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Rimbaud le fils

Par Pierre Béguin

michon[1].jpgRimbaud le fils de Pierre Michon fait partie de ces fictions biographiques dont j'avais parlé lors d'un précédent billet (voir Agonie et renaissance du personnage fictif). A l'opposé des énormes biographies à la sauce anglo-saxonne qui tendent vers l'objectif, l'exhaustif, le factuel, ce texte court revendique ses lacunes, ses manques, ses hypothèses, ne focalisant que sur les années d'écriture. Pas - ou très peu - de dates et des éléments biographiques énoncés parcimonieusement comme s'ils étaient déjà connus du lecteur. Pierre Michon entend aller au-delà du factuel. Il fait de la biographie de Rimbaud un lieu de questionnement sur l'acte créateur, la fonction de la poésie et l'éclosion du génie. Son postulat figure tout entier dans le titre. On ne peut espérer comprendre Rimbaud le poète, le génie, que si l'on prend en considération sa problématique de filiation: une naissance sous le double signe de l'absence du père, de son abandon (un capitaine à l'armée qui restera à jamais fantomatique) et de l'omniprésence d'une mère toute de bigoterie, d'austérité et de souffrances.

Rimbaud se réfugie en poésie comme sa mère en religion. Plus précisément, il s'y réfugie comme une réponse à la bigoterie de sa mère doublée d'une quête insatiable du père. S'inscrivant dans une filiation canonique qui va de Malherbe à Banville en passant par Hugo et Baudelaire, et qui ne cesse de réchauffer l'alexandrin, il entre en poésie en tant que fils de à la recherche d'un père incarné.

Le premier fut Izambard, son professeur, dont le nom ne survit que par son fils putatif mais qui a le mérite de sortir Rimbaud de l'influence de sa mère. Toutefois, la mère chassée, répudiée, si elle disparaît du nombre des créatures visibles, se réfugie dans l'inconscient du fils, dans ce cagibi obscur et jamais ouvert en nous-mêmes. Pierre Michon émet l'hypothèse que l'explosion de l'alexandrin, la recherche du vers libre, est encore une tentative du fils, cadenassé par une austérité intériorisée et, donc, d'autant plus redoutable, de lutter contre cette «femme triste qui grattait, cognait et délirait dans son enfant».

Le deuxième père fut Théodore de Banville, poète parnassien, dont le rôle fut d'aider à accoucher le génie. Un choix qui ne doit rien au hasard. Outre le fait qu'il fut un ami de Baudelaire - donc pour Rimbaud un substitut au Prince des poètes -, Banville était lui aussi un génie précoce qui n'a pas vraiment éclos. Avec Rimbaud, Banville voit passer son propre génie comme une promesse de résurrection. Passage éclair. Rimbaud s'est déjà choisi un nouveau père en Paul Demeny dont la fonction se limitera à n'être qu'un simple récepteur de la fameuse lettre du voyant. Une lettre qui, par ailleurs ne contient rien de bien nouveau: Hugo, Gautier, Baudelaire  et surtout Nerval étaient déjà tous «voyants» à leur manière. Rimbaud le voyant reste désespérément un fils de.

Comme il le restera lors de ses passages à Paris. Les poètes parnassiens qui l'accueillent ou qu'il fréquente dans les cafés sont tous des fils de qui ont cru tuer le père lors de la révolution romantique de 1848. Fils de voués à rester des fils de en l'absence de Roi: Victor Hugo en exil, Baudelaire mort, il n'y a personne pour donner le sacre. Rimbaud ne peut donc être le fils des Parnassiens que le temps d'un éclair, d'un malentendu, le temps que ce passage du poète les fasse tous se sentir vieux, avant de se choisir un seul père et de l'isoler du groupe.

Là encore, cette  élection ne doit rien au hasard: avec son devoir en poche (Le Bateau ivre), il va faire exploser le destin de Verlaine et permettre au génie des Poèmes saturniens de survivre au mariage, à la paternité et à l'embourgeoisement programmé dans lequel il était en train de s'enliser. Le temps d'une saison à Londres et d'un enfer lui aussi programmé. Car ce nouveau père trop efféminé, trop ivrogne, trop peureux, met Rimbaud hors de lui. L'Art est un ogre qui dévore tout. L'artiste ne doit pas avoir peur d'être dévoré, voire de dévorer à son tour. Rimbaud le sait. Verlaine ne représente pas cet idéal. Encore attaché aux liens bourgeois, à sa femme, à son enfant, il n'est qu'une incarnation déchue du père. Et si l'homosexualité occasionnelle de Rimbaud, selon Pierre Michon, fut avant tout un moyen de retrouver «physiquement» le père, d'avoir le sentiment de le tenir pour une fois contre lui, il ne va pas tarder à le «descendre» plus sûrement qu'avec deux balles de révolver. A Camden Town, il écrit Une saison en enfer comme un adieu aux vers, une mise à mort de son enfance et du Parnasse de son adolescence, avant de lâcher la poésie pour un absolu plus absolu et de quitter l'Europe dans la vengeance pour achever définitivement la mère.

Rimbaud, enfin, n'est plus un fils de. Il ne conserve au bout de sa quête qu'un seul maître, lointain, évanescent, inatteignable comme son père biologique: le désert.

 

Pierre Michon, Rimbaud le fils (Gallimard 1991 / Folio 2009)

 

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