Dickens ou les raisons d'un succès (21/09/2014)


Par Pierre Béguin

 

Dickens.PNGUne seule fois, alors que j’étais étudiant à Londres dans les 70’s, il m’a été donné d’assister à la manifestation d’une tradition encore très vivace jusqu’à la Seconde Guerre mondiale: le Dickens impersonator. Dans les théâtres de banlieue, un curieux artiste est censé imiter, à la demande du public, tel ou tel personnage célèbre (et ils sont nombreux) issu de l’œuvre de Dickens. Le public crie: «Mr Pickwick! Pip! Uriah Heep! Oliver Twist! La petite Nell!..». Et l’artiste, tirant de sa malle des vêtements et accessoires appropriés, se grime de manière à incarner le personnage désiré. Une telle tradition (tombée progressivement en désuétude après la guerre) souligne l’énorme succès populaire longtemps remporté par Dickens.

Comment un écrivain devient populaire? Il est impossible de cerner les causes d’un succès (ou d’un échec) littéraire tant elles sont nombreuses et, souvent, indépendantes de la qualité intrinsèque de l’œuvre (dans tous les cas, la chance ou la malchance y tient un rôle important). Avec Dickens, on peut en retenir facilement un certain nombre. Parmi les plus évidentes: rapidité réductrice empruntée à la comédie, humour fréquent mais jamais grinçant, recherche de l’oralité théâtrale, personnages figés dans quelques attitudes stéréotypées, trait forcé à la limite de la caricature, ou même du cliché (a-t-on déjà vu des nouveaux riches aussi exclusivement nouveaux riches que dans Notre ami commun?) intrigue pliée à ce que l’auteur suppose être la demande des lecteurs, abus des coïncidences heureuses, happy end, etc. Je me contenterai de développer les deux points suivants:

-          L’écrivain applique systématiquement à ses personnages, quel que soit le roman, une échelle des valeurs extrêmement simple, voire simpliste: d’un côté les bons anges, les élus, de l’autre les mauvais démons, les damnés. La balance qui les pèse ne prend en compte que leur degré de bonté. Au final, aux bons le Ciel, aux méchants l’enfer, même si le chemin qui mène à l’un ou à l’autre est souvent tortueux et plein de surprises. Et s’il arrive parfois que les méchants prospèrent ou que les bons soient sacrifiés, c’est pour pointer vigoureusement du doigt la honte de notre société. Mais généralement, tout ce que le personnage a généreusement donné lui sera rendu dans cette vie même au centuple, soulignant la précellence des qualités du cœur sur celles de l’esprit. Simplicité et bons sentiments sont indéniablement une clé du succès, qu’elle soit utilisée avec talent, comme Dickens, ou non, comme…

-          L’écrivain redoutait tant de n’être pas instantanément compréhensible pour son public qu’après avoir écrit quelques chapitres d’un nouveau livre, il éprouvait le besoin de les lire devant un cercle d’amis afin de vérifier leur impact émotionnel. Selon la réaction du public, il trouvait un encouragement à continuer sur la même voie, ou des pistes pour orienter différemment son histoire. Son besoin d’approbation est tel qu’il va – dit André Maurois (in Un essai sur Dickens) – «jusqu’à sentir la nécessité de ce frémissement immédiat que peut produire la lecture à haute voix». La gloire venue, il organisait des lectures publiques devant de vastes auditoires à qui il lisait des passages de ses romans non sans en modifier, le cas échéant, certaines lignes ou fin de chapitres pour en retirer davantage d’applaudissements.

J’ai pensé à cela – à cette conscience exacerbée de la réaction du public chez Dickens – il y a quinze jours à Morges, aux Livres sur les quais, en écoutant un auteur (Grégoire Delacourt en l’occurrence) s’indigner qu’un écrivain pût prendre en considération les réactions ou les attentes des lecteurs durant la rédaction d’un livre: vil opportunisme, aliénation de liberté du créateur, réduction de l’acte d’écrire à une opération marketing, du livre à un objet commercial… A ses côtés, Yann Queffélec était beaucoup plus nuancé.

Le véritable artiste, prétend la doxa, devance son temps et son public. Il lui impose sa vision nouvelle, il l’entraîne dans des contrées encore inexplorées. Il n’est pas, comme Dickens, à la remorque des idées reçues et des attentes souvent élémentaires de ses lecteurs. Ne les choquons pas! Ne les chagrinons pas! Mais donnons-leur des raisons d’espérer, de rire, d’aimer! Dickens aurait-il inauguré ce que nous qualifions aujourd’hui, avec un brin de mépris, de littérature de consommation?

Peut-être. Mais Dickens a toujours cet art de raconter qui, porté à son point suprême, coïncide avec une allègre et roborative morale du rebondissement, un art qui finit par épargner à notre vue des défauts pourtant bien visibles. Ce doit être cela le génie. Et une once de génie rend tout le reste dérisoire. Peu importe alors les clichés, les attentes du lecteur, les postures ou les choix d’écrivains. Moi, j’aime toujours Dickens malgré tous ses défauts. Il est d’autres écrivains qui ne les ont pas et que je goûte peu…

 

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