velan - cingria (22/02/2015)


A propos de Charles-Albert Cingria, l'auteur de "Soft Goulag" Yves Velan écrivait dans la Revue Rencontre:

 

 

Cingria détient une pierre philosophale à la place du coeur. Hommes, bêtes, paysages, descendent en lui et se transmuent en proses de longueur variable, mais ordinairement courtes, et réussies à volonté. Je dis de sa poésie: état natif, parce que ses textes le deviennent sans effort, et sans dessein. On ne voit pas que se pose pour lui le problème du sujet. Sans doute il a tort, mais c’est ainsi. Je connais peu d’indépendance plus radicale. Né Dalmate, ou Tamoul, ou Finno-Ougrien, que sais-je, puis Romand une deuxième fois, puis omnivore une troisième, il n’a pas de racines, que des attaches. Au propre, au figuré, dans sa création, l’espace, et le temps, il se promène. Des Romands il a d’abord la culture entièrement digérée et aussi naturelle que sa fantaisie, donc n’agaçant jamais; par elle les choses assouplies consentent à une délicate connivence. Outre le bric-à-brac qu’elle fournit à l’humour, lequel n’est qu’un exorcisme du tragique. Le paradoxe, même sous une apparence inquiétante, apparaît vite, qu’il doit rassurer. Cingria, en bref, est inséparable à mes yeux, d’une trinité: Cingria, Gadda, Chesterton. Ne pas confondre ce plaisir à l’inattendu avec le pittoresque. Romand, il l’est encore, par sa profonde rumination. (Je parle des meilleurs). Toute la Loire, et ses bords, avec fabriques, villages et bétails, est macérée en vingt-deux pages. Mais les cinq sens fonctionnent, plus un entraînement à s’étonner. Enfin du Romand la présence de la terre, mais j’y reviendrai. Pour l’instant, j’admire la précision de cette langue. Comme chez Gilliard, rien qui ne soit vigoureux, fonctionnel, formulé. Voilà, il n’y a pas d’art sans pensée, et énonciation d’une pensée. Encore une fois, «l’ordre est dans l’âme». Or le fond de la nôtre est trouble. Et c’est pourquoi nous aimons tellement la musique et l’Allemagne. Un poète, pensent les gens, c’est un rêveur (outre qu’un oisif et un hurluberlu). Mais non je n’invente rien. D’ailleurs nous partageons le concept avec tant d’autres peuples. Par malheur il ne s’agit pas chez nous que du public. Combien de nos poètes d’âge mûr sont des adolescents prolongés, mêlant tout, l’aspiration avec la poésie. D’où notre souci de la forme. C’est toujours la forme que nous avons prise, de n’importe quelle poétique. C’est elle qui a retardé pendant des décennies, notre naissance, désespérée tentative d’une croûte à la surface de notre nébuleuse. Jusqu’au jour où on s’est aperçu que le poète est celui qui cherche à y voir clair. A dater de cette découverte nous en avons eu quelques-uns.



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