Par Pierre Béguin
Qui n’aurait pas encore remarqué les trois grandes tours des CFF avec leurs énormes façades en marbre foncé qui trônent sur Lancy Pont-Rouge? Vous savez, celles qui ressemblent furieusement à Gotham City.
C’est justement l’histoire de ces façades en marbre que nous allons vous raconter. Or donc les CFF, plus gros propriétaire immobilier de Suisse et dont les terrains de Pont-Rouge (et d’ailleurs) se voient largement valorisés par le tracé du CEVA (que les contribuables genevois connaissent bien), les CFF donc, pressés d’engranger les bénéfices, mandatent comme entreprise générale Implenia qui, elle-même, se charge de sous-traiter les travaux à diverses entreprises du bâtiment.
Suivons plus particulièrement la piste de l’adjudication du marbre. Les conditions posées par les CFF aux entreprises genevoises (et pour cause comme nous allons le voir) étant impossibles à respecter à moins de travailler à perte, c’est l’entreprise Eckardt & Hofmann AG, dont le siège social se trouve dans le canton de Zürich, à Volketswil pour être précis, qui remporte la mise (Eckardt & Hofmann est en réalité une filiale de Hofmann Naturstein GMBH, sise à Werbach en Allemagne, qui fournit le marbre à Eckardt & Hofmann AG, c’est-dire à elle-même – car il n’y a pas de petits profits). Mais alors, me direz-vous, comment se fait-il qu’une entreprise suisse alémanique, filiale d’une entreprise allemande, qui doit en plus déplacer ses ouvriers et son infrastructure à Genève, puisse faire une soumission à meilleur prix que nos entreprises locales? Bonne question, que nos autorités feraient bien de se poser!
La réponse est simple: la filiale Eckardt & Hofmann AG fonde pour la circonstance une société à responsabilité limitée, en l’occurrence P.Granit Swiss Gmbh, inscrite au registre du commerce de Stans, Nidwald, le 2 août 2017.
L’Union des marbriers genevois flaire l’arnaque. Trois inspections sont effectuées par le bureau du contrôle des chantiers (BCC) entre le 22 novembre et le 2 décembre 2017. Une vingtaine d’ouvriers polonais sont interrogés. Avec à la clé toute la panoplie des infractions que l’on devine: salaires trop bas, temps de travail trop élevé avec heures supplémentaires non payées (10 heures effectuées pour huit rétribuées), certaines charges non payées, facturation du logement aux ouvriers entre CHF 300,- et 500,- pour un lit, la vingtaine d’ouvriers de P.Granit Sàrl étant logés dans la même maison, chemin Macherey au Grand-Saconnex (le bail indique CHF 48000,- pour l’année; faites les calculs). Tous les véhicules sur place avaient des plaques allemandes.
Une requête en mesures superprovisionnelles est déposée à la Cour de Justice contre P.Granit Sàrl. Curieusement, la Cour rejette la requête, estimant qu’il n’y a pas d’urgence particulière à traiter le cas, précisant au passage que P.Granit n’est pas signataire de la convention nationale alors que celle-ci a force obligatoire dans toute la Suisse. Un peu comme si un policier arrêtait un conducteur en état d’ivresse, constatait le délit… et laissait repartir le chauffard. De quoi alimenter des mauvaises langues qui ne manqueront pas de dénoncer les nouveaux accords bilatéraux, et Bruxelles qu’il faut ménager. Nous ne les suivrons pas sur ce chemin, encore que…
L’Union des marbriers genevois ne relâche pas la pression pour autant. Un nouveau contrôle est effectué en avril 2018 qui démontre que P.Granit continue allègrement de violer toutes les conditions de travail du second œuvre. Si bien que, en été 2018, P.Granit Sàrl dépose le bilan, prétextant qu’elle a terminé son travail à Pont-Rouge.
Affaire classée? Pas du tout! En août apparaît la société Marvit Gmbh, basée à Dietikon et inscrite au registre du commerce du canton de Zürich. Et devinez quoi? Marvit emploie les mêmes ouvriers polonais, effectuant à Pont-Rouge le même travail que P.Granit, avec les mêmes infractions dûment constatées par les mêmes inspecteurs du bureau de contrôle des chantiers. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’un deuxième tour de carrousel juridique se terminerait comme le premier, par un dépôt de bilan de Marvit Gmbh, avant qu’une nouvelle société en Sàrl, dûment enregistrée à Zoug, ne prenne la relève, employant les mêmes ouvriers polonais, avec les mêmes infractions au code du travail, etc. etc. Et ainsi de suite…
A moins que le Département Sécurité Emploi et Santé (DSES), soit par l’Office Cantonal de l’Inspection et des Relations de Travail (OCIRT) soit par son responsable politique, Monsieur Mauro Poggia, ne se décide enfin à sortir de son silence aussi effrayant que celui, éternel, des espaces infinis. Car c’est aux politiques et à l’administration qu’il incombe d’imposer des règles de jeu identiques pour chaque entreprise, d’ici ou d’ailleurs, et de protéger le tissu économique local contre tout ce qui le délite en violant ostensiblement les lois sur le travail, et en ne s’acquittant ni des charges ni des impôts auxquels sont soumises les entreprises genevoises. Une situation intolérable de dumping, voulue par un système d’infractions multiples connu de tous, et qui dure depuis des années en dépit de toutes les promesses politiques. Et quand on sait que, dans le cas relaté, en haut de cette pyramide de l’arnaque se trouve la Confédération elle-même (qui détient les CFF), censée, donc, faire appliquer des lois qu’elle a promulguées et qu’elle est la première à transgresser, on plonge dans un abîme de perplexité: car à tous les étages, chacun proclame sa bonne foi la bouche en cœur et se lave les mains de ce qui se passe à l’étage inférieur, à commencer par les CFF…
Quant à vous, chers concitoyens et contribuables qui me lisez, si vous passez à Gotham City devant les tours des CFF, quand vous regarderez ces larges façades de marbre foncé, ayez une petite pensée pour mon histoire. Elle en cache des centaines d’autres identiques…