Vincent Aubert ou l'homme-orchestre
par Corine Renevey
Vincent Aubert est un « homme-orchestre » aux multiples talents, un groupe à lui tout seul, un caméléon qui s’adapte à chaque situation. Grâce à ses talents de comédien, de clown, de haute-contre, de danseur de tango, Vincent Aubert anime des soirées littéraires et fait des lectures de texte mémorable à la Compagnie des mots.
Le livre que je vous présente ce soir Chassé-croisé est le 7e texte de Vincent Aubert, qui nous a déjà livré un roman Murmures sous la neige, des récits avec Himalaya Song, du théâtre avec le Festin de Saint-Pierre, un Conte d’un matin d’été, une conférence dramaturgique et un travail du clown sous forme d’abécédaire.
Sur la page de couverture du livre, on nous indique le genre : roman policier / suspense, mais sur le quatrième de couverture on nuance déjà : « une sorte de roman policier dont la recherche du coupable serait la mauvaise piste ».
Il s’agit donc d’un roman policier un peu particulier. Vincent Aubert s’inspire du rubicube, cette mosaïque de couleurs en 3 dimensions qu’il faut retourner, manipuler pour reconstituer 6 faces de couleur uniforme ou 6 perspectives d’un même drame.
Chassé-croisé : de quoi s’agit-il ? Comme au théâtre, il faut une situation de communication, un décor, des personnages et une intrigue avec une affaire à résoudre.
Tout d’abord le décor. Pour camper une histoire de meurtre, il faut un décor. L’auteur imagine un lieu particulier, le Sud avec ses palmiers et ses châtaigniers, une frontière omniprésente entre la Suisse et l’Italie, une plaque tournante où le « germain côtoie le latin ». Écoutez les noms des personnages : Yvette Gruber, Oscar Schwarz, Lieutenant Pierre Axel, Agent Pont, Giorgio… Ces non natifs se trouvent simultanément, comme par hasard, sur la scène tessinoise, à une coudée du prestigieux Festival du cinéma, se cherchent et se croisent sans se voir, attendant le dénouement de leur destinée.
Ensuite l’intrigue. Il y a bien sûr du suspense et un mystère dans ce Chassé-croisé : un accident : une voiture a quitté la route et s’est retrouvée dans la falaise avec à son bord une passagère inconsciente. Qu’est-il arrivé à Yvette Gruber ? Comment la propriétaire de la voiture s’est-elle retrouvée ceinturée à la place du mort ? Qui conduisait ? Y a-t-il eu un pilote dans cette automobile
Enfin, les personnages : il y a d’abord le narrateur qui ouvre les feux et présente l’affaire. Il s’interroge, pose des questions existentielles, intervient non sans impertinence et humour pour laisser ensuite la parole aux diférents protagonistes. C’est ainsi qu’avec le lieutenant Pierre Axel, l’enquête peut commencer. Et chacun y va de sa méthode : le policier travaille sur des photographies qu’il fait agrandir. Il scrute méticuleusement l’image, découvre des indices qui approfondissent encore le mystère. Dans un face à face avec un coupable potentiel, il va proposer non pas la clé de l’énigme, que l’on découvrira plus tard, mais une hypothèse qui ne figure pas dans le rapport de police. Il se laisse ainsi à divaguer, à fantasmer une histoire qui est le fruit de l’intuition et de l’imagination, peut-être plus vraie que la réalité.
Autre personnage : la victime Yvette Gruber. Une femme qui a passé le cap des cinquante ans, qui a eu la chance de n’avoir pas été douée pour une seule discipline et a pu tâter de beaucoup de domaines. Une femme curieuse, sans enfants, sans problèmes d’implantation, avec une certaine mobilité d’esprit et de corps. Elle pratique avant l’accident, la bio-danse. Son témoignage est particulièrement étonnant car c’est celui d’un personnage dans le coma. L’auteur chasse même dans l’inconscience et révèle ce que peut être un état déconnecté du corps et du réel. Une voix qui sent, qui existe dans un temps suspendu.
Autre personnage suspendu aux fils du marionettiste : Oscar atteint d’une curieuse amnésie. Il a des trous de mémoire, des absences, 24 heures peuvent passer sans laisser de traces. Il vit deux fois les choses, mais ne se souvient que d’une des fois. Quand il appelle le boulot pour annoncer qu’il ne viendra pas travailler, ses collègues lui apprennent qu’il est en congé depuis quelques jours déjà. Sa mémoire a des ratés. Il est devenu Oscar et mister Sarco (son anagramme) !
Dans ce chassé-croisé des lieux et des personnages sur la scène tessinoise d’un drame, on voyage dans un état de conscience à l‘autre : de l’oubli, à l’inconscience, à l’absence, à la mémoire partielle. La clé de l’énigme doit se trouver quelque part entre-deux. Laissez-vous embarquer dans cette rêverie parfaitement maîtrisée par un Vincent Aubert, à la pointe de son talent.