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  • chanson morte

    par antonin moeri

     

    Il m’arrive d’allumer la radio, un petit Sony à piles que je trimballe dans mes affaires. J’entends alors un type ayant l'air de s’y connaître. Il pose des questions à une dame qui doit représenter les intérêts de je ne sais quelle entreprise. Il la pousse dans ses retranchements. On se dit qu’il est bien audacieux, le gaillard. On se rend vite compte qu’il pérore dans le micro pour que la dame déballe littéralement sa marchandise. L’auditeur se dit en écoutant ça qu’ils sont drôlement costauds pour nous faire avaler la pilule, qu’ils ont été formés pour ça, qu’ils suivent infatigablement des séminaires de formation continue pour se maintenir à flot, qu’ils ont travaillé leur diction et qu’ils fréquentent des cours de gym pour être perpétuellement in forma.

    Nous ce qu’on défend c’est un style de vie moderne, oui, on est toujours un peu pressé... son moelleux est inimitable... pas d’additifs... nous continuons à continuellement innover, améliorer nos recettes... nous sommes réactifs... c’est un produit idéal, on peut le consommer à n’importe quel moment de la journée... on peut savourer le moelleux au réveil, lors des repas ou du goûter... sans huile de palme... le moment Burger est un moment unique dans la journée, synonyme de convivialité et de partage... les grandes tranches généreuses, c’est irrésistible pour satisfaire toutes les envies du quotidien... seul Harrys sait vraiment ce qu’est un american sandwich...!!!

    Je me disais, écoutant nos deux pros de la com non pas discuter d’un quelconque sujet mais clabauder de manière irrésistible sur les ondes d’une radio de service public (dès que les attentats s’éloignent de quelques jours et retombent dans la vague rumeur d’un océan mélodieux), je me disais que la rhétorique utilisée par ces deux polichinelles ressemblait beaucoup à celle de Roger-Martin Courtial des Pereires, l’inénarrable inventeur exubérant, auteur d’un surprenant «Tout ce qu’il faut pour se mettre en ménage», amateur d’ascensions en montgolfière, individu enthousiaste, exalté et bouillonnant qui aurait, par conviction, «fait passer toute la foudre entière dans le petit trou d’une aiguille» et que le monstre nommé Céline (en littérature) a mis en scène dans «Mort à crédit» qui parut, en 1936, aux Editions Denoël, livre terriblement drôle, carnavalesque et grand-guignolesque dans lequel un ado fourre son nez, avec quelle volupté, dans la grise existence quotidienne des adultes, ce que les lecteurs de cette époque n’ont guère pardonné au Docteur Destouches.

  • Où en est la littérature romande

    Par Pierre Béguin

    Sous ce titre à la tournure interrogative, je viens de lire un article que je ne résiste pas à recopier ci-après:

    «Il n’y a pas de littérature helvétique. Il y a des littératures suisses de langues différentes. Tous les efforts faits pour créer de toutes pièces une littérature helvétique sont, heureusement, voués à l’échec. Ceci ne signifie nullement que l’esprit suisse soit absent de nos littératures nationales. Chercher, par curiosité et par goût plus que par patriotisme, à connaître et à apprécier les diverses expressions littéraires de notre pays contribue sans doute à maintenir l’union et la compréhension entre les régions de la Confédération. Ainsi, tout ce qui favorise les échanges culturels entre les Suisses alémaniques, romands, tessinois et romanches doit-il être encouragé. On prétend qu’outre-Sarine on témoigne plus d’intérêt à la vie culturelle des minorités que ces dernières n’en manifesteraient à l’égard de celle de la Suisse alémanique. La démonstration n’en a pas été faite.

    Qu’en est-il ici en Suisse romande? Nous savons par les comptes rendus des séances tenues par les groupements d’écrivains et par des articles de journaux que les auteurs romands se plaignent. Connaissez-vous un temps où ils ne se plaignaient pas? Relisez donc un Monnier, un Rod, un Olivier, un Rambert, un Godet, un Ramuz, un Paul Budry… Si les raisons de se plaindre peuvent se modifier, les causes varient peu. Mais c’est aussi une curieuse déformation des écrivains que de se lamenter! Le public n’aime pas cela. Et croyez-vous vraiment que la situation des écrivains soit meilleure à Berne, Paris, Berlin ou Londres?

    On doit constater d’emblée que des causes naturelles compromettent le succès de nos auteurs ou, plus simplement, ralentissent leur activité littéraire. Fait-il en rappeler quelques-unes? L’étroitesse de la Suisse romande dont la population atteint celle d’un quartier de Paris. Le compartimentage excessif maintenu pas un cantonalisme ou un régionalisme qui élèvent des barrières entre des villes séparées par quelques dizaines de kilomètres seulement les unes des autres! L’importance donnée au «matériel», c’est-à-dire à la vie économique, industrielle ou agricole, à la scolarité considérée comme une fin en soi et non pas comme un moyen d ‘aborder des questions intellectuelles ou artistiques. La concurrence inévitable, et indispensable, de la production littéraire parisienne, production qui détermine non seulement la formation mais aussi les goûts des lecteurs romands.

    La méfiance du public, des autorités, des intellectuels à l’égard des œuvres de nos auteurs provient aussi de diverses causes: la crainte de se tromper dans son jugement, du peu de prestige qui entoure un écrivain se rendant à son travail – car il exerce forcément un autre travail – et qu’on peut rencontrer chaque jour dans la rue, à la condescendance qu’on se témoigne un peu bêtement d’un canton à l’autre, à un certain régionalisme littéraire qui manque d’attrait dès qu’il en est exporté…

    Pourtant, sans fausse honte, sans vanité et aussi sans complexe d’infériorité, nous pouvons admettre que, proportionnellement, la Suisse romande compte autant de talents véritables que la France, l’Italie ou la Suède; autant certes, mais pas davantage! Cependant, en Suisse, pays de la qualité et de l’exigence, et en Suisse romande en particulier, ce n’est pas assez d’avoir du talent: ayez donc du génie et, peut-être – car ce n’est pas certain –, quelques grands seigneurs intellectuels daigneront le reconnaître, tout en décelant avec joie ses faiblesses. Il faut bien voir en face aussi les difficultés évidentes qu’ont les auteurs romands à se faire connaître. L’édition romande est prospère pour autant qu’elle publie des livres d’art ou des ouvrages de luxe. Mais la littérature dite d’imagination n’est pas rentable. Ceux qui écrivent des romans ou des nouvelles – n’évoquons même pas la poésie! – ne savent guère où les placer.

    Pour autant, on doit reconnaître que la production littéraire romande contemporaine est d’une qualité singulière. Des jeunes écrivains, dont quelques femmes, se sont joints à l’écurie qui comporte les noms d’auteurs chevronnés, achevant leur carrière, et d’auteurs en pleine possession de leur métier et qui connaissent aujourd’hui la vogue, voire la renommée. Car il est trop simpliste de prétendre que le succès va toujours à qui ne le mérite pas…»

    Quel intérêt? me direz-vous, rien de nouveau! Justement, l’intérêt vient du fait qu’il n’y a rien de nouveau: cet article est paru dans La Tribune de Genève du 29 juin 1958 – il y a donc 58 ans – sous la signature de Jacques-Etienne Chable. Quoi que… L’article contient tout de même une véritable information, il souligne quelque chose qui a vraiment changé: de nos jours, allez trouver dans La Tribune de Genève une moitié de page consacrée à la littérature romande!

  • L'étrange tournant

    par antonin moeri

     

    La manière que choisit Ludwig Hohl (dans «Die Seltsame Wendung») de raconter l’histoire d’un peintre sans le sou est idéale. Un narrateur externe suit le personnage dans ses déplacements et ses errances, il le suit de si près qu’il perçoit très exactement ce que le peintre voit, entend, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, l’effet de l’alcool sur sa personne à la poursuite de moments extatiques. La manière de raconter laisse une large place à l’étonnement, ce qui est la qualité du philosophe (selon Schopenhauer que Hohl lisait dans la fièvre). Ainsi le lecteur est-il tout à coup placé devant une terrasse de Montparnasse et on l’invite à suivre du regard le peintre en quête d’argent ou de nourriture, prenant place à côté de gens qu’il connaît à peine et dont il voudrait soutirer quelques piécettes. Le lecteur est tout à coup transporté dans un commissariat où le peintre reçoit de violents coups de poing dans la figure. Les mots les plus simples utilisés par Hohl ont une telle efficace (c’est une écriture à l’os, ce n’est pas le langage pion avec effets de manches et pauvreté syntaxique) que le lecteur ressent l’effet des coups de poing sur la figure, le sang qui coule, il se voit marcher dans les couloirs sombres du commissariat pour aller récupérer ses affaires qui l’attendent dans une boîte en carton. C’est cette écriture à l’os que j’aime chez Hohl. L’obsession du détail et de la nuance confère à son entreprise une dimension cinématographique alors même que le nerf de la langue allemande (que Hohl triture, fouette et travaille) ne permet pas l’habituelle narration cinématographique avec personnages sympas ou méchants, rebondissements, psychologie de kiosque, quête de la vérité... Ce serait alors d’un cinéma très, très particulier qu’il faudrait parler. Exemple de cette écriture elliptique au possible: «Voilà la terrasse, elle est pleine, dix heures du soir, ce n’est pas encore l’été. Une centaine de personnes peut-être sont assises là». Comment le cinéma pourrait-il rendre le «ce n’est pas encore l’été» ou bien le «peut-être» qui relativise l’assertion précédente???

     

    Texte inédit