Nos amis les libéraux
Par Pierre Béguin
Une année après que le dépôt de bilan de Lehman Brothers a provoqué l’effondrement des marchés financiers, les ardeurs enfiévrées des spéculateurs, loin d’être calmées par la plus grave crise depuis 1930, reprennent de plus belles. Envolées les bonnes intentions, les professions de foi moralisantes de nos amis les libéraux. Back to business! Les Bourses reprennent, les OPA abondent, les bonus explosent, les spéculations sur les devises ou les polices d’assurance vie – les lifeprimes succèdent aux subprimes avec, inévitablement, le même naufrage en vue – fleurissent comme au bon vieux temps de tous les excès. Je pense au Discours à Monsieur le Duc de la Rochefoucault où La Fontaine s’amuse de l’inconscience des lapins qui, après une première salve mortelle du chasseur, s’en reviennent très vite à portée de fusil: «Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande / S’évanouit bientôt. Je revois les lapins / Plus gais qu’auparavant revenir sous mes mains. / Ne reconnaît-on pas en cela les humains? / Dispersés par quelque orage, / A peine ils touchent le port / Qu’ils vont hasarder encor / Même vent, même naufrage.» Les hommes n’apprendront jamais! Et surtout pas le monde de la banque et de la finance qui produit, avec la sotte fureur de l’avidité, les nouvelles munitions qui vont bientôt lui trouer le ventre, et le nôtre par voie de conséquence. Trois neurones suffisent pourtant pour comprendre qu’une crise aussi importante que celle que nous vivons, si tôt terminée pour la finance (mais non pour l’économie) n’est qu’une crise avortée ou refoulée. Donc une crise qui n’aurait pas eu le temps ni l’opportunité de remplir sa mission: le retour à l’essence par l’effondrement des fausses valeurs qui ont précisément provoqué cette crise. Et sur la grande vague libérale du début des années 80 ont surfé bon nombre de dogmes erronés et de croyances idiotes, devenues dangereuses pour l’équilibre du système, dont il serait grand temps de régler le sort définitivement. A commencer par cette foi aussi aveugle que stupide dans la capacité d’auto régulation des marchés financiers, qui a servi de justification à toute sorte de déréglementations, permettant des formes d’innovation financière complètement déconnectées des activités productives du secteur réel de l’économie, et incitant des investisseurs financiers, dans le cadre des stratégies de portage («carry trade»), à profiter des possibilités à court terme offertes par les politiques monétaires divergentes. La crise, c’est aussi l’éclatement de la bulle des taux de change qui reposait sur un trop fort endettement. En fait, les pseudo vertus de la déréglementation, dont nos amis les libéraux nous bassinent tout particulièrement depuis trois décennies – une telle revendication de liberté, pour ne pas dire une telle griserie de liberté – demeurent exposées, précisément par l’incapacité à s’auto limiter, à ce que le philosophe Emmanuel Kant appelait le paradoxe de la colombe: dans la griserie de son libre vol, la colombe fend l’air en même temps qu’elle en sent la résistance; elle en déduit fort logiquement qu’elle volerait encore mieux, et plus vite, dans le vide. La volonté de déréglementer, perçue comme le remède aux malaises du système, relève, chez nos amis les libéraux, de la même logique erronée. La crise, c’est aussi la rencontre avec ce vide, cet espace de libéralisation sauvage qui échappe à toute réglementation. Mais il est à craindre qu’un trop prompt rétablissement du monde financier empêche la prise de conscience de cette évidence. Et que nos amis les libéraux continuent de revendiquer la déréglementation systématique comme une liberté fondamentale (uniquement quand elle leur profite, bien entendu), prétextant que la norme et la règle n’engendrent que la désobéissance et le contournement (raisonnement idiot qui demanderait, dans la même logique, qu’on supprimât la condamnation pour meurtre sous prétexte qu’elle inciterait au meurtre).
Autre erreur du bon libéral conséquent, la naïveté mutilante dont il fait preuve dans sa perception de l’humain qu’il réduit, peu ou prou, à une axiomatique de l’intérêt personnel comme unique fondement de ses motivations. Ainsi, tout individu normal devrait se conduire conformément à son intérêt bien compris, toute conduite humaine, si complexe soit-elle en apparence, ne serait en fait qu’un effort persévérant pour accumuler du capital, réel ou symbolique. D’où, par exemple, cette foi de charbonnier dans les vertus de la concurrence systématique et dans le salaire au mérite comme panacée de la productivité. Et peu importe le stress, le burn out, les coups bas, la démotivation, le chômage, voire le suicide comme nous le rappelle les 23 cas récents en France voisine. Il serait urgent d’abandonner cette vision simpliste (paradoxalement, n’en déplaise à nos amis les libéraux, un système libéral est viable parce qu’une bonne partie de la population ne fonctionne pas selon l’axiome de son intérêt bien compris) et de réintégrer les dimensions du phénomène humain que l’Economie s’évertue à ignorer, à tort et, finalement, – ce n’est pas là le moindre de ses paradoxes – contre ses propres intérêts. Alain Souchon parlerait, lui, de foule sentimentale. C’est plus court et c’est mieux dit.
Cette vision réductrice de l’humain est aussi à la base du dogme libéral qui voit dans une privatisation systématique et totale (une sorte de communisme à l’envers donc) l’unique solution pour viabiliser l’économie. Etrangement, cette idée que tout ce qui est privatisé est forcément plus performant et moins cher résiste à beaucoup d’évidences et de contre exemples. Sans même parler des assurances maladies – référence trop facile – l’automne dernier, du fait de la libéralisation, la hausse des tarifs de l’électricité, dont la courbe ascendante suivait celle de la rémunération des patrons, a fait bondir consommateurs et politiciens. A Berne, des voix ont même demandé le gel des prix de l’électricité (probablement celles qui ne siégeaient pas au conseil d’administration des groupes électriques suisses). Et pourtant, tout démontre – à commencer précisément par la hausse des prix qui est censée préparer la solution libérale – que nous allons inexorablement vers une privatisation totale de l’électricité en Suisse. Et donc, vers un renchérissement plus important encore. Les transports, les écoles, et même la police sont déjà engagés sur la voie de la privatisation avec l’idée, bien ancrée chez le consommateur et pourtant largement démentie par les faits et la logique, qu’il paiera moins pour un meilleur service. A quand la Justice? La propagande de nos amis les libéraux, il faut le reconnaître, est souvent d'une remarquable efficacité. Inexorablement? A moins que la crise…
Enfin, autre axiome erroné de nos amis les libéraux que la crise devrait ébranler: l’idée que ce qui est bon pour l’économie est forcément bon pour l’individu, qu’il existe un lien direct de fécondation réciproque entre l’un et l’autre. Une idée qui persiste malgré les évidences, après les années Reagan, Thatcher et Delors (eh oui!), que chute des revenus et hausse des profits vont souvent de pair. La crise devrait mettre à mal ce sophisme en montrant que, à l’inverse, ce qui est bon et rationnel pour chaque individu – diminuer ses dépenses pour se désendetter et faire face à la baisse de son revenu – se révèle fatal pour le système économique qui aurait justement besoin, pour s’extraire de la spirale déflationniste, d’une reprise de la consommation privée. Mais comment mettre des gens au chômage tout en leur demandant de consommer davantage? Quand un système se trouve face à ses paradoxes – et Dieu sait si nos amis les libéraux se sont vautrés sans vergogne dans les paradoxes et les contradictions cette dernière année – c’est qu’il est temps d’en remettre en cause certains fondements erronés si on veut le viabiliser - ce qui reste mon souhait autant que mon intérêt. La remise en cause, c’est la fonction même d’une crise. A condition qu’on ne la refoule pas…
PS. Le lecteur remarquera que je n’ai pas parlé du problème écologique ni même de l’incontournable axiome libéral du non interventionnisme étatique que nos amis les libéraux se sont empressés de transgresser à coup de milliards cette dernière année. C’eût été trop facile, je vous l’accorde…
Commentaires
Excellent et très convaincant, Pierre! Et ce paradoxe de la colombe : Kant était aussi un poète!
vraiment très bonne note...j'ai appris beaucoup de chose..merci !!!
"Les Bourses reprennent, les OPA abondent, les bonus explosent, les spéculations sur les devises"
Il faut bien trouver à placer tous ces milliards aimablement mis sur la table par les Etats. Pour le plus grand profit de quelques uns. Et les Etats se retourneront vers la masse de contribuables pour payer la facture. Tout en faisant moult cadeaux à ces mêmes accapareurs.
Toute la question est dans la répartition entre le revenu du travail et le revenu du capital. La tendance ne semble pas prête à s'inverser. C'est l'une des origines de la crise actuelle.
Excellemment démontré! La résilience n'y a rien fait. Des erreurs passées, ces financiers n'ont rien appris: toujours les mêmes méthodes, les mêmes mécanismes! Des suicides se comptent à la pelle, le contribuable passe à la caisse, la chute des revenus et du pouvoir d'achat a pris l'ascenseur, l'absence de retombées économiques se fait ressentir avec plus de force alors qu'une poignée d'"experts" s'en mettent plein les fouilles.
Le cynisme est porté à son apogée dans le monde politique.
On ne parle même pas de la même crise...