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Proust, madeleine et pain grillé

Par Alain Bagnoud

Dans une préface à son essai, Contre Sainte-Beuve (Pléiade, page 211), Proust conte un épisode intéressant de sa vie.

Il rentre un soir chez lui, fatigué, mort de froid à cause de la neige qui tombe, et regagne sa chambre pour y lire sous la lampe. Sa vieille cuisinière lui propose alors, contre son habitude, du thé et quelques tranches de pain grillé. Il les trempe dans le breuvage.

Et ? Et ? Oui, vous avez deviné.

Et le passé resurgit ! Toutes les vacances d’été qu’il passait enfant à Illiers. Issues des sensations liées aux moments où, après son réveil, il allait voir son grand-père qui lui donnait des biscottes semblables.

Ça vous rappelle quelque chose, ça rappelle quelque chose à tous ceux qui se piquent un peu de littérature, même s’ils n’ont pas lu Proust, n’est-ce pas ?

Dans La Recherche, il y a le même épisode mais transformé. Le grand-père est devenu tante Léonie et le pain grillé une madeleine. Pourquoi ?

Le changement de personnage est facilement explicable : le grand-père dans le roman est une simple silhouette dont la grande action d’éclat est d’accepter du cognac, ce qui tourmente sa femme et la rend malheureuse. Au contraire, la tante Léonie a une place importante. Ridicule et touchante, elle incarne la vie de province, ses commérages, sa petitesse et son intérêt. Son enfermement préfigure la maladie du narrateur et évoque probablement pour Proust sa propre réclusion. Léonie est un double du narrateur, dans la maladie autant que dans l’observation minutieuse et un peu commère des autres. D’ailleurs leur lien est symbolisé par un acte fort : elle le fait l’héritier de sa fortune et de ses meubles, qui finiront au bordel.

Mais le pain grillé ? Pourquoi le remplacer par une madeleine ?

A cause du nom ? Lié à la pécheresse Marie-Madeleine ? (Et nous revoici au bordel ou pas loin.)

Il y a sans doute d’autres raisons. La forme du biscuit. Cette espèce de coquillage nervuré qui thématiquement renvoie à la partie maritime de La Recherche, Balbec.

C’est aussi une gourmandise plus noble et luxueuse que du vieux pain récupéré. Plus digne de la vie mondaine du narrateur qui fréquente duchesses et salons aristocratiques.

A moins qu’il ne faille lire quelque chose de plus fondamental dans cette intéressante féminisation, qui est la marque du passage de l’essai au roman : le pain grillé devenant une madeleine et le grand-père une grand tante.

Par exemple en la mettant en relation avec ce qu’affirment éditeurs et libraires. Ils signalent en effet que les lecteurs d’essais sont majoritairement des hommes, et que les lecteurs des romans, eux, sont des lectrices…

Alors, ami lecteur ? Amie lectrice ? 

(Publié aussi dans Le Blog d’Alain Bagnoud)

Commentaires

  • Autre suggestion: reportez-vous au passage où Proust évoque ses fameuses madeleines. Maintenant, remplacez "madeleine" par "tranche de pain grillé" - au mieux, "pain grillé".¨
    Eh bien, ça ne fonctionne plus du tout. Parce que, au-delà du sens, il s'agit de la musique même de l'écriture proustienne. Qui a son rythme, ses mesures, ses harmonies, etc. Et "pain grillé", désolé, ça ne le fait pas. Même si l'odeur et la saveur de ce dernier sont sans doute plus évocateurs que ceux d'une madeleine.
    Quant à cette histoire d'essais et de romans, sur quelles études (statistiques) repose-t-elle? On peut se montrer sceptique devant cette vision qui consisterait à dire que les femmes cherchent avant tout du divertissement (vous savez, elles sont si futiles...) tandis que les hommes aiment à s'activer les neurones. Et l'homosexualité de Proust, là-dedans?

  • Personnellement, Zorg, je ne pense pas que la littérature soit seulement du divertissement, et il me semble plutôt, au contraire, qu'elle est la seule à même de toucher la vérité. Que le roman peut révéler bien mieux que l'essai ce qu'on peut appeler un peu pompeusement l'âme des êtres et des sociétés.
    Et tenez, j'ai un auguste appui. Pierre Michon, qui dit: "Je pense à Proust par exemple. Il a touché la vérité. Alors « dévotion », « sacralisation », est-ce que ces mots sont aptes à dire ça ? Si je dis plutôt : la littérature, c'est ma vérité sous forme de beauté..."
    (Lire son entretien avec Didier Jacob ici: http://didier-jacob.blogs.nouvelobs.com/archive/2007/09/26/l-ecriture-ma-vieille-maitresse-un-entretien-avec-pierre-mic.html)
    Et j'aimerais bien moi aussi savoir si cette rumeur, qui dit que les hommes lisent des essais et les femmes des romans, est fondée ou pas. Quelqu'un aurait-il des chiffres?

  • Alain Bagnoud, nous sommes bien d'accord: le roman n'est pas "que" du divertissement. On pourrait ici citer quelques oeuvres, dont notamment "L'homme sans qualité", "Le loup des steppes", "Les frêres Karamazov", "Lady L.", bref... la liste est longue. Je me demandais seulement ce que sous-entendait l'affirmation des libraires et des éditeurs. Peut-être rien, après tout. A défaut de toucher la vérité, toujours relative, le roman se permet ce à quoi l'essai renonce par essence: franchir les frontières du concret et du rationnel, s'élancer dans l'au-delà de l'être et bénéficier, au final, d'une amplitude qui absorde tous les autres registres.

  • Un éclairage sur Les femmes et le roman, par le magazine Lire indique, en gros, que les femmes lisent plus que les hommes et sont plus attirées par le roman que l'essai. Mais qu'en est-il des goûts des hommes? C'est encore à voir.
    L'article est ici:
    http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=49969
    Et, rendons à César ce qui est à César, il m'a été indiqué par Joel, dont le blog est ici:
    http://perinet.blogspirit.com/

  • Une chose que je voudrais poser est de savoir si ou non Proust devrait lecteurs à être conscients de l'essai en lisant l'histoire ou non. Si oui, alors le contraste peut être volontaire, et nous pouvons trouver un message, mais si non, alors c'est quelque chose qu'il a choisi sans anticipation que le lecteur de voir la transition.

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