venin viennois
antonin moeri
La critique du langage accompagne, chez Kraus et T.Bernhard, la critique de ce qu’on appelle le «milieu littéraire». Si l’action de Holzfällen (de TB) est située dans un cimetière villageois et, surtout, dans le salon Biedermeier de gens qui ont passé leur vie à faire croire qu’ils étaient d’origine noble, celle de «La Littérature démolie» est située dans un café branché viennois de la fin du XIX ème siècle: le Café Griensteidl, «centre d’échanges littéraires» ou lieu de réunion de jeunes loups prometteurs qui cherchent à renverser les valeurs établies, qui «passent la nuit à discuter de la vie et, dans les moments féconds, à lui chercher un sens».
Un petit gourou, salarié dans un journal, séduit des garçons à mèche tombant sur le front, les encourage à s’exprimer («pulsions fougueuses, audacieuses»). Le petit gourou fera paraître ces productions dans le quotidien qui l’emploie. Ce personnage qui se réclame de Goethe et qui éprouve un malin plaisir à «taquiner les gardiens de l’ordre littéraire manque totalement d’humour (...) Ses phrases sont empreintes d’un sentiment de satisfaction blasée et des préceptes lénifiants dont il abreuve la jeunesse émane une profonde bonté». Ce qui caractérise le style de ce petit gourou qui ne cesse d’employer des superlatifs et pour qui «l’Europe de la Volga à la Loire n’a pas de secret», le style de ce découvreur enthousiaste est lourd, emphatique, grandioquent...
La virulence avec laquelle un auteur (Kraus n’avait alors que 22 ans) s’en prend au milieu qu’il fréquente et scrute de manière implacable, cette virulence teintée d’ironie et de sarcasme me ravit quand cet auteur évoque par exemple un gendelettres ayant «remporté un si grand succès dans le domaine de la mode qu’il peut, en toute confiance, concourir avec la plus jolie lectrice, écrivain veillant à ne fréquenter que des jeunes gens dont le costume est assorti au sien, graphomane pour qui un faux col non fixé sur une chemise peut gâcher sa bonne humeur». Le vingtenaire Kraus regarde en jubilant «comment le novice d’aujourd’hui s’y prend pour se faire lancer par le parvenu d’hier».
Une figure singulière est campée dans cet essai publié en 1896. Son obsession: raccompagner la nuit les écrivains chez eux. Si un de ces écrivains remporte un succès, «il est gagné par la folie des grandeurs. La gloire des autres le transporte de joie». L’homme qui aime tout ce qui est étrange et maladif a publié trois livres. «Le succès lui ôte tout regret et, en pleine jeunesse, il est déjà un vieillard avisé». Il va s’employer à ouvrir la littérature au commerce et finira par acheter une villa sur l’Attersee.
On retrouve l’acuité du regard, la merveilleuse lucidité et le sourire dévastateur chez Kraus, Wittgenstein, Musil, TB et Jelinek. Ce sont des pourfendeurs qui repèrent aussitôt les sympathiques complaisances, les jolies lâchetés, la parade sans grandeur des égoïsmes rancis et qui, ayant pris la distance nécessaire, se servent ou créent une langue à la fois véhémente, épurée, imprécative et mélodieuse, langue parfaite pour critiquer et désarticuler les faits, pour attaquer et tourner en ridicule les fats.
Karl Kraus: La Littérature démolie, Rivage, 1990