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  • Tous au lit!

    Par Pierre Béguin

    En France, la Convention citoyenne pour le climat a dévoilé récemment ses 150 propositions pour répondre à l'urgence climatique. Logement, consommation, institutions, agriculture, numérique, les 150 membres de la Convention proposent des changements radicaux à tous les niveaux.

    Attention! Tous au lit! comme dirait le bon Docteur Knock. Parce que là, c’est du sérieux. Surtout lorsqu’on constate que la majorité de ces propositions commencent par des verbes ou expressions comme «contraindre» «obliger» «interdire» «réformer» «changer en profondeur» «prendre des mesures coercitives» «adopter des mesures fortes» «renforcer les contrôles» «utiliser les leviers de...» «inciter à limiter» (ah! Tiens! une expression acceptable), etc. Et le bon peuple, je le crains, s’apprête à accueillir ces mesures sans distance critique, comme une bénédiction salvatrice incontournable.

    L’Empire du Bien, comme l’appelait Philippe Muray, est en passe d’obtenir ce qu’aucun pouvoir, aucune armée, aucun terrorisme n’a jamais obtenu: l’adhésion spontanée des masses à "l’intérêt général" jusqu’au sacrifice des intérêts particuliers et des libertés démocratiques, la soumission volontaire de tant d’esclaves accueillant avec ravissement une dose supplémentaire de servitude. La langue française disposait d’un mot tombé en désuétude pour désigner ce phénomène: le pharisaïsme (un pharisien est une personne si convaincue de son état de grâce qu’elle s’en trouve justifiée d’intervenir à répétition dans la vie des autres).

    «Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction», prétendait Céline il y a déjà près d’un siècle. Céline connaissait son Pascal. Qui veut faire l’ange fait la bête, le Bien devenu impérialiste réveille les pulsions primaires et produit toujours les pires désastres, c’est là sa fatalité.

    En attendant grimpe dans le TGV de la répression toute une litanie de bons sentiments. Une cohorte de mièvreries niaises dégoulinent dans les médias et sur les pavés des villes du monde entier. L’ignoble concept américain du Politically Correct, ce pharisaïsme moderne, entraîne avec lui, en même temps qu’il les justifie, la délation publique, l’ostracisme, l’uniformisation des modes de pensée, le dressage obscène des masses, le révisionnisme, la haine du passé, l’instauration d’un ordre mondial dictatorial, l’adoration béate de la jeunesse, l’effacement de l’esprit critique, la toute-puissance de l’émotion sublimée par la communion des foules dans le meilleur des mondes abominablement gentils...

    Et pourtant! Ce n’est pas faute d’avoir été prévenus. Relisons quelques classiques avant que la bienpensance en ait fait des autodafés au nom du Bien avec l’impunité souveraine que procure le bouclier des bonnes causes (oui, ça a déjà commencé…). Par exemple:

    «Le personnage d’homme de bien est le meilleur des personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui» (Molière, Dom Juan)

    «La bienfaisance est plutôt un vice de l’orgueil qu’une véritable vertu de l’âme.» (le Marquis de Sade)

    Eh oui! Ce n’est pas parce que le cancer du poumon est un danger réel que l’on a pourchassé les fumeurs avec tant de férocité. Ce qui motive d’abord la répression, c’est le plaisir de réprimer, indissociable de la jouissance que procure l’exercice du pouvoir. Un plaisir nourri d’autant plus d’allégresse qu’il s’avance derrière le bouclier d’une cause indiscutable. Tant de délires démiurgiques, pourtant facilement identifiables, qui se cachent derrière tous ces étendards dressés au nom du Bien!

    Allez! Tout le monde au lit! aurait dit Knock. Relisons pour conclure cette fameuse tirade de l’Acte III, scène 6, où se révèlent les rêves de pouvoir de celui qui se prétendait, il y a un siècle, le démiurge de la modernité, du progressisme, avec tous les échos dont notre actualité fait vibrer ses mots:

    «Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d’individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c’est de les déterminer, de les amener à l’existence médicale. Je les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir en sortir: un tuberculeux, un névropathe, un artério-scléreux, ce qu’on voudra, mais quelqu’un, bon Dieu! Quelqu’un! (… Il remonte vers le fond de la scène et s’approche d’une fenêtre) Regardez un peu ici (…) c’est un paysage rude, à peine humain, que vous contempliez. Aujourd’hui, je vous le donne tout imprégné de médecine, animé et parcouru par le feu souterrain de notre art. La première fois que je me suis planté ici, je n’étais pas trop fier; je sentais que ma présence ne pesait pas lourd. Ce vaste terroir se passait insolemment de moi. Mais maintenant, j’ai autant d’aise à me trouver ici qu’à son clavier l’organiste des grandes orgues. Dans deux cent cinquante de ces maisons, il y a deux cent cinquante chambres où quelqu’un confesse la médecine, deux cent cinquante lits où un corps étendu témoigne que la vie à un sens, et grâce à moi un sens médical. La nuit, c’est encore plus beau (…) Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et je ne vous parle pas des cloches. Songez que, pour tout ce monde, leur premier office est de rappeler mes prescriptions; qu’elles sont la voix de mes ordonnances. Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix heures, que pour tous mes malades, dix heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois...»

    Oui! Songeons-y, avant de nous enfiler toutes et tous, sans vaseline ni distance critique, en toute naïveté – et au nom même d’une bonne cause devenue subitement si urgente qu’elle justifierait, pour ses prosélytes, une dictature mondiale –, le thermomètre de cent cinquante propositions coercitives là où ce n’est pas forcément agréable...