L'impossibilité d'une île
Par Pierre Béguin
Au-delà des dangers naturels qui la menacent, l’île reste la plus grande usine à rêves. De l’enfant qui s’imagine l’île déserte comme la quintessence de l’aventure, à l’adulte qui y projette la fin de ses tourments ou son envie de tout recommencer à neuf, jusqu’au milliardaire qui y concrétise un monde protecteur et préservé à l’unique reflet de sa richesse. L’île répond à ce fantasme absolu: tout effacer, tout imaginer, tout recommencer à partir de rien. De rien? Pas tout à fait. Car une virtualité lui reste indissociable: la possibilité d’un trésor enfoui. Réponse symbolique à cette douloureuse certitude que, dans la routine de notre vie, nous sommes condamnés à la répétition, à la monotonie, à la médiocrité, et qu’aucun trésor – à part l’amour fou, l’oncle d’Amérique ou un billet de loterie – ne peut magnifier, voire transformer notre quotidien. A moins d’une prise de risque absolue, du courage de faire table rase des habitudes, du confort, de la sécurité, bref de tout ce qu’on ne trouve pas dans une île et qui conditionne la possibilité du trésor. Oui! Pour transformer notre citrouille de vie en carrosse, il nous faudrait oser les conditions d’une île. Sinon, pas de trésor. Mais qui tente vraiment sa chance?
La littérature moderne a très bien su s’emparer de ce mécanisme: de l’île de Robinson à celle de Monte-Cristo jusqu’à l’admirable Ile au trésor de Stevenson – la perfection même du roman d’aventures – l’île est le lieu par excellence de mutation de la chrysalide. D’où le trésor… Sauf pour Hergé. Et cette exception est assez curieuse de la part de celui qui a su, avec un art consommé de l’opportunisme, s’approprier tous les stéréotypes et clichés qui rôdaient à sa portée. Chez lui, nul attrait de l’île, nul trésor dans ses entrailles, nulle métamorphose du naufragé. Mais des lieux inhospitaliers, sinistres, noirs et peuplés d’animaux féroces ou inquiétants (un gorille, une araignée géante, des singes qui tirent à la carabine ou un énorme varan). Et, surtout, pas de miroitement d’or mythique caché sous la terre, si ce n’est, le cas échéant, les comptes bancaires d’un milliardaire vidés sous la contrainte ou des faux billets fabriqués en série. De la fausse monnaie, une île! Au fond de ses entrailles, rien d’autre que de la fausse monnaie! Si l’on peut deviner aisément l’influence du Stevenson de L’île au trésor dans l’épopée flibustière, les horizons lointains, les trésors enfouis et les exils insulaires du Secret de la Licorne; si le rythme et l’émerveillement produit par les récits de piraterie sont habilement métaphorisés par les réactions de Tintin et du capitaine Haddock, Hergé, à l’inverse d’Ulysse découvrant la jeune Nausicaa, n’en reste pas moins sourd aux chants des sirènes insulaires: on ne peut qu’y compter les jours sur une croix comme l’ancêtre de Haddock, creuser la terre en vain et mourir de solitude. Inutile de s’énerver, de forcer votre destin, tout finira par vous retomber sur le crâne en pluie d’objets, de noix de coco ou de lave en fusion. Le ton est donné d’emblée par l’accueil: le sable vierge des plages paradisiaques cache un morceau d’épaves sur lequel trébuche douloureusement le capitaine et un crabe pinçant rageusement les orteils des Dupondt. Par la suite, ce ne seront que squelettes éparpillés, perroquets insultants et singes vous transperçant la casquette à coup de carabine. On ne se rend sur une île, lieu stérile parsemé de signes de mort, que par accident ou nécessité, ou par détournement d’avion. On n'y est jamais la bienvenue et l’on en repart dès que possible, pour autant qu’on en ait les moyens. Sinon, comme pour François de Hadoque, l’île devient prison. Ou se désintégrera dans une explosion volcanique.
Anecdote significative: quand il fallut redessiner Le Trésor de Rackham le Rouge, Hergé tenait mordicus à un îlot, comme pour en souligner l’aspect dérisoire et le vide sémantique. E.P. Jacobs, qui voulait une véritable île, finit par l’emporter mais l’auteur de Tintin lui tint longtemps rigueur de ce choix. Peu importe, au fond, puisque le trésor, cherché en vain sur l’île, se trouve à Moulinsart, lieu de la sédentarisation et de l’embourgeoisement, où les personnages vont s’installer pour l’éternité. A cette même époque, Hergé s’achète une propriété à Céroux-Mousty, près de Bruxelles. Pour nécessaire que fut le passage sur l’île, il n’en reste pas moins un fantasme, une impossibilité, une illusion à laquelle il faut renoncer rapidement. La sagesse – ou la prudence – bourgeoise est à ce prix…
Commentaires
L'île nous rappelle que la terre flotte, comme détachée, au milieu de la mer, mais aussi que la terre vient du fond des océans : à quelles conditions une île cesse-t-elle d'être déserte ?
Et puis, il y a parfois incertitude : l'Europe continentale est une île par rapport à l'Australie...