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Valdinho ou Teodoro? Vivre ou se préserver ?

Pierre Béguin

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Valdinho, le jeune voyou libertin et succulent, premier mari de Dona Flor dans le roman de Jorge Amado Dona Flor et ses deux maris, m’a toujours semblé une parfaite représentation du désordre, de l’anarchie festive, de la gaieté spontanée de l’Amérique latine. D’une certaine partie de l’Amérique latine du moins. Son second mari, le docteur Teodoro, bon bourgeois sécurisant mais insipide, ennuyeux comme sa retenue et sa prudence, m’apparaît au contraire comme l’incarnation même de la rationalité et de la sagesse occidentale. Dona Flor n’oubliera jamais Valdinho qui phagocyte peu à peu tout l’espace de ses fantasmes pour en expulser le bon Teodoro.


Vivre ou se préserver?


Je me souviens du récit que me faisait un ami de son voyage aux Galapagos depuis Guayaquil, dans un petit bateau à moteur secoué par la houle. Une dizaine de touristes s’était embarqué. D’un côté, un groupe de sud-américains festifs, bavards, buvant de l’aguardiente et riant aux éclats, vivant intensément ce qu’ils considéraient comme un moment fort de leur existence. De l’autre, mon ami et sa copine, Suisses bon teint, prévoyants, assis sagement à l’intérieur du bateau en suçant des pastilles contre le mal de mer, anxieux des conséquences possibles du bercement des vagues. Quelques heures plus tard et jusqu’au lendemain, les sud-américains penchés au bastingage, vomissant tripes et boyaux, d’un côté; de l’autre, les deux Suisses contemplant les rivages des Galapagos, l’estomac bien en place, la conscience joyeuse et dédouanée des frustrations initiales par la satisfaction de la vengeance.


Pour mon ami, aucun doute: l’épilogue justifie le choix frustrant du début en même temps qu’il illustre les raisons de la richesse nord-occidentale: la capacité de prospection, la faculté d’anticiper les problèmes et d’assumer les frustrations qui en découlent. Pas sûr! Moi, en tout cas, je n’hésite pas: entre Valdinho et Teodoro, je choisis le premier. Je choisis la capacité d’anarchie irraisonnée, de joyeux désordre, d’exaltation de l’instant, d’oubli de tout ce qui ne constitue pas le moment présent. Je le choisis aux dépens de cette conscience exacerbée du lendemain, cette ennuyeuse prudence, cette anticipation angoissée de l’avenir… Mais mon choix reste pure abstraction, sans effet sur mon quotidien: l’atavisme, l’éducation, la culture helvétique forment un carcan trop étroit contre lequel s’épuisent mes velléités rebelles. Pourtant, vrai! J’aurais aimé cette périlleuse exaltation, cette gratuité festive, cette énergie gaspillée sans calcul, ces plaisirs alimentés par l’insécurité, que je n’ai vraiment vécus qu’entre 25 et 35 ans. A cette époque, cet ami n’était pas en reste. Epoque bénie! Mais nous avons opté, comme tous ceux qui affrontent le temps, pour l’idéal petit bourgeois de prudence, de réserve, de sagesse, d’anticipation, jalonné par l’interminable liste de nos devoirs stériles. Nous avons oublié Valdinho pour devenir Teodoro. Adieu désordre et gaieté!


Par mes romans et mes nombreux voyages outre atlantique, j’ai essayé de retrouver Valdinho.  Je le retrouve encore dans la littérature latino-américaine où déborde – quelques exceptions, dont Borges, mises à part – cette anarchie jubilatoire que j’aime tant. Littérature essentiellement baroque. Peut-on rendre compte autrement que par l’excès de métaphores, d’adjectifs, de subordonnées, la spontanéité festive et anarchique de ce continent? Pour le retrouver, il me reste surtout, et c’est beaucoup, ma femme, colombienne garantie d’origine, qui incarne parfaitement ces caractéristiques sans lesquelles ma vie ressemblerait un peu trop à Teodoro. Mais, bon sang! ce que son désordre peut m’énerver!
 

 

Commentaires

  • Super!!!
    Je trouve trés bien ton article...

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