Œdipe, toujours Œdipe !
Par Pierre Béguin
Qui a lu La Dame de Monsoreau? Pendant plus de 800 pages, Alexandre Dumas nous raconte les ruses, les embrouilles, les coercitions ou autres traquenards par lesquels le duc d’Anjou essaie de s’approprier Diane de Méridor aux dépens de son ami Monsieur de Bussy. Finalement, blessé dans une embuscade, de Bussy, à terre, périt d’un coup d’arquebuse, tiré à bout portant par un homme masqué, sur ordre du duc. Diane est dans sa chambre, prisonnière, enfin à la merci de celui qui, 800 pages durant, l’a désirée d’un amour inébranlable malgré les obstacles et les déceptions. La voie est libre, enfin! Pourtant, le duc dit simplement à son complice – et c’est là tout le génie d’Alexandre Dumas: «Ma foi, je ne suis plus amoureux, et comme elle ne nous a pas reconnu, détache-là!» Que Diane s’en aille où elle veut! Le duc n’est plus amoureux. D’un coup. D’un coup de feu. Celui qui a tué de Bussy. Ce n’était pas Diane que le duc aimait, mais l’excitation de la disputer à un autre. Le désir nait de cette confrontation de l’objet au désir du tiers. En tuant de Bussy, le duc a tué en lui tout intérêt pour Diane.
Alexandre Dumas ne pouvait pas connaître Freud, mais il connaissait la Mythologie. Le duc ne fait que reproduire le schéma œdipien du petit garçon qui doit disputer sa mère à son père: dans les affres de son conflit, il en veut à son père qui, obstacle incontournable à ses tentatives de séduction – comme le fait systématiquement de Bussy face au duc d’Anjou –, l’empêche de jouir de l’attention exclusive de sa mère. S’il veut que sa mère l’admire, lui le plus grand des héros, il doit, d’une manière ou d’une autre, se débarrasser du père.
Tristan n’agit pas autrement avec la reine Iseut. Il ne la désire que pour autant qu’elle soit désirée par son père adoptif, le roi Marc. Ses exploits pour la conquérir n’ont de sens que parce qu’ils surpassent ceux du roi. Loin du désir de Marc, dans la forêt du Morois par exemple, la reine perd tout intérêt; et Tristan, après trois ans (selon les versions), s’empresse de la rendre au roi.
N’importe quel objet – tout autant que n’importe quelle personne – ne devient désirable qu’au travers du désir d’un tiers, ou parce que d’autres le possèdent déjà. Qui désirerait ce que personne ne désire? Toutes les stratégies publicitaires, les modes, le luxe, reposent sur la perception et l’exploitation de ce phénomène. Œdipe, toujours Œdipe! A tout âge!
«Quand on est enfant, on croit qu’il y a des adultes. Et puis, quand on grandit, on s’aperçoit qu’il n’y a pas d’adultes. Il n’y a jamais d’adultes, jamais!» Au Collège, on m’avait donné ce sujet comme dissertation. Je crois me souvenir que la phrase est de Malraux…