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Enseignants: devoir de réserve ou devoir de parole?

Entre le 12 et le 17 mars, nous avions publié sur ce blog trois articles concernant le DIP et, plus spécialement, le Collège de Genève (cf. Alain Jaquemoud: Quel avenir pour le Collège de Genève? Claude Duverney: Charles Beer sacrifie l’ascenseur social; Pierre Béguin: Le silence de la mer). Articles qui avaient provoqué un débat sur Léman bleu, arbitré par Pascal Décaillet, entre Messieurs Charles Beer et Jean Romain. Monsieur Claude Duverney, auteur d’un de ces articles, désire revenir sur ce débat. C’est bien volontiers que, cette semaine, je lui cède mon tour de plume.    

                                                                                    Pierre Béguin

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Lors du face-à-face du 18 mars qui l’opposait à Jean Romain sur la chaîne Léman Bleu, M. Charles Beer, Président du DIP, a déploré la prise de parole publique d’enseignants, arguant du fait que ces derniers disposent de deux voies pour se faire entendre: les syndicats d’enseignants et les directions d’écoles. Cependant, ce que M. Beer n’a justement pas saisi, c’est que si des maîtres s’expriment par une troisième voie - un blog indépendant -, c’est que la première voie est inappropriée et la deuxième neutralisée.

Demander que les enseignants fassent part de préoccupations pédagogiques par l’intermédiaire de leur association syndicale (en l’occurrence l’Union du Corps Enseignant Secondaire Genevois), c’est oublier que les syndicats d’enseignants ne sont pas légitimés à parler prioritairement pédagogie: la raison d’être et l’objectif premier des associations corporatistes concernent la défense des intérêts et des droits des enseignants, quand bien même leurs conditions de travail sont partiellement liées aux choix pédagogiques; et c’est le DIP genevois qui s’est accoutumé à les considérer comme des interlocuteurs privilégiés, quand les règlements scolaires stipulent que ce sont les maîtres qui, ès qualité, travaillent à la confection des plans d’études et des programmes, proposent moyens et méthodes d’enseignement, et veillent à l’harmonisation des exigences[1]. La voie de communication syndicale est à l’évidence inappropriée aux questions strictement pédagogiques qui préoccupent les enseignants, et M. Beer, en tant qu’ancien syndicaliste, est bien placé pour le savoir.

Resterait donc aux maîtres la voie de communication hiérarchique, mais c’est précisément là que le bât blesse, comme en témoigne l’article d’Alain Jacquemoud publié dans ce blog début mars[2]. Au sortir d’une journée de travaux et de discussions (28 février) consacrée à la révision partielle du règlement de maturité (ORRM), voici en effet ce qu’il écrivait: «Beaucoup <de maîtres> auraient espéré que le fruit de ces discussions (…) soit réellement pris en compte (…), ces échanges avaient été si profitables que l’on s’était mis à rêver de leur donner un écho officiel et à imaginer qu’ils soient véritablement entendus et jugés dignes d’infléchir les décisions à venir.» Ce que Alain Jacquemoud, dépité, montre clairement, c’est que les préoccupations pédagogiques des maîtres, transmises aux directions de collèges afin d’être relayées au plus haut niveau, ont peu de chances de se voir prises en compte, tant il est vrai que le chef du Département exclut toute exigence nouvelle pour l’obtention de la maturité - sauf à démontrer préalablement qu’elle ne diminuera pas le pourcentage de diplômés: «Question à Charles Beer, poursuit Alain Jacquemoud, (…) pour garder à la 4e sa valeur d’année terminale et au certificat délivré toute sa substance, ne faudrait-il pas resserrer les exigences dans ce degré? Réponse: non». Pour mémoire, M. Beer affiche l’objectif intangible d’atteindre 95% de diplômés post-obligatoires dans la population scolaire genevoise[3]. La voie de communication hiérarchique, laissée à l’expression des soucis des maîtres, apparaît donc neutralisée, neutralisée par un impératif idéologique qui tue in ovo toute proposition de hausse des exigences cohérentes transmise aux directions de collèges, lesquelles directions, si elles partagent les inquiétudes des maîtres, trahissent le même sentiment d’impuissance.

Alors, que faire quand la menace plane sur l’école post-obligatoire et que le Chef n’entend pas les praticiens qui la discernent? Les professionnels du domaine doivent-ils rester sur la réserve? N’ont-ils pas au contraire le devoir de parler et de se faire entendre d’une société quand celle-ci leur confie la formation de ses futurs piliers intellectuels? N’est-ce pas du reste ce qu’ont fait, au niveau du Cycle d’Orientation, les auteurs des initiatives 134 et 138, en l’occurrence les associations Réel et Coordination Enseignement, «deux formations composées principalement d’enseignants en guerre avec le DIP»[4]? Comment M. Beer peut-il oublier que ce sont les maîtres - par le biais des Conférences des Présidents de Groupes de disciplines - qui ont pour charge de faire «des propositions concernant les programmes, les manuels et les méthodes d’enseignement »; qui «veillent à l’harmonisation de leur enseignement et de leurs exigences»[5]? Et pourquoi a-t-on associé ces maîtres Présidents de Groupes aux réflexions du 28 février[6], sinon parce que, comme cela avait été légitimement fait pour la mise en place de la nouvelle ORRM, ce sont les professionnels de terrain qui sont habilités à s’exprimer sur les questions de fond touchant leur domaine de formation et d’enseignement?

Aussi, quand l’écart s’accuse par trop entre les soucis de formation exigeante des praticiens de l’enseignement et les objectifs idéologiques du Chef du département, et quand les voies laissées à l’expression des préoccupations légitimes des maîtres se révèlent soit inappropriées soit neutralisées, comment déplorer une prise de parole publique qui relève sans doute d’abord du devoir de diligence de formateurs consciencieux et soucieux de la consistance des intelligences de demain? M. Beer, à relire Alain Jacquemoud, vous aviez devant vous, le 28 février, deux ou trois centaines d’enseignants, tous détenteurs d’une maturité et d’un diplôme universitaire, et tous formés et rompus à la préparation de nos enfants à l’entrée à l’Université et aux études supérieures, alors en vertu de quel savoir autrement fondé vous sentez-vous autorisé à considérer leurs préoccupations comme nulles et non avenues?

                                                                                                     Claude Duverney


[1] Cf. l’article 12 du Règlement du collège de Genève évoqué infra.

[2] Pour ce qui est du « devoir de réserve » évoqué par Pascal Décaillet à propos de cet article, dans une conférence intitulée « Aspects juridiques du métier d’enseignant » donnée par Me Daniel Peregrina aux formateurs de l’IFMES le jeudi 7 décembre 2006, on peut lire: « Le fait d’écrire, en tant que fonctionnaire, un article de journal qui serait critique à l’encontre de l’institution, tombe (…) sous le coup de cette obligation de s’abstenir. Rien ne s’oppose en revanche à ce qu’il écrive le même article en tant que citoyen. » Mais l’article d’Alain Jacquemoud vise précisément la défense de l’institution qu’est l’école, en s’en prenant uniquement à la vision politique qu’entend lui imposer un élu du peuple.

[3] Cf. le « Point de presse du Conseil d’Etat » du 2 avril 2008, lequel parle « de l’instauration de standards de formation au plan suisse et d’épreuves intercantonales au plan romand, avec l’objectif déclaré que 95 % d’une classe d’âge obtienne une certification de niveau secondaire 2 ».

[4] Cf. « L’édito de Lionel Marquis », in: Journal FAPECO, No 15, printemps 2008. Voir aussi l’article intitulé: « Réforme du Cycle d’orientation: l’heure du choix a sonné », où Jean-François Marti écrit (p. 1): « (…) ces deux initiatives n’expriment-elles pas une même préoccupation: quel bagage scolaire nos enfants auront-ils à la sortie du CO? De plus, nous voyons bien, en tant que parents du CO, quelles sont les lacunes du contenu d’apprentissage lorsque nos enfants quittent l’école primaire. »

[5] Règlement du collège de Genève, art. 12.

[6] Comme le révèle l’article d’Alain Jacquemoud.

Commentaires

  • Mon opinion, à la lecture de votre article, est que Charles Beer, et par lui, le PS, cherchent à obtenir un nivellement par le bas, de l'éducation et de l'enseignement.

    Dès lors, l'apparition des écoles privées, m'apparaît totalement nécessaire et bienvenue.

    Une autre opinion, celle qui consiste à dire qu'en Suisse, on n'aime pas les têtes qui dépassent, me paraît de plus en plus, évidente et véridique.

    Merci le PS, merci Charles !

  • Comme cofondateur de l'ARLE et du REEL, et donc coresponsable du lancement de deux initiatives sur l'école, je ne puis qu'être d'accord avec M. Duverney.

    A deux choses près toutefois.

    D'abord, il est faux de dire qu'il serait impossible d'aborder des questions pédagogiques via les syndicats, car les réformes diverses que nous combattons touchent aussi, et fortement, les conditions de travail des enseignants. Passer par les syndicats est même pour eux la garantie d'avoir un certain poids, car ce sont des instances légalement reconnues.

    La vérité, c'est que la plupart des syndicats d'enseignants se sont longtemps ralliés, de façon partisane et acritique, aux réformes, sous prétexte qu'elle correspondent à de bonnes intentions bien "de gôche" - autisme qui du reste, comme homme de gauche moi aussi, devant leur échec manifeste, m'a toujours stupéfié. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans un certain esprit étroitement partisan tous les procès d'intention dénués d'arguments qui - je parle ici pour le REEL- nous ont frappés et nous sont encore maintenant décochés ("réactionnaires", "passéistes", "l'école de grand-papa" etc.). Pour nous c'est autant de médailles.

    Mais on peut agir. C'est ainsi que plusieurs membres enseignants de l'Ass. suisse pour la laïcité, déjà à l'origine de l'ARLE puis du REEL, ont rejoint le groupe enseignement du SSP-VPOD, seul syndicat où ils pouvaient rencontrer des maîtres d'autres ordres d'enseignement que ceux auxquels ils appartiennent, tout comme des fonctionnaires d'autres secteurs, et où ils ont réussi à se faire entendre, non sans d'âpres conflits, mais démocratiquement.

    Dire ensuite, avec M. Marquis, que nous sommes en guerre avec le DIP est excessif, même si nos rapport avec le département n'ont guère été lumineux jusqu'ici. On pourrait dans la même veine dire aussi que nos relations avec les députés sont orageuses, ce serait assez vrai en ce moment, mais ce sont des désaccords forcément provisoires, pas des vindictes personnelles. En fait, cette guerre existe d'abord entre les enseignants. C'est une guerre civile. Il n'y a pas de raison d'ailleurs que les enseignants soient plus souvent d'accord entre eux que le reste de la société. Ils ne forment pas une secte, tant mieux.

    En tout état de cause, ils ne régleront pas ce conflit entre eux. Jamais. Il y faut un arbitre extérieur. Ce rôle, qui leur revient pourtant, les instances du DIP semblent incapables de le tenir, non seulement sous l'autorité, si l'on peut dire, de M. Beer, mais pas plus sous celle de Mme Brunschwig Graf. Ce n'est pas une question de personne ou de tendance politique. Opposition et ralliement aux réformes traversent la droite comme la gauche. Le DIP est sans doute traversé par les mêmes désaccords, auxquels se surajoutent les nécessités complexes du marketing politique, les priorités fédérales etc. De toute façon, on dirait que personne n'y peut y entendre la vérité de ce qui se passe vraiment dans les classes : inertie, effets d'annonce, journal d'entreprise ("L'Ecole") extatique et jovial. Point. Aucun espoir de ce côté-là.

    C'est pourquoi je m'étonne que certains maîtres se soient rendus à cette réunion du 28 février avec l'espoir d'être entendus, et en soient revenus dépités. C'est vraiment naïf. Il est totalement inutile de croire que quoi que ce soit puisse être modifié depuis l'intérieur d'un appareil, c'est vrai aussi pour le DIP. C'est de l'extérieur, en citoyens en effet, que nous devons agir, et pas seulement avec d'autres enseignants qui ont le défaut d'être souvent un peu myopes sur la question de l'école, mais avec des parents d'élèves, des plombiers, des patrons de PME - qui savent ce que l'apprentissage veut dire -, des militants de gauche comme de droite, des syndiqués ou non, des grands-pères et des grands-mères, des jeunes en formation, des blonds et des bruns, bref : tout le monde.

    Il faut savoir aussi qu'une partie des problèmes de l'école genevoise, comme de toutes les écoles occidentales, trouvent leur origine hors de l'institution même, dans des dérives sociales et économiques puissantes. Loin de se contenter d'incendier le DIP, il faut réfléchir à tout cela depuis plus haut. Et modestement. Hurler ne suffit pas. C'est une question d'envergure qui dépasse passablement nos petites échauffourées, - même si dans ces dernières nous ne sommes pas précisément disposés à transiger : après tout, comme disait Hegel, "ici est la rose, ici tu dois danser"... Commençons déjà à travailler sur l'école genevoise, mais avec autre chose que des oeillères partisanes ou le souci du règlement de comptes. En profondeur.

    C'est pourquoi, conscients de la stérilité de cette guerre, d'abord pour les élèves, sachant aussi que toute tentative d'agir via la hiérarchie était inutile, nous avons décidé tant à travers l'ARLE qu'ensuite à travers le REEL, de faire appel, en citoyens, pour arbitrage, au "laos", autrement dit le peuple, la communauté des citoyens, vrai propriétaire de l'école.

    Maintenant, bien sûr, on peut continuer à ne rien faire et à gémir. C'est complètement stérile, mais c'est, non seulement chez les enseignants, un sport national peu épuisant et qui permet de se faire une bonne conscience à très bon marché. Je le confesse : ces plaintes continuelles me sont personnellement devenues insupportables. Le métier d'enseignant, c'est entendu, ne s'arrange pas. C'est aussi le cas de toutes sortes d'autres professions, non moins utiles.

    On peut soit continuer à vitupérer la "mondialisation", le "manque de repères", les "incivilités" et autres puissances fatales en faisant des apoplexies dans son potager individuel, soit se bouger un peu. Nous avons toujours besoin de monde, de réflexion, d'argent, d'engagement personnel.

    Je signale donc aux populations laborieuses qu'il existe plusieurs lieux, y compris un lieu syndical -, pour exprimer leurs doléances et travailler à changer les choses. Pour nous, ce lieu, c'est le REEL, Réseau école et laïcité (www.reseau-reel.ch).

    Au REEL, nous parlerons de cette journée du 28 février et du Collège demain soir lundi 14 avril. Libre a tout un chacun de venir. Mais si c'est pour gémir, passez votre chemin.

  • "La mer est silencieuse mais il faut savoir l'écouter."
    (tiré du film Le Silence de la Mer, sur l'Occupation)

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