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  • Jean-Pierre Rochat, L'Ecrivain suisse allemand

     

    Ils s'opposent en tout mais chacun est fasciné par l'autre. Il y a d'un côté le paysan de montagne, qui vit dans la ferme du haut, attaché au lieu par le travail et les bêtes, vivant dans des conditions qui n'ont rien à voir avec le luxe et le confort. De l'autre côté, un écrivain suisse allemand à succès, auteur de livres de voyages, séducteur, riche, nomade.

    Des années plus tôt, l'un, pas encore connu, a demandé s'il pouvait installer une caravane sur un coin du domaine de l'autre. Et depuis, l'auteur est revenu régulièrement, pour se reposer, se ressourcer, écrire. Une amitié est née petit à petit. Chacun est fasciné par l'autre et envie son existence. L'écrivain place dans le paysan une sagesse, un équilibre, des valeurs profondes que celui-ci ne se trouve pas. Et le paysan rêve de cette vie de luxe, de voyages, de conquêtes féminines.

    C'est ce dont parle Jean-Pierre Rochat dans L'Ecrivain suisse allemand. Plus précisément, le roman commence à la mort du littérateur, décédé dans sa caravane, entre les bras de sa jeune femme. La suite du livre est un composé de remémorations et d'implications. Des rappels du passé décrivent quelques épisode de leur amitié. On assiste à l'enterrement. Une fugue avec l'épouse suit : elle trouve une compensation à son chagrin dans cette aventure avec l'ami rustique du défunt.Tout ça est rythmé par la vie paysanne, le soin des animaux, la traite, ou l'évocation de la femme du paysan qui vit dans une autre ferme, la ferme du bas, avec sa sœur.

    Jean -Pierre RochatVoilà pour le contenu. Mais on ne dirait rien de ce livre si on ne parlait pas de son écriture et de sa force. Jean-Pierre Rochat travaille en pleine pâte, comme un peintre qui privilégierait l'épaisseur des matières, la force des couleurs, la consistance, la profondeur. Son style est dense, solide, rythmique, goûteux. Un exemple : le début du livre.

    « Pour écrire un roman il faut être tellement souffrant que je n'y arriverai jamais.

    « Horriblement seul. Pour la fiction, pas une petite branlette de fiction, non, pour avoir le souffle de traverser mille millions de paysages intérieurs. Avec des personnages que tu inventerais, même avec un gros rhume, le nez bouché, sans bouger.

    « Non, je le jure, j'essaierai de me surprendre, de labourer tout le champ, vous savez comment, avec des chevaux, en levant à chaque bout la charrue qui pèse des tonnes... »

    Lisez la suite, vous ne le regretterez pas.

    Sinon, Jean-Pierre Rochat, né le 24 novembre 1953 à Bâle, est vraiment paysan. Jeunesse insoumise, dit Wikipédia, passage en maison de correction, puis berger en Suisse alémanique et dans le canton de Vaud : « à l'alpage l'été et comme journalier en plaine l'hiver. Depuis 1974, fermier, il exploite avec sa famille un domaine au sommet de la montagne de Vauffelin et assouvit sa passion des chevaux Franches-Montagnes dont il est un éleveur réputé, participant aux célèbres courses d'attelage du Jura. Il écrit depuis la fin des années 1970. »

    Il a publié neuf ouvrages, notamment en France (notamment Berger sans étoile aux Editions La Chambre d'échos). C'est son deuxième livre aux Editions d'Autre Part.



    Jean-Pierre Rochat, L'Ecrivain suisse allemand, Editions d'Autre part

  • La folie d'écrire

    par antonin moeri

     

     

    Seul dans une maison, égaré, très loin de tout. Une fenêtre, une table, de l’encre noire et une bouteille de Caol Ila. Cette solitude que l’écrivain choisit pour travailler, il pourrait la retrouver à Trouville, devant la plage, la mer, «les immensités de ciel, de sables».

    À la question «Pourquoi écrire?» l’auteur ne trouvera jamais de réponse. Or il n’y a que l’écriture qui ait un sens pour lui (elle). Ou la mort, ou le livre. Seule l’écriture peut la sauver, quand le personnage hurle, tue, est sans voix, saigne, pleure. «Les vrais pleurs, ceux des peuples de la misère».

    C’est dans le grand doute de la solitude que les mots peuvent advenir, dans «le doute premier du geste vers l’écriture». Quand les amis viennent lui rendre visite, elle les reconnaît à peine. Car elle a «rejoint une sauvagerie d’avant la vie». C’est au bord de la folie que M.D. a écrit ses livres, «dans le premier sommeil de l’humanité».

    Le livre fondateur, c’est «Le vice-consul», qui lui a demandé les plus gros efforts. Où elle a tout risqué, sans programmation, sans plan préconçu, sans horaire fixe. Elle ne voulait pas d’un livre propre, fabriqué, réglementé, fliqué. Plutôt retrouver cette intensité avec laquelle, dans l’attente d’un entretien avec une journaliste, elle regarda une mouche mourir. Elle a regardé comment une mouche ça meurt.

    Elle a essayé de voir «d’où surgissait cette mort, de quelle nuit elle venait». Le passage dans l’éternité, c’est sans doute ce que M.D. tente, non pas de fixer, mais de suggérer à l’orée des mots. L’écrivain a le droit de raconter ce moment d’absolue frayeur qui pourrait être celle qui vous envahit quand vous entendez «les cris, les hurlements sourds, silencieusement terribles de tous les peuples du monde.»

    Parler de son laboratoire intime n’est pas ennuyeux quand, avec les mots les plus simples, on suggère le travail à la table, dans le silence de la nuit où surgit le délire personnel. C’est ce qu’a fait Marguerite Duras en publiant chez Gallimard (elle avait quatre-vingts ans) ce court texte limpide: «Écrire». Dont l’anagramme est: CRIER.

     

    Marguerite Duras: Ecrire, Folio, 1996

  • Joël Dicker aura le Goncourt

     

    Par Jean-François Duval

    Pourquoi Joël Dicker, avec son «La vérité sur l’affaire Harry Québert», obtiendra-t-il le Goncourt mercredi prochain?
    Simple :
    Certes, je peux me tromper, mais, en sus des nombreuses qualités de ce livre qui tient en haleine son lecteur sur 660 pages, plusieurs éléments extra-littéraires suivants me paraissent aller dans ce sens :
    1. Le jury aurait éliminé Dicker plus tôt si le genre du livre (grand public tendance polar) était rédhibitoire pour un Goncourt. Qu’on l’ait maintenu au nombre des quatre derniers finalistes est un signe.
    2. Le Goncourt a l’occasion rêvée de récompenser une petite maison d’édition (on reproche si souvent à Galligrasseuil de se partager les principaux prix littéraires, dont le Goncourt). De ce point de vue, Patrick Deville avec son «Peste et choléra» a l’inconvénient (!) d’être édité au Seuil. Et Actes-Sud, éditeur de «Le sermon sur la chute de Rome» de Jérôme Ferrari, celui d’avoir déjà obtenu le Goncourt en 2004 avec «Le soleil des Scorta» de Laurent Gaudé». (Evidemment, on peut arguer que Le Seuil n’a plus eu le Goncourt depuis 1988, avec «L’exposition coloniale» d’Erik Orsenna – Patrick Deville est donc la principale menace.)
    3. Côté Linda Lê, «Lame de fond» (Bourgois) : dans le contexte actuel, les ambitions strictement littéraires de son livre pèsent de peu de poids face aux attentes et aux exigences du marché (en ces temps difficiles pour la littérature, le prix Goncourt ne peut se permettre de les ignorer : aujourd’hui, le premier des impératifs est tout simplement d’amener les gens à lire).
    4. Enfin, le succès médiatique (justifié) d’un Joël Dicker qui n’a que 27 ans (et donc le profil souhaité par feu les frères Goncourt), les éloges qu’il reçoit d’un peu partout, les ventes et les contrats de traduction font que le jury du Goncourt (qui cherche à redorer son blason et à briller par ses choix) perdrait largement de sa crédibilité (notamment auprès des jeunes, qui adorent aussi ce livre) si le prix ne lui était pas décerné.
    Si ce pronostic devait se vérifier, quelle bonne nouvelle pour les amoureux de la lecture en Suisse romande: sur le plan des distinctions littéraires, cela devenait fatiguant de ne pouvoir faire référence qu’à «L'Ogre» de maître Jacques, couronné (grâce au stratège Bertil Galland), en 1974. Dicker nous fera-t-il entrer dans l'ère post Chessex?
    Une dernière considération, d’ordre plus littéraire :
    «La vérité sur l’affaire Harry Québert» a l’avantage de trancher dans la production française contemporaine ; l’auteur n’est certes pas un styliste (Jean-Christophe Rufin, qui remporta le prix en 2001 avec «Rouge Brésil», ne l’est pas non plus), sa langue est celle de tout le monde, quasi transparente (saupoudrée d’humour tout de même), mais la force romanesque et narrative emporte ici tout sur son passage, jusqu’aux considérations de style.
    Ainsi, ce roman vaut pour des qualités d’un autre ordre : paradoxalement, Dicker fait du neuf en réhabilitant une inventivité dans la construction romanesque dont on avait perdu le secret. Le roman se fait sous les yeux du lecteur, c’est un «objet» littéraire qui, au fur et à mesure qu’on en poursuit la lecture, prend des allures de mobile, joue avec les perspectives, se modifie lui-même en cours de route selon de multiples variations, à la façon d’une rivière qui prendrait plaisir à la découverte de ses propres méandres.
    En même temps, sans se priver aucunement du riche clavier de la rhétorique, Dicker n’hésite pas à typer ses personnages comme le faisaient Balzac ou Dickens, et à faire (provisoirement ?) comme si Woolf, Sarraute et bien d’autres n’avaient jamais existé. En ce sens, voilà bien un roman de la rupture : pour que naisse librement une histoire, peut-être faut-il parfois se libérer de la tradition et du passé (après tout, c’est bien d’un meurtre survenu en 1975 dont il est question dans ce roman qui se déroule en 2008) ? On saura gré à Dicker de s’y être risqué.

     

  • L'enseignement de l'ignorance II

    Par Pierre Béguin

    Il y a quelques années, j’avais consacré une note à un excellent livre de Jean-Claude Michea

    L’enseignement de l’ignorance, une attaque en règle de la politique de soumission de l'ensemble de l'appareil éducatif aux impératifs de "la grande guerre économique mondiale". J’ai retrouvé par hasard (c’est-à-dire en faisant de l’ordre) une interview donnée par l’auteur à la sortie de son livre (1999). Je ne résiste pas à l’envie d’en livrer quelques extraits sur ce blog, tant ces propos sont plus que jamais d’actualité, en France comme à Genève, surtout depuis la création du IUFE (Institut Universitaire de Formation des Enseignants).

     

    Quel est le point de départ de votre réflexion?

     

    Depuis une dizaine d'années, les enseignants que je fréquente, et cela quel que soit leur âge, abordent la rentrée avec la certitude que l'année scolaire qui arrive sera pour eux nécessairement plus difficile encore que celle qui vient de s'achever. C'est un sentiment étrange et nouveau. Quand j'ai commencé à Paris, en 1972, et pendant assez longtemps, il était évident que mon travail deviendrait de plus en plus facile, au fur et à mesure que j'accumulerais de l'expérience. C'est l'inverse qui est devenu vrai.

     

    Une dizaine d'années... Votre "sentiment étrange" s'installe avec l'arrivée à la tête de l'Education nationale de Lionel Jospin et de son conseiller spécial, Claude Allègre. Une coïncidence?

     

    En 1988 j'ignorais qui était Allègre et j'avais pour Jospin la plus parfaite indifférence. Pour moi c'était un politicien comme un autre. Or, on s'est vite aperçu que la nouvelle équipe était bien décidée cette fois, comme jamais un gouvernement ne l'avait été dans le passé, à briser tous les obstacles culturels et politiques qui s'opposaient à la restructuration libérale de l'enseignement telle que la Commission européenne, depuis le début des années 80, en définissait les formes et les conditions. Ces transformations avaient commencé à s'appliquer, par exemple, aux secteurs des Télécom, des compagnies aériennes. Elles commençaient à défigurer peu à peu un monde qui m'est cher, celui du football. Elles devaient bien sûr s'appliquer à l'Ecole, c'est-à-dire au "plus grand marché du XXIème siècle" selon l'expression symptomatique de Claude Allègre. Pour imposer à ce "grand marché" des réformes contraires à la fonction traditionnelle de l'Ecole - la transmission des connaissances -, il fallait beaucoup ruser. Dans l'imaginaire républicain, l'Ecole occupe une place centrale. La ruse d'Allègre et de Jospin fut d'utiliser pour ce travail les prétendues "sciences de l'éducation" et la nombreuse armée de naïfs ou de cyniques qui vivaient de ce mythe. La création des trop célèbres IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres) a été l'acte décisif de cette restructuration de l'Ecole.

     

    Comment les réformes que vous dénoncez ont-elles été vécues dans votre lycée?

     

    Nos casiers en salle de professeurs ont commencé à déborder de circulaires - de ce côté, la production de l'Administration est incontestable. Des textes rédigés dans le jargon si particulier des "sciences" de l'éducation. L'élève devenait un "apprenant", le livre un "support visuel", l'enseignant, selon la formule de Philippe Meirieu, le tout-puissant directeur de l'lnstitut national de la pédagogie, un "pourvoyeur d'occasions", un "manager de l'aventure quotidienne de l'apprendre". Si mon stagiaire rappelle, au début du cours, les éléments du cours précédent, je dois rédiger un rapport où je précise qu'"en phase de démarrage d'une situation séquentielle le stagiaire interconnecte le nouveau et le déjà-là". Au début, tous les enseignants un peu sérieux ont éclaté de rire. Mais c'était nous qui étions des naïfs. Derrière la "novlangue" grotesque, une nomenklatura se mettait en place.

     

    A votre avis, quel était le but poursuivi?

     

    Délégitimer les enseignants d'une façon en apparence libertaire en appelant parents et élèves à dénoncer toutes les formes de l'autorité du "Maître". Or, le mot "maître" a deux sens très différents. En latin "dominus" désigne celui qui exerce une domination ou une oppression et "magister" celui qui possède une autorité conférée par un savoir. En ce sens Bakounine, qui était un anarchiste, pouvait écrire: "En matière de souliers je reconnais l'autorité du cordonnier". En rabattant la figure du maître - comme sujet supposé savoir - sur celle du maître - comme oppresseur -, on se donnait sous des apparences "révolutionnaires" les moyens de détruire toute transmission du savoir critique. C'est pourquoi, selon le dogme actuel, l'enseignant doit se contenter d'être un "animateur" qui aide l'élève à "construire son savoir".

    Est-ce la raison de votre abomination des pédagogues?

    Je ne connais évidemment personne qui nie la nécessité pour un enseignant d'être un bon pédagogue! La question est de savoir si la pédagogie est une science qui produirait des lois, à la manière du physicien dans son laboratoire, - ou un art qui, comme tout art, s'apprend sur le terrain et se fonde sur des connaissances non pas expérimentales, mais empiriques. Quiconque a enseigné, ou simplement élève des enfants, sait bien que c'est beaucoup plus une affaire d'intuition que de connaissances scientifiques. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'on ne peut pas être un bon "pédagogue" si on n'est pas, d'une part, passionné par ce qu'on cherche à transmettre et, de l'autre, si l'on n'est pas attaché affectivement à ceux à qui on doit transmettre ce savoir. Tout le monde sait que cela ne peut s'apprendre mathématiquement. Tout le monde, sauf les pédagogues de profession. Je voudrais ajouter, c'est un secret de Polichinelle en milieu enseignant, que la plupart du temps les spécialistes de ces prétendues "sciences" de l'éducation sont d'anciens enseignants qui, pour une raison ou une autre, ont tout fait pour échapper à un métier où ils ne se réalisaient pas et pour ne plus jamais être confrontés à des élèves. C'est sur cette étrange armée en déroute, souvent amère et aigrie, que Claude Allègre et Philippe Meirieu ont eu le génie de s'appuyer pour briser la résistance du corps enseignant et rentabiliser "le plus grand marché du XXIème siècle".

    Votre réaction quand vous entendez Allègre plaider pour "l'égalité des chances"?

    Il faut comparer ce qui est comparable. Si quelqu'un, de nos jours, ayant un diplôme équivalent à bac + 2, possède un statut professionnel qui en termes de prestige, de sécurité d'emploi, d'intensité de travail et de revenu réel n'est pas sensiblement supérieur à celui qu'on pouvait avoir avec, il y a trente ans, un simple BEPC, c'est qu'il n'y a pas eu progrès mais, au contraire, paupérisation matérielle et symbolique. On peut très bien, sur le papier, être plus diplômé que ses parents et avoir une qualité de vie inférieure à celle qui était la leur. S'il faut avoir "bac + 2" pour livrer des pizzas, je ne vois pas en quoi il y a eu une démocratisation de l'ordre établi !

     

    Vous enseignez depuis 1972. Dans l'exercice de votre métier, qu'est-ce qui a changé?

     

    Tout! Mais avant tout les élèves. L'ennui c'est que les sociologues, sous l'influence qui reste prépondérante des théories de Pierre Bourdieu, n'analysent pas très bien cette évolution. Ils continuent, par exemple, de réfléchir comme si la famille était encore le lieu privilégié de la transmission des comportements de base culturels. Or, comme l'école de Simon Laflamme, un sociologue canadien, l'a récemment établi, le marquage par la famille - qui reste évidemment fondamental -, est de plus en plus oblitéré par celui qu'opère le spectacle. Je ne sais pas si les gens en ont toujours bien conscience mais nous avons devant nous la première génération qui ait été, dès le début de sa vie, structurée de façon décisive par l'industrie des médias et du divertissement. Ceci ne peut pas être sans conséquence, et tous les parents peuvent mesurer quotidiennement à quel point le pouvoir de former la personnalité de leurs propres enfants est de moins en moins entre leurs mains. Certes, on savait depuis longtemps qu'un homme ressemble plus à son temps qu'à son père ". Mais quand ce temps est celui du spectacle triomphant et de la consommation devenue culture et mode de vie, cela signifie que, désormais, les jeunes devront ressembler de moins en moins à leurs parents et de plus en plus à ce qui a été décidé pour eux par la célèbre "culture jeune" qu'élaborent tous les médias du système. Concrètement, ils ressemblent donc de plus en plus au monde de Bill Gates, Nike, Mc Donald, Coca Cola et à ses diverses traductions médiatiques de Skyrock aux "Guignols de l'info ", de N.T.M. à "Hélène et les garçons", de la Loveparade à la Gay Pride. Bref à toute cette culture de la consommation, que l'adolescent, qui lui est assujetti, vit toujours comme un comportement "rebelle" et "romantique ", alors même qu'elle assure sa soumission réelle à l'ordre médiatique et marchand. Ce qui saute aux yeux quand vous rentrez aujourd'hui dans une classe, c'est de voir à quel point la plupart des élèves - et, il faut bien le dire, pas mal de parents - ont intériorisé, avec le plus grand naturel, la logique des comportements du consommateur. Du jeune des cités, dans les établissements "sensibles", à l'adolescent des nouvelles classes moyennes, il y a, par delà les différences encore éclatantes, l'unité de ce nouveau type d'attitude que le capitalisme de consommation a su si bien leur inculquer, sous des formes parfaitement complémentaires.

    Propos recueillis par Jacques Molénat

     

  • Alain Favarger, Magnétique Amérique

     

    Par Alain Bagnoud


    Magnétique Amérique de Alain FavargerC'est un livre passionnant que propose Alain Favarger en convoquant les mythologies américaines contemporaines. Quarante-six textes se succèdent dans Magnétique Amérique pour, comme le dit joliment la présentation, tenter « de faire vibrer un désir d'Amérique ». Un désir d'Amérique qui est aussi désir de littérature, et dans le contenu du livre, et dans sa forme.

    Alain Favarger, né en 1953, est chroniqueur littéraire au journal La Liberté de Fribourg et l'auteur de quatre autres livres dans lesquels la culture occupe une grande place. C'est aussi par ce biais-là surtout qu'il aborde l'Amérique. Par le cinéma, la photographie, l'art moderne ou la littérature.

    On croise donc au fil de ces pages quelques personnages-clés, lesquels ont façonné et proposé une image de ce pays qui n'a pas de nom, comme disait Jean-Luc Godard. A peu près. A moins qu'il ne parlait de ses habitants. Corrigez-moi !

    Kerouac, donc, Nabokov, Malamud, Bukowski, Chateaubiand, Updike : écrivains invités. Pour le septième art, Favarger convoque Bacall, Bogard, Mickey Rourke, Ava Gardner, Liz Taylor ou Polanski. Les photographes sont représentés par Larry Clark, Robert Frank ou Mark Morrisroe. La peinture par Roy Lichtenstein ou Edward Hopper. Le rock par Patti Smith ou l'évocation du festival de Woodstock.

    Quelques trajectoires singulières émergent aussi. Celle de Patty Hearst, riche héritière qui, transformée par le syndrome de Stockholm, a rejoint le camp de ceux qui l'avaient enlevée. Celle de Joyce Maynard, jeune fille séduite par un Salinger vieillissant. Celles de Mohamed Ali, de Nixon...

    Il y a bien d'autres personnages dans ces textes. Ils ont en commun d'incarner une certaine destinée américaine et de nous proposer par leur œuvre, leur vie ou leur destin, à nous, Européens, des fables sur ce pays qui fascine depuis toujours par ses espaces immenses, son dynamisme, sa créativité, ses tumultes.

    _alain-favargerCependant, rien de figé dans ces évocations. Il ne s'agit pas, pour Alain Favarger, d'établir un catalogue de caractéristiques. Pas plus que de dresser la carte d'un pays réel. L 'imaginaire l'intéresse plus.

    Servi par une écriture de haute tenue, l'auteur s'intéresse à ce qui, venu de ce pays, nous a formé aussi, qui a créé une partie de notre identité. Ce qu'il retient de l'Amérique n'est pas un conservatisme inégalitaire ou une violence économique, clichés actuels, mais au contraire de la vivacité, et surtout le goût de la transgression. Ce qu'il veut en retracer, c'est l'histoire d'une culture énergique, vivifiante qui donne un supplément d'âme.

    Il y a quelque chose de fondamentalement vivant dans ces images américaines qu'il manipule. Une énergie rebelle qui remue les certitudes et s'oppose à l'inertie. Une énergie dont les ennemis ont un nom.

    Favarger les appelle des sépulcres blanchis (quatre entrées dans le livre). Ce sont des dissimulateurs sournois, morts spirituellement, intérieurement, et à l'apparence trompeuse.

    « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux par dehors, mais qui, au dedans sont remplis d'ossements de morts et de toute impureté. » (Matthieu 23-27)

    Ne les rejoignons pas ! Lisons Favarger !



    Alain Favarger, Magnétique Amérique, Editions de L'Aire

  • Les fugues du roi Sollers

    images.jpegUn éditeur romand de mes amis, il y a quelques temps, se lamentait sur le déclin de la littérature française. « Pas de Sartre, pas de Camus, aujourd'hui, disait-il. Plus de monstres sacrés. Plus que des sous-produits commerciaux comme Christine Angot, Olivier Adam, Guillaume Musso. Quelle décadence ! »

    À cela, j'osai répondre que, tout de même, parmi les 700 romans de la rentrée, par exemple, il y en avait de tout à fait convenables, sinon remarquables. Et que peu de littératures pouvaient, aujourd'hui, offrir une telle richesse et une telle diversité. Je citai quelques noms : Quignard, Djian, Le Clézio, Sollers. » À ce nom, l'éditeur s'échauffa. « Sollers ? Mais ce n'est pas un écrivain. C'est du bluff. Du vent. Il n'a pas écrit un bon livre. » La discussion en resta là, chacun campant sur ses positions.

    images.jpegUne semaine plus tard, je reçois le dernier livre de Philippe Sollers, Fugues*, 1114 pages, un recueil d'articles qui fait suite à La Guerre du goût (1994), Éloge de l'Infini (2001) et Discours parfait (2010). Une véritable somme (près de 5000 pages!) qui brasse et embrasse toute la littérature mondiale, d'Homère à Céline, de Casanova à Diderot, de Joyce à Proust, de la Chine aux avant-gardes italiennes ou allemandes. Une radiographie unique et remarquable de la littérature d'hier et d'aujourd'hui. Un regard d'aigle. Un scalpel affûté et précis. Bien sûr, Sollers y parle beaucoup de Sollers (entretiens, préfaces, réflexions sur ses livres). Mais pourquoi un écrivain n'aurait-il pas le droit de revenir sur ses livres — toujours peu ou mal compris ? Bien sûr, parmi les auteurs étudiés, il y a peu de Belges, peu d'écrivains africains (pourtant, les talents ne manquent pas). Pas de Suisse (même pas Rousseau !). Mais il y a Diderot, Baudelaire, Aragon, Montherlant, Melville, Hemingway, etc.

    En prime, quelques fusées. Essais ? Poèmes ? Débuts de romans ? Comme ce texte intitulé sobrement « Culs ».

    « Dans chaque femme, donc, deux femmes.

    L'une parfaitement présentable, bien élevée, cultivée, bien prise.

    L'autre pleine de choses horribles, d'obscénités inouïes, avec son laboratoire d'insultes et d'injures, ses trouvailles hardies.

    Elles ne se rencontrent jamais. C'est pourtant la même. »

    Ou encore cette phrase, énigmatique, dont j'attends du lecteur qu'il me livre le sens.

    « Le bon cul est toujours catholique, expérience de voyageur. »

    * Philippe Sollers, Fugues, Gallimard, 2012.