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  • Antoinette Rychner, Le Prix

     

    Par Alain Bagnoud

    Antoinette Rychner n'a pas choisi la facilité avec le personnage principal de son roman Le Prix. C'est un sculpteur dont on suit le monologue intérieur. Sa grande ambition est de recevoir un prix qu'on comprend être prestigieux, et toute son existence, toute son activité tournent autour de cette marque de reconnaissance. Mais ce qui pourrait sembler une histoire réaliste et cruelle devient, grâce à la fantaisie et à l'écriture d'Antoinette Rychner, une fable drolatique. Et faute de se sentir proche du personnage principal, on finit par se moquer de lui comme on se moquerait de nous-même...

    Ce n'est, on s'en rend compte assez vite, pas un hasard si le roman commence par la description du nombril du personnage, nombril blessé qui reviendra dans le livre. Antoinette Rychner ne lésine pas sur les symboles. Plus tard, le sculpteur portera l'œuvre qu'il crée sur son ventre comme un bébé en gestation, elle sera soudée à sa chair...

    Mais on n'en est pas encore là. Au début du roman, une lettre type vient d'annoncer au sculpteur qu'il n'a pas reçu le Prix. Du coup, il en devient sourd. S'ensuit tout un retranchement sur lui-même. Il refuse de s'occuper de son enfant (Mouflet), mène la vie dure à sa femme... Suivent les affres de la jalousie, la difficulté de créer encore, la naissance d'un deuxième enfant, Remouflet, puis un travail accepté dans une galerie. Mais la vision d'une œuvre de son rival le fait replonger dans la création et reparticiper au prix... Pour le suspense, on s'abstiendra de dire si, en fin de compte, il l'obtiendra.

    Bien entendu, ce héros résonnera en tous ceux qui ont des velléités créatrices. Beaucoup se reconnaîtront en lui. Les histoires de jalousie, de narcissisme, les questionnements sur sa propre valeur, le sentiment d'injustice parce que quelqu'un dont on n'estime pas le travail a obtenu une récompense que nous pensions mériter, tout ça fait partie de la vie artistique. De même, l'égocentrisme du personnage est fondé sur quelque chose de noble, la volonté de créer une œuvre qui chante, qui soit une réussite, et son combat pour trouver le temps de créer est celui de beaucoup de gens.

    Du coup, le livre de Rychner mettra du baume au cœur de tous les acteurs culturels. S'ils sentiront le ridicule de leurs ambitions et de leurs entreprises, ils riront de leur caricature, se sentiront pénétrés de leur propre générosité, de la grandeur de leurs visées, trouveront peut-être enfin une justification à leur égoïsme... Salutaire livre, qui réhabilite en fait tout un secteur de l'activité humaine !



    Antoinette Rychner, Le Prix, Buchet et Chastel

  • Mystère Sollers

    images-11.jpegIl y a un mystère Sollers, comme il y a un mystère Céline, Dante ou Joyce. Il publie, tous les deux ans, des romans qui n'en sont pas vraiment, et laissent les critiques souvent interdits. La somme de ses essais est impressionnante (La Guerre du goût, Fugues, Défense de l'Infini*) et inépuisable. Cet homme a écrit sur tout : les peintres, les écrivains, la politique, mais aussi les fleurs, Venise (ah ! son Dictionnaire amoureux de Venise** : une merveille !), etc. Depuis toujours, il provoque, il agace, il séduit. Il suit obstinément sa voie, qui n'est pas celle de la « France moisie », qu'il dénonçait il y a quelques années…

    images-10.jpegAlors, L'École du mystère***, son dernier livre ? Inclassable, comme d'habitude. Les uns diront qu'il s'agit là d'un roman décousu, sans véritables personnages et sans intrigue. Ils n'ont pas tort. Mais ce n'est pas important. Les autres verront dans ce faux roman (comme les précédents) une sorte de rhapsodie, suite de réflexions sur l'époque, de portraits furtifs, de petites fables, qui tournent autour du titre (qu'ils éclairent) : l'école et le mystère.

    Le mystère, tout d'abord, c'est celui de la messe, l'émotion mystérieuse (encore aujourd'hui) à l'écoute d'une messe en latin ou d'un morceau de jazz. Cette émotion, venue on ne sait d'où, nous ouvre les portes d'un monde inconnu où justement le narrateur est initié. Car l'émotion nous ouvre au mystère et le mystère est l'école de la vraie vie. Les grands livres sont à la fois mystérieux, stimulants et riches en enseignements. Pour Sollers, on n'a jamais fini d'apprendre. Seuls les livres qui ne nous apprennent rien sont inutiles.

    Nous faut-il donc retourner à l'école ? Non : « L'école du mystère est le contraire de l'institution scolaire en plein naufrage. La Nature est le seul professeur, pas de « bourses », d'habilitations, de passe-droits, de recommandations cléricales. Le cœur répond, ou pas, à la nature universelle, c'est une résonance. (…) J'apprends, voilà tout. J'apprends en étudiant, soit, mais surtout en dormant, en rêvant, en parlant, en nageant, en baisant. Personne ne me dit ce qui est bien ou mal. J'apprends. »

    Éloge de la lenteur, de l'apprentissage, de la pensée, de la poésie, le roman de Sollers fait se croiser deux femmes, très différentes l'une de l'autre, qui intrigue le narrateur. Il y a Fanny, « partenaire d'une liaison expérimentale », qui représente la morale (toute-puissante aujourd'hui, hélas), la contradiction, Fanny très occupée par sa vie de famille, « la gestion rentable de son mari », « ses réseaux sociaux », ses amours contrariées, — Fanny qui l'agace et qu'il aime. Et, sur l'autre bord, il y a Manon, la sœur aimante et complice, Manon qui joue avec le feu, l'initiatrice et la consolatrice, résolument du côté du mystère, de l'expérimentation, de l'émotion vécue.

    DownloadedFile.jpegDans L'École du mystère, on voit passer bien d'autres personnages, liés souvent à une actualité : Céline, Heidegger (dont on publie les Carnets noirs), Marilyn Yalom (prêtresse américaine des « études genre »), Marguerite Duras (vieille sœur ennemie). Chacun contribue à bâtir cette école du mystère que Sollers appelle de ses vœux, et qui prend forme au fil du livre. Comme autrefois, en 1987, la société secrète du Cœur absolu avait pris forme sous la plume de ce grand amoureux de Venise.

    Difficile d'en dire plus sur ce livre inclassable, riche, clair et mystérieux.

    Laissons les derniers mots à Philippe Sollers : « Qui connaît la joie du ciel ne craint ni la colère du ciel, ni la critique des hommes, ni l'entrave des choses, ni le reproche des morts. »

    * Philippe Sollers, La Guerre du goût, Folio.

    — Fugues, Folio.

    — Défense de l'Inifin, Folio.

    ** Dictionnaire amoureux de Venise, Plon.

    *** L'École du mystère, roman, Gallimard, 2015.

  • velan - cingria


    A propos de Charles-Albert Cingria, l'auteur de "Soft Goulag" Yves Velan écrivait dans la Revue Rencontre:

     

     

    Cingria détient une pierre philosophale à la place du coeur. Hommes, bêtes, paysages, descendent en lui et se transmuent en proses de longueur variable, mais ordinairement courtes, et réussies à volonté. Je dis de sa poésie: état natif, parce que ses textes le deviennent sans effort, et sans dessein. On ne voit pas que se pose pour lui le problème du sujet. Sans doute il a tort, mais c’est ainsi. Je connais peu d’indépendance plus radicale. Né Dalmate, ou Tamoul, ou Finno-Ougrien, que sais-je, puis Romand une deuxième fois, puis omnivore une troisième, il n’a pas de racines, que des attaches. Au propre, au figuré, dans sa création, l’espace, et le temps, il se promène. Des Romands il a d’abord la culture entièrement digérée et aussi naturelle que sa fantaisie, donc n’agaçant jamais; par elle les choses assouplies consentent à une délicate connivence. Outre le bric-à-brac qu’elle fournit à l’humour, lequel n’est qu’un exorcisme du tragique. Le paradoxe, même sous une apparence inquiétante, apparaît vite, qu’il doit rassurer. Cingria, en bref, est inséparable à mes yeux, d’une trinité: Cingria, Gadda, Chesterton. Ne pas confondre ce plaisir à l’inattendu avec le pittoresque. Romand, il l’est encore, par sa profonde rumination. (Je parle des meilleurs). Toute la Loire, et ses bords, avec fabriques, villages et bétails, est macérée en vingt-deux pages. Mais les cinq sens fonctionnent, plus un entraînement à s’étonner. Enfin du Romand la présence de la terre, mais j’y reviendrai. Pour l’instant, j’admire la précision de cette langue. Comme chez Gilliard, rien qui ne soit vigoureux, fonctionnel, formulé. Voilà, il n’y a pas d’art sans pensée, et énonciation d’une pensée. Encore une fois, «l’ordre est dans l’âme». Or le fond de la nôtre est trouble. Et c’est pourquoi nous aimons tellement la musique et l’Allemagne. Un poète, pensent les gens, c’est un rêveur (outre qu’un oisif et un hurluberlu). Mais non je n’invente rien. D’ailleurs nous partageons le concept avec tant d’autres peuples. Par malheur il ne s’agit pas chez nous que du public. Combien de nos poètes d’âge mûr sont des adolescents prolongés, mêlant tout, l’aspiration avec la poésie. D’où notre souci de la forme. C’est toujours la forme que nous avons prise, de n’importe quelle poétique. C’est elle qui a retardé pendant des décennies, notre naissance, désespérée tentative d’une croûte à la surface de notre nébuleuse. Jusqu’au jour où on s’est aperçu que le poète est celui qui cherche à y voir clair. A dater de cette découverte nous en avons eu quelques-uns.



  • Francis Amoos, Du neuf, de l'inconnu, de l'impossible

     



    Par Alain Bagnoud

    Le recueil de Francis Amoos est une des lectures fortes que j'ai faites récemment. D'abord à cause du parcours de vie bouleversant de son auteur, qu'évoque le livre Ensuite à cause de la sagesse qui s'en dégage. Enfin parce que Du neuf, de l'inconnu, de l'impossible, recueil de poèmes et d'aphorismes, n'est pas simplement un témoignage, mais aussi une œuvre littéraire réussie.

     

    Commençons par l'auteur, qui est né en Valais en 1958. Je l'ai fréquenté dans nos années de collège, puis au début de l'université. Ce garçon très intelligent, très cérébral, très brillant, était un lecteur assidu, passionné par les complexités intellectuelles et les enjeux universitaires. Il était un peu destroy aussi. Mais enfin, qui ne l'était pas dans ce groupe d'amis peu sages, volontiers imbibés et enfumés ?

     

    J'ai perdu le contact avec Francis quand il a changé d'université et d'études. À Lausanne, il s'est lancé dans la sociologie et est devenu le rédacteur en chef de l'Auditoire, le journal des étudiants. Mais en 1990, ses études terminées, il lui est arrivé un drame. Une moto le shoote, l'accident altère durablement sa motricité et sa parole, le laisse cérébro-lésé. Il se retrouve sur une chaise roulante et mutique, à ne plus comprendre les mots que les autres prononcent, à ne plus arriver à exprimer ceux qui tournent dans son cerveau, incapable de parler et d'écrire. Il est accueilli dans des institutions spécialisées, jusqu'à ce qu'il trouve sa place au Foyer Valais de Coeur à Sierre.

     

    Au fil des ans, une lente reconstruction se fait. Le cerveau est inventif. De nouvelles connexions se créent peu à peu. Enfin, arrive le petit miracle que raconte Anne C. Martin dans sa préface au livre.

     

    Elle donne un séminaire d'écriture à des personnes handicapées, leur fait une proposition. Quand c'est au tour de Francis Amoos, il y a un grand silence, une longue lutte. « Dans ses yeux, écrit-elle, je lis un effort titanesque, une impatience presque colérique, un désir puissant que les mots coulent, s'écrivent d'eux-mêmes, parce qu'ils sont là. » Puis enfin, après quinze ans de « gel émotionnel et intellectuel », jaillit le mot rien. D'autres efforts font surgir un deuxième mot, puis un autre. Et durant les sept ans que dure le séminaire, une sorte de renaissance se produit, la parole revient et des poèmes trouvent leur forme.

     

    Rien.
    Un chouca passe
    Il vole
    silence.
    Un silence chaud.

     

    Ces beaux poèmes forment la première partie de Du neuf, de l'inconnu, de l'impossible. La deuxième partie, composé d'aphorismes et de réflexions, a été produite d'une autre façon, grâce à une méthode appelée la psychophanie, un moyen alternatif de communication où le praticien soutient la main du partenaire qui peut ainsi, explique Line Short qui l'a pratiquée avec Francis Amoos, pointer des lettres, des mots, ou frapper un clavier d'ordinateur.

     

    C'est ainsi qu'ont été créés de courts textes souvent bouleversants, qui parlent du handicap et de ses difficultés, mais aussi d'art, de peinture, de musique... Ces écrits concis, denses, profonds, vont à l'essentiel. Il s'y trouve des raisons de lutter, une quête passionnée du sens, une tentative de dépasser les dualités, une sagesse, enfin, qui touchent profondément.

     

    Au total, Du neuf, de l'inconu, de l'impossible est un livre qui ne laisse pas indemne. On peut trouver d'autres renseignements, ou le commander, à l'adresse suivante :
    http://www.amoosbluche.ch/commande/

     

     

     

    Francis Amoos, Du neuf, de l'inconu, de l'impossible, Editions à la carte

  • Opération Tandem à Casablanca

    par Bouthaïna Azami

    le360_fw_img_31021.jpgDans le cadre des tandems organisés par le Salon du livre de Genève et le Salon de Casablanca, j'ai eu le bonheur de dialoguer, ce dimanche 15 février, avec Jean-Michel Olivier, Prix Interallié 2010. Une plume et un univers dont on a le sentiment de ressortir grandi.

    Jean-Michel Olivier est reconnu pour être l’un des plus grands écrivains suisses de sa génération. Né à Nyon, il vit depuis trente ans à Genève où il se partage entre son activité d’enseignant et l’écriture. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, essais, livres autour de la photographie et de l’art contemporain, romans, Jean-Michel Olivier a reçu, en 2010, le Prix Interallié pour son romanL’amour nègre. Un roman qui, me confiera-t-il lors d’une rencontre dans le cadre du Salon du livre de Casablanca, marque un tournant dans sa carrière pour être très différent de ses précédents écrits.

     

    De La Dame du Fort-barreau à L’amour nègre

    Avec L’Amour nègre,  Jean-Michel Olivier quitte en effet la Suisse et, notamment, sa ville de Genève, son quartier des Grottes qui vous prend par la main et vous mène, dans Notre dame du Fort-barreau, à la rencontre de Jeanne. Jeanne, cette «sublime mendiante», «les cheveux en bataille, les bas mités, le châle qui part en filoche» mais qui a «cette flamme dans (les) yeux». Cette flamme, bouleversante, qui irradie de cette lumière émanant de ces être rares qui ont renoncé au monde sans pour autant cesser d’aimer les hommes. Qui ont renoncé au monde pour mieux aimer les hommes. images-8.jpegEt Jeanne, je l’ai croisée aussi. Nous avons de temps à autre échangé un sourire, quelques mots, dans ce quartier où j’ai vécu durant trente ans, comme Jean-michel Olivier, que j’ai dû certainement croiser aussi, sur cette fameuse rue du Fort-Barreau ou dans les ruelles de ce village des Grottes où tout le monde se retrouve finalement, dans les mêmes lieux, les mêmes cafés... Mais il aura fallu ce Salon du livre de Casablanca pour que la rencontre se fasse vraiment. Et l’univers de l’écrivain m’a d’autant plus touchée que la plume est juste; incisive, certes, mais sans jamais sombrer dans le pathos, car elle trempe dans cette encre dont seuls les Suisses ont le secret: une plume d’un amour et d’une générosité uniques qui se déprend de soi pour se prendre à l’autre, s’éprendre de l’autre. Se prendre à Jeanne qui va les bas troués, livrée à la cinglante bise genevoise; Jeanne sur laquelle d’aucuns se retournent comme sur une miséreuse «folle» et qui,en réalité, est la propriétaire de deux immeubles dans lesquels elle accueille ceux qui n’ont pas de lieu et parfois pas même lieu. Jeanne, qui fera visiter au narrateur,  qui n’est autre que Jean-Michel Olivier lui-même, un appartement dans lequel il s’installera comme dans un sanctuaire, tant la rencontre avec cette «fée» le prendra dans l’âme et la chair. Un sanctuaire, «Un oratoire» gorgé de mémoires à présent absentées qu’il traque, armé de son Nikon, tant elles hantent l’espace, imprègnent les murs. «Un oratoire» car, ces mémoires des lieux, Jeanne vient désormais lui en livrer les secrets, elle qui lui rend à présent visite chaque jour, s’annonçant d’un discret coup asséné à la porte de «la pointe du pied». Ainsi, elle lui racontera qu’un certain Vladimir Illitch –«Lénine, vous voulez dire?»- avait passé là «une soirée mémorable».

     

    Jeanne? «Une fée», «une amie». Pour d'autres, enfin pour ceux que ça arrange: «une folle». Comme pour ces épiciers qui la rabrouent, l’humilient en public tandis qu’elle cherche dans son porte-monnaie les pièces pour payer ses courses. Scène, prenante, à laquelle assiste, pétrifié, l’auteur-narrateur: «Pas un mot, pas un geste pour vous, Jeanne, qui m’avez tout donné. J’écoute et je reste impuissant, prisonnier de mon lamentable silence. Je disparais dans ce désert d’hommes et de femmes confondus dans une même lâcheté. La lâcheté des groupes et des troupeaux, des meutes de chiens.»       

    Et le narrateur d’entrer alors dans une culpabilité insurmontable, qui l’exilera de lui-même. Serait-il désormais de ces hommes, ces femmes, qui lui soulèvent le cœur? Non, car il a une conscience. Une conscience qui le ronge, à présent, au point de l’acculer au suicide. Tentative avortée par une femme qui le tirera des eaux du fleuve dans lequel il s’était jeté et se fera, après une aveugle nuit d’amour avec le narrateur, une sorte de vertigineuse métaphore de l’acte d’écrire. Un corps-à-corps où l’écrivain se perd, guidé comme malgré lui par une «vérité » qui le consume, dans laquelle il s’annihile comme pour mieux renaître à lui-même. Et ce livre qui vous invite, dès la page de couverture, à vous saisir de la main en heurtoir plantée dans la page bleutée pour frapper, de la pointe des doigts fondus à d’autres doigts, à la porte fermée sur d’édifiants émois.

     

    L’Amour nègre

    Quittons la Suisse. Pour mieux, finalement, y revenir. Jean-Michel Olivier s’en va, dans ce roman prenant, suivre les périples de Moussa, né «dans un village coincé entre la mer et un volcan éteint», en Afrique; né d’un père qui «avait dix épouses et une kyrielle d’enfants. C’était le seul et meilleur moyen qu’il avait trouvé pour ne pas travailler. Il passait ses journées sous l’aloès. Avec une calebasse remplie de vin de palme. (…) Le soir, il titubait d’une case à l’autre et distribuait des volées de Bambou».  Dès les premières lignes, c’est un couperet qui s‘abat sur le lecteur. Le décor est planté, saisissant de violence.

    images-9.jpegBientôt, Moussa, vendu par son père contre un téléviseur à écran plat, sera rebaptisé Adam par sa famille d’adoption. Nouvel homme promis au Paradis? Pas vraiment. Objet pour son père, Adam poursuit son destin de «nègre». Et nous ne sommes pas là dans la «négritude», digne et rebelle, d’un Aimé Césaire. Mais dans les acceptions les plus viles de ce mot «nègre». «Une insulte», dira Jean-Michel Olivier. Bien plus que cela, une violence, une absence dans le déni, un déni originel condamnés à des murs, ou barreaux, assassins, contre lesquels il s'en va se fracasser irrémédiablement se fracasser, aussi "blin-bling" soient-ils.

    L’Amour nègre?  L’amour de consommation, de substitution, l’amour-objet avilissant. Le nouvel Adam chutera dans les paradis artificiels d’Hollywood, ceux de Brad Pitt et Angelina Jolie auxquels l'auteur fait allusion. Et Moussa n’y trouvera pas sa place et passera de main en main, de pays en pays, dans un livre subdivisé en chapitres comme autant d’expériences cumulées du démembrement, de la dissolution de soi qui n’aura finalement d’autre alternative que de se faire siens les préjugés qui l’accablent et qu’il trimballe dans sa peau.

    Une vertigineuse dénonciation de cette nouvelle ère de la mondialisation négatrice et de la consommation à outrance qui ne fait qu'exacerber, de façon d'autant plus outrancière qu'elle revêt, sournoise, l'habit de l'hôte philanthrope. 

    Photo © Copyright : Brahim Taougar-Le360

  • En mal de mère (Anne-Frédérique Rochat)

    images-7.jpegParticipant, en 2013, à la première édition de Parrains-Poulains (où elle était associée à Amélie Plume, à gauche sur la photo), Anne-Frédérique Rochat (née en 1977 à Vevey) n’en est pas à son coup d’essai. Comédienne de formation, elle a écrit près d’une dizaine de pièces de théâtre dont la plupart ont été jouées sur les scènes romandes. Parallèlement à l’écriture scénique, Anne-Frédérique Rochat construit, livre après livre, sa maison romanesque.

    Son premier livre, en 2012, Accident de personne*, invitait le lecteur à découvrir un univers parfaitement singulier, entre rêve et réalité, tout à la fois ancré dans les réalités matérielles et dérivant, à la moindre occasion, vers les contrées sauvages de l’imaginaire. Car les personnages d’Anne-Frédérique Rochat sont tous hantés par un rêve douloureux, le plus souvent ignoré d’eux-mêmes, qui prend la forme d’un souvenir d’enfance ou d’un secret de famille.

    Ainsi, dans ce premier roman, l’histoire de Charline, qui perd le goût d’aimer, de vivre et de créer images-11.jpeg(elle est peintre) et croit le retrouver en s’immisçant dans la famille de Viviane, une camarade de classe qui vient de mourir. Ce qu’elle va découvrir, en entrant dans cette nouvelle famille, c’est un souvenir oublié (ou refoulé) : lorsqu'elle était enfant, Charline a perdu sa sœur jumelle, qui s'est jetée du balcon de la maison familiale en croyant qu'elle pourrait s'envoler.

    images-10.jpegLe deuxième roman d’Anne-Frédérique Rochat, Le sous-bois**, est encore une histoire de famille — non anormale, mais atypique. Le père et la mère ne songent qu’à s’envoyer en l’air, tandis que la fille aînée, quarante ans et vivant toujours avec eux, semble tenir le gouvernail de la famille d’une main de fer. C’est elle qui va mener son petit monde en vacance dans une maison perdue au milieu de la forêt. Et là, bien sûr, dans ce nouveau décor, à la fois naturel et fantastique, l’abcès familial va crever…

    Le dernier roman d’Anne-Frédérique Rochat, À l’abri des regards (2014)***, repose lui aussi sur un secret de famille, mais abordé, ici, par quatre voix différentes, car il s’agit d’un roman polyphonique.

    Le premier personnage à prendre la parole, c’est Anäis, mère de deux petites filles, qui décide de quitter, provisoirement, sa famille, parce qu’elle n’en peut plus de « faire semblant », de jouer un rôle, ou même plusieurs rôles (mère, épouse, fille) qui ne lui conviennent plus. Elle est mal dans sa peau et souffre de troubles alimentaires : « j’essaie de me convaincre que ce n’est pas la mer à boire de mettre ces aliments dans ma bouche et de les avaler. » Brusquement étrangère à elle-même, elle regarde son mari et ses deux filles comme des extraterrestres, projetant sur elles ses pensées les plus sombres et les plus intimes : « tu es un gouffre, un puits sans fond, une mer noire, un ventre vide qui aspire et qui engloutit. » Cette crise, Anaïs devra la surmonter en prenant ses distances d’avec les siens, pour mieux respirer, et tenter de comprendre ce qui lui noue la gorge.

    C’est sa petite fille, Maëlis, sept ans, qui prend ensuite la parole. La cellule familiale est passée au scanner de son regard aigu. Des détails apparaissent, des images, des obsessions enfantines. images-9.jpegOn perd un peu le fil, non d’Ariane, mais d’Anaïs. Pourquoi cette crise ? Ce mal de mère ? Le secret, évoqué en fin de chapitre, n’est pas encore dévoilé. Il surgit lors d’une conversation entre les grands-parents.

    « On devrait lui dire la vérité au sujet de sa mère. »

    Ainsi lâchée, cette phrase apparaît comme une bombe à retardement dont Maëlis est la dépositaire involontaire et qu’elle va transporter, avec angoisse, jusqu’à l’explosion du secret.

    Dans la troisième partie, c’est Basile, un veuf sexagénaire ne se consolant pas de la mort de sa femme, qui prend la parole. Il partage son appartement avec Anaïs qu’il a recueillie comme un oiseau blessé. Taxidermiste de formation, il aime à s’enfermer dans son atelier pour embaumer ses animaux. C’est ainsi, également, par une jolie métaphore, qu’il va « redonner vie » à sa colocataire. Il lui prépare de bons plats, lui rend le goût de vivre et de manger. « Je suis un peu son sauveur, écrit-il. Une sorte de prince charmant. Il est temps qu’elle se réveille de son sommeil, la belle au bois dormant. » Ces deux « naufragés de la vie » vont insensiblement se rapprocher — un peu, beaucoup, mais sans se brûler les ailes à la flamme d’un amour impossible.

    On change de style et de ton, encore une fois, dans la quatrième partie du roman en découvrant les lettres que la mère d’Anaïs lui a écrites, en 1979, quelques semaines après sa naissance.

    « Je ne suis pas un monstre, juste une femme fragile, à un moment donné, dépassé par la vie et ses responsabilités. »

    En même temps qu’elle apprend que sa mère est vivante (on lui avait toujours dit le contraire), Anaïs apprend que cette mère l’a abandonnée. Pas tout à fait, pourtant, car elle lui écrit encore, de temps en temps, des lettres qui tentent de garder le contact, mais qu’elle n’ose pas lui envoyer.

    « S’il te plaît, donne-moi de tes nouvelles. J’ai besoin de savoir ce que tu penses de moi. Si tu m’aimes un peu. Si tu m’as pardonné. »

    Le secret de famille, entretenu par la coalition des proches, c’est le mal de mère, thème filé tout au long du roman. Dès la naissance, la mère manque, ou disparaît, laissant une blessure inguérissable : Gilda, abandonne sa fille pour poursuivre ses rêves de comédienne et lui transmet, comme un fardeau maudit, ce mal-être vital, encrypté dans son inconscient.

    Les lettres de Gilda, tantôt émouvantes et tantôt pathétiques, essaient de renouer des liens avec sa fille abandonnée. Elles sont écrites sur le ton de la confidence et de la complicité, mais elles sonnent faux, car elles sont adressées à une fille imaginaire, non de chair et de sang, une fille dont la vie a été empoisonnée par l’abandon et le mensonge.

    En fin de compte (et de conte), la vérité est révélée, c’est-à-dire rétablie, le secret dévoilé, tout semble rentrer dans l’ordre.

    Moment de la catharsis : la vérité agit comme une délivrance, un pas de plus vers la liberté : pour Anaïs, c’est une seconde naissance.

    Mais la lumière (et la violence) de cette révélation n’a laissé personne indemne.

    * Anne-Frédérique Rochat, Accident de personne, roman, éditions Luce Wilquin, 2012.

    ** Le sous-bois, roman, éditions Luce Wilquin, 2013.

    *** À l’abri des regards, roman, éditions Luce Wilquin, 2014.

  • Jérôme Meizoz, Haut Val des loups

     

    Par Alain Bagnoud

     

    Il y a un drame à la base du livre de Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, un drame hautement politique et très symptomatique.

    Une nuit de février 1991, le secrétaire du WWF valaisan a subi une violente agression dans son chalet de Vercorin. Trois hommes sont entrés chez lui et l'ont battu systématiquement, lui brisant une jambe et un bras, le laissant couvert d'hématomes, s'acharnant tout en prenant bien garde de ne pas le tuer. Personne n'a revendiqué l'agression, les hommes de main n'ont pas été arrêtés, leurs commanditaires n'ont pas été retrouvés. Et les rumeurs malsaines ont commencé à bruire dans les cafés, pour réduire cette affaire grave à un fait divers personnel, une affaire de mœurs, une simple dispute...

    Jérôme Meizoz avait croisé la victime lors de sa jeunesse de militant contestataire, antimilitariste, proche de la nature, plus plein de bonne volonté que d'efficacité. Il a été profondément choqué par le drame. Vingt ans plus tard, il se demande encore comment une telle haine a pu naître. Pour le comprendre, il convoque d'autres époques, d'autres personnages.

    On voit ainsi apparaître un poète valaisan dans lequel on reconnaît Maurice Chappaz, qui avait éveillé la jeunesse de l'époque avec, "Les maquereaux des cimes blanches". Mais on y trouve aussi, entre autres, Jean-Marie Le Pen qui avait été accueilli à Sion en 1984... D'autres rappels tentent une explication. L'accueil en Valais des fascistes traqués après la deuxième guerre mondiale... La prédominance longtemps absolue d'un PDC pas à gauche du tout...

    Si ces personnages et ces événements sont très clairement reconnaissables, rien n'est pourtant cité dans le livre de Meizoz. Car il ne s'agit pas là d'un pamphlet qui se construit sur des faits, mais de littérature. Dans une écriture poétique, l'auteur revient ainsi également sur sa propre trajectoire, telle qu'elle évolue, et sur son rapport au Valais et à la politique.

    Le Haut Val des loups parle ainsi, et peut-être surtout, de la perte des illusions. Mais la certitude qui donne sa force au texte est que si la politique est peut-être décevante, la littérature peut la relayer, agir sur le monde, le comprendre et le changer.

     

    Jérôme Meizoz, Haut Val des loups, Zoé