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bambiland

antonin moeri

 

Me souviens du malaise éprouvé lorsque je voyais à la télé les images de missiles lancés depuis les navires de guerre, le résultat des terribles explosions, les véhicules blindés de l’armée américaine fonçant dans le désert, les carcasses de camions irakiens qu’on venait de napalmiser avec des cris de joie... nausée aggravée lorsque je voyais les speakers, tout feu tout flamme (si j’ose dire), nous apprendre avec des airs de grands connaisseurs le prix et la composition chimique des Tomahawks, nous montrer les engins en gros plans, nous expliquer l’importance de cette mission civilisatrice: non seulement renverser un horrible tyran sanguinaire et paranoïaque, mais contribuer à l’édification des masses en amenant dans ce pays-là ce que les journalistes formatés ne cessent d’invoquer avec des trémolos de grenouilles agenouillées: la Démocratie. C’est ce malaise que met en mots Jelinek dans «Bambiland»: comment une guerre est perçue sous nos latitudes, comment elle est interprétée et assimilée dans nos exemplaires démocrarties occidentales.

En vérité, c’est le comportement du consommateur devant son écran (télé, ordi ou smart), cette passivité d’un sujet qui se rince l’oeil en fixant la trajectoire festive des Tomahawks, en voyant Bagdad brûler, en admirant le bon boulot effectué par les soldats de leurs majestés Bush, Rumsfeld, Cheney etc, à la fois mangeurs de pognon et seuls bergers à connaître Dieu, à connaître le Bien, à connaître le véritable Père..., ce sont ce comportement et cette passivité qui sont interrogés dans une «trame oscillante où le fondu enchaîné semble être la règle», trame conçue pour le théâtre. Mais qui parle dans ce fleuve verbal imaginé après lecture de la tragédie «Les Perses» d’Eschyle?

Il y a un NOUS qui pourrait être celui d’une majorité bien pensante, qui pourrait représenter les Occidentaux ou les soldats américains dans leurs blindés ou les experts en géopolitique habitués des plateaux télé... Il y a un JE qui pourrait représenter un téléspectateur ou l’auteure assise sur un canapé, maniant la télécommande et prenant des notes, ou une journaliste de CNN qui est aux premières lignes pour faire vibrer le quidam européen désormais conscient que cette guerre est juste, qu’elle est voulue par Dieu..., notre Dieu à tous; ou un militant du mouvement pour la paix, «premier messager de la souffrance qui entend dévoiler toute l’étendue du désastre», ou un retraité qui tente, devant son p’tit écran, de saisir... de comprendre... de savoir..., ou un opposant au régime qui veut «précipiter dans la poussière l’immensité de la richesse de Saddam», ou un crâne rasé texan pressant sur le champignon de l’emblématique Humvee, ou l’ingénieur qui mit au point le BGU-28, la bombe perceuse de bunkers, ou une femme musulmane (voilée de noir) qui voudrait voir la couleur des pétro-dollars mais qui ne peut que crier et se lamenter hors-champ.

C’est bien la croisade menée contre les musulmans d’Irak par l’inénarrable Bush Junior élu de Dieu (qui lui a ordonné d’écraser Saddam et ses troupes), c’est bien cette croisade aux accents fondamentalistes que Jelinek questionne, un fondamentalisme qui, sous couvert de défense des valeurs morales, cache des objectifs implacables, des intérêts très précis... Dans le registre grave et sérieux, l’exercice tournerait au pensum. En jouant avec les mots qui se téléscopent et les phrases dont nous perdons la trace de l’énonciateur, l’auteur s’amuse à mimer l’éternelle logorrhée qui nous assaille dès qu’on allume une radio ou une télé, logorrhée pourtant calibrée où les barbares sont clairement désignés: «nègres des sables, assassins et violeurs», «engeance satanique qui ignore la civilisation», monstres qui brandissent un drapeau blanc avant de tirer sur le brave guerrier blond ou latino.

En explorant, en décortiquant la rhétorique des communicants et en imbriquant des bribes de cette logorrhée dans un texte inclassable, Jelinek poursuit le travail entrepris par un autre contempteur des discours avilis, des jargons techniques, journalistiques, scientifiques..., satiriste hors pair que le mauvais usage de la langue inquiétait au plus haut point et qui montra, avec une rare vitalité subversive, comment on peut se servir du verbe (et aujourd’hui des images) pour maintenir les foules dans un état d’enfance, pour les rendre dociles..., satiriste qui montra dans une pièce de théâtre comment la presse libérale autrichienne de l’époque instilla dans les esprits l’idée que la guerre était inéluctable. Jelinek se reconnaît dans la critique du langage de Karl Kraus (1874-1936).

Elfriede Jelinek: Bambiland, éditions Jacqueline Chambon, 2006

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