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Un plaisir trop bref

Par Pierre Béguin

 

Je me délecte toujours à la lecture des correspondances d’écrivains. Tout d’abord parce qu’elles constituent à leur manière une sorte d’autobiographie bien plus éloquente que les traditionnelles biographies parfois convenues et ennuyantes. Ensuite parce que leurs postures sont aussi variées que révélatrices. Certains écrivains, dans l’intimité, restent si imprégnés de la conscience d’être plus tard publiés et lus par le grand nombre qu’on les sent retenus, circonspects, attentifs, pour ne pas dire policés, voire carrément poseurs, traquant le mot juste tout en feignant la spontanéité (je pense par exemple à Samuel Johnson ou à André Gide pour lequel la correspondance devait assurer son immortalité autant que son œuvre). Ceux-ci mettent dans leur correspondance le moins possible d’eux-mêmes sous des apparences de sérieux et de profondeur.

D’autres ne se préoccupent pas du «grand art épistolaire» (selon la formule de Samuel Johnson), plongeant avec délice et naturel, en toute hâte et sans jamais adopter la moindre pose, dans cet univers de réjouissances et de plaisirs, aussi futile puisse-t-il paraître parfois. C’est le cas de la correspondance que je suis en train de lire ces jours-ci: «Ce mot en toute hâte, lcapote3 (4).jpga poste ferme dans dix minutes» écrit Truman Capote – puisque c’est de lui qu’il s’agit – à un ami. Et plus loin: «Quel plaisir trop bref que vos lettres!» exacte définition de ce que sont les siennes, un plaisir trop bref. Lui qui polissait sans relâche la moindre phrase parue sous sa signature s’est livré à l’exercice épistolaire avec un naturel et une spontanéité étonnante, parlant sans retenue de ses blessures, de ses succès, de ses échecs. Comme s’il ne croyait pas une seconde que ses lettres pussent être publiées un jour…

Truman Capote adorait les commérages – en écouter autant qu’en colporter. Et ce penchant, il faut bien l’admettre, convient parfaitement au genre épistolaire, lui apportant cette saveur que la futilité du contenu pourrait rendre insipide: «Envoyez-moi encore une de ces lettres pleines de vos merveilleux commérages. J’ai l’impression qu’on est ensemble à boire un martini». Car la correspondance est un plaisir partagé. Ainsi, le célèbre auteur de De Sang froid n’hésite pas à ordonner, voire à quémander, lorsque la paresse ou l’indifférence de son correspondant vient à le priver de ce partage de midi attendu: «Monsieur – Pourquoi ne répondez-vous pas à ma lettre? Je n’en écris que pour avoir le plaisir d’en recevoir en échange. Veuillez considérer que c’est donnant donnant» écrit-il à John Malcolm Brinnin, poète et professeur d’université, le 15 juillet 1950. – Je me souviens que, étudiant à Londres, j’écrivais de très longues lettres dans le seul espoir d’en recevoir de plus longues encore, espoir souvent déçu; mais contrairement à Truman Capote, je n’ai jamais osé m’en plaindre aux intéressés. Comme tout enfant en manque d’affection, le romancier américain aimait ses amis sans réserve mais exigeait d’eux le même engagement. Se sentant très vite trahi ou abandonné, il ne pardonnait pas à ceux qui l’avaient offensé. Et une lettre sans réponse pouvait constituer une offense à ses yeux…

Pour obliger ses correspondants les plus paresseux à lui écrire, il avait inventé un jeu: le CLI – Chaîne de Liaisons Internationales. L’enjeu est de dresser une liste de noms en s’arrangeant pour que chacun de ceux qui y figurent ait un lien avec celle ou celui qui le précède. Le jeu consiste à avancer le plus loin possible dans la chaîne tout en aboutissant au nom le plus ahurissant. Sa combinaison préférée permettait, en partant de Cab Calloway, d’arriver à Adolph Hitler. Selon les calculs de Truman Capote, et c’est ce qui le délectait, seuls trois noms s’intercalaient entre le plus célèbre jazzman et l’incarnation du mal absolu.

«Une lettre dont le seul but est de transmettre une information ou de faire plaisir à son destinataire n’est pas une vraie lettre. Une vraie lettre peut atteindre ces deux objectifs par surcroît, mais sa fonction première est d’exprimer la personnalité de celui qui l’écrit» prétend l’écrivain et critique anglais Lytton Strachey. Voilà pourquoi j’aime lire la correspondance des écrivains, voilà pourquoi j’aime celle de Truman Capote.

Et dire que les sms, les mails, les réseaux sociaux – tout ce qui tue le véritable échange épistolaire – risquent fort de priver les futures générations du plaisir trop bref de lire des correspondances d’écrivains!

Un plaisir trop bref, Truman Capote, 10/18, 2007

 

 

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