigts glissent tendrement dans les cheveux de son client. Geste que le narrateur ressent comme un geste d’amour.

    Cette délicieuse sensation lui revient en mémoire. Ce “Retour au calme” (titre de la nouvelle) a déclenché l’écriture. Si cette scène a tant d’importance à ses yeux, c’est qu’elle s’est déroulée à un moment décisif de sa vie: assis dans le fauteuil du coiffeur qui venait de perdre trois de ses clients et qui massait avec tant de délicatesse son cuir chevelu, le narrateur-témoin a décidé de quitter et sa femme et la ville où ils avaient vécu.

    C’est l’homme aux Pataugas qui commence à semer la zizanie. Son impatience, son excitation, son agressivité, son ressentiment créent un climat qui, avec la complicité du vieux bronchiteux, deviendra insupportable. Les crises nerveuses, les mouvements de colère, de violence ou de désespoir suicidaire sont ceux que privilégie Raymond Carver pour dresser le tableau d’une autre Amérique, celle des laissés-pour-compte dont l’identité flotte au gré des courants, des mises à pied et des délocalisations, celle des hommes que Céline disait sans importance collective.

    Un type corpulent dont les petits yeux font le guet dans le hall d’une banque et qui brutalise son fils distrait, un autre presque chauve qui croise et décroise nerveusement les jambes, un troisième qui fume clope sur clope malgré sa bronchite chronique vivent dans une jungle peuplée de fauves blessés. Peut-on échapper à cette jungle? Le pessimisme de Carver est tempéré par une indication: “Il les laissa jouer dans les cheveux, TENDREMENT, comme s’il m’aimait”. Cette possibilité d’une île éclaire d’une surprenante lumière les grimaces et contorsions des damnés.

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour. Le Livre de poche 2007