Portrait de l'artiste en lecteur du monde : les secousses du voyage (Jean-Louis Kuffer) (12/01/2017)
par Jean-Michel Olivier
Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu (il est trop attaché à son nid d’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à la main. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie, congrès sur la francophonie au Congo, voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade en Tunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyage pour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…
Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.
En allant au Portugal, par exemple, JLK se plonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville. Sitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.
Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût (et la force) de se mettre à sa table de travail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou « épiphanies » à la manière de Joyce. Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.
« La mémoire de l’enfance est une étrange machine, qui diffuse si longtemps et si profondément, tant d’années après et comme en crescendo, à partir de faits bien minimes, tant d’images et de sentiments se constituant en légendes et se parant de quelle aura poétique. Moi qui regimbais, qui n’aimais guère ces séjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dans ce pays ont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas que j’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache en profondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger, voire hostile. »
Ce grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remet plusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue**, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuse ou tourmentée, exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également les péripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.
À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côté de leur époque. Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou les romand d’Alain Gerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sans parler d’un Vuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui reste pour JLK une figure tutélaire : le patron.
* Jean-Louis Kuffer, L'Échappée libre, lectures du monde (2008-2013), l'Âge d'Homme, 2014.
** Jean-Louis Kuffer, L'Enfant prodigue, éditions d'autre part, 2011.
02:50 | Tags : kuffer, échappée libre, l'âge d'homme, littérature romande | Lien permanent | Commentaires (0)